Contre l’urgence dans les médias
La faune médiatique est en perpétuelle expansion, l'urgence de l'actualité amplifiée par la démultiplication des médias. Se poser la question du regard, de la forme choisie pour restituer l'information ouvre de nouvelles perspectives à rêver, explorer, inventer.
Oh, l’impressionnant bouillonnement sans fin du grand bain des ondes et des réseaux ! Oh le beau bruit de fond ! Tout «producteur» médiatique – radio, télé, presse, Web – se pose la question de la réception des signes (sons, textes, images qui bougent, images fixes) qu’il émet. Au milieu des sollicitations multiples dont les «consommateurs» des médias font l’objet, qu’est-ce qui fera la spécificité d’une nouvelle «production» ? En s’appuyant sur l’actualité urgente, le média s’assure de donner à sa production l’attrait du nouveau («ça vient d’arriver, ça vient de sortir») sans perdre son auditeur/spectateur-lecteur dans l’inconnu («ça se passe dans votre monde»).
L’actualité et l’urgence doivent avoir une place de choix dans la production médiatique. Rendre compte du monde au rythme du monde est une tâche difficile et indispensable. Mais il faut prendre garde à l’inversion de cette proposition : des «médias au rythme du monde» au «monde au rythme des médias». Ce retournement est une question mécanique : le rythme des médias, c’est la durée des reportages, c’est le rythme des montages, les sollicitations multipliées du fait de la multiplication des chaînes, stations et sites. Le rythme des médias, c’est une part de nos vies, du rythme de nos vies.
Communi-contes
De ce retournement naissent des stratégies de communication, de «storytelling» : transformer les faits en «histoires», en «contes» pour les médias, leur donner à raconter chaque jour une communication organisée, sous forme d’une actualité urgente mais bien construite, dont ils ont besoin pour nourrir leurs antennes ou leurs pages. Pour une part, les médias sont agis par ceux qui savent tirer un intérêt de ce besoin d’«actualité urgente», devenu vital. C’est le piège de l’urgence, avec des conséquences majeures sur le débat public. En la matière, l’été nous a livré deux exemples bien scénarisés.
Le premier concerne les Roms : le glissement d’un fait divers précis vers des mesures radicales et générales. Le fait divers (la mort d’un jeune conducteur, le 16 juillet alors qu’il forçait un barrage de gendarmerie dans le Loir-et-Cher, ayant entraîné des saccages) a donné lieu à des déclarations visant d’abord tous les «gens du voyage», puis à des mesures concernant spécifiquement les Roms. Une étape après l’autre, il y a là quelque chose qui se raconte, des causes et des conséquences. Bref, la forme d’une histoire et le parfum de la logique pour des décisions qui ne répondent en réalité à rien d’actuel ou d’urgent. Et qui ont tout d’arbitraire.
L’autre exemple est celui du fait-divers de Grenoble (le 16 juillet aussi, un casino braqué, un malfaiteur tué par les forces de l’ordre, puis en réaction des incidents violents, dont des tirs sur les policiers), qui a précédé un discours présidentiel envisageant la déchéance de la nationalité française pour les délinquants s’en prenant à des représentants de l’ordre, mesure adoptée le 30 septembre à l’Assemblée nationale. Une fois encore, une question sans rapport avec les faits (celle de la nationalité), devient centrale et nourrit la vorace machine del’actualité urgente.
Relater les faits, relayer les déclarations, cela doit se faire. Entrer dans l’analyse après l’événement, mettre en perspective, c’est souhaitable. Mais pour que chaque média puisse éviter d’être l’objet de ceux qui savent utiliser sa voracité de faits nouveaux et pour permettre une autre manière de dire le monde, il faut envisager de nouvelles formes qui, sans forcément contrer les stratégies de communication, offrent des alternatives.
Poétiser la forme
Cela passe par le subjectif assumé, le poétique, l’expérience intime, le temps long (radio et télévision) ou les reportages au long cours. Se placer parfois loin du point d’ancrage de l’actualité, pour dire autant et peut-être plus et mieux du monde, en entrant dans le domaine du ressenti. Un autre rythme apparaît alors, une autre note aussi, contre l’urgence. Cette autre focale existe par endroits. La revue XXI,régulièrement portée en exemple, l’a adoptée : longs reportages, formes variées (textes, dessins, photos).
Faut-il aller chercher les exemples dans le passé ? Dans le subjectif des enquêtes de plain-pied de certaines années d’Actuel qui disaient l’époque avec un léger temps d’avance ? Faut-il évoquer des figures marginales que la postérité réhabilite, comme Hunter S. Thompson (1937-2005), qui «fictionnait» ses reportages dans le magazine Rolling Stone sous l’influence de substances, et qui n’a pourtant jamais cessé de vouloir dire le rêve américain, son devenir et sa disparition ?
Voilà des caractères, on y adhère ou pas. On s’en souvient, ou pas. Mais il est sûr qu’ils tordaient les calendriers officiels. Allons chercher du côté des poètes. François Billetdoux (1927-1991), homme de théâtre et de radio, parlait de «notre histoire non événementielle», qui devait avoir sa place sur les ondes. Georges Perec (1936-1982) parlait de «l’infra-ordinaire», contraire de l’extraordinaire, la beauté du quotidien pour raconter le monde.
Certes, les médias – radio, presse écrite, télévision, sites d’information – n’ont pas pour vocation de devenir des lieux d’expériences uniquement formelles. Mais c’est dans ces approches hétérodoxes (et ces prises de risque) qu’on peut trouver une voie de liberté médiatique. Donner à entendre, à voir, à lire une véracité du monde, en «relief», passe par l’exploration du subjectif, du marginal, de l’intime. Des dimensions qui doivent occuper leur pleine place dans les médias, quels qu’ils soient. Comme un travail de fond.
Crédits photos cc FlickR : ƅethan, young_einstein, Profound Whatever.
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Tribune initialement publiée sur Liberation.
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