“Les pure players doivent prendre plus de risques”
Innover. En cette rentrée 2011, c'est le maître mot d'Arnaud Mercier, chercheur et animateur de ObsWeb. Innover dans la forme en utilisant le potentiel du multimédia, dans le fond en s'ouvrant à la curation, pour s'affranchir des anciennes contraintes.
Retour sur la rentrée des médias en ligne avec Arnaud Mercier, chercheur et professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paul Verlaine de Metz. Il anime également le projet Obsweb, un observatoire du webjournalisme.
Il existe peu de titres qui, soit pour des raisons financières, soit pour des motifs de paresse intellectuelle ou de priorités stratégiques, ont décidé de prendre à bras le corps la question de l’Internet pour en faire quelque chose de réellement innovant. Même vous à OWNI, vous êtes d’un manque total d’innovation dans la forme multimédia et dans les usages de tout ce qu’on peut faire. Vous êtes très en pointe sur un certain nombre de sujets, sur un ton, mais formellement, vous êtes d’un classicisme incroyable.
Je ne comprends pas bien cette idée de rentrée. Autant la grille des programmes de la radio et de la télévision est annualisée, avec cette idée de programme de rentrée, de nouvelle grille et de transferts ou de mercato, autant dans la presse c’est moins vrai. Il me paraît difficile d’évaluer les pure players à cette aune alors que ce n’est pas conçu comme tel. Chacun va à son rythme, et comme on sait que les développements informatiques prennent du temps et buggent parfois, l’idée d’un calendrier commun me paraît peu pertinent pour le net.
Tout à fait, mais il y a d’autres priorités stratégiques. Pour ce que j’appelle les médias MEL, c’est à dire mis en ligne, effectivement, la priorité stratégique n’est pas toujours d’investir massivement mais d’avoir une présence sur Internet tout en maintenant l’essentiel de l’effort sur le média traditionnel. Il y a aussi des questions de moyens: moyens humains et moyens financiers. Et il y a également des problèmes de conceptualisation, soit parce que ceux qui sont en responsabilité sont issue d’une génération pour qui l’agilité d’esprit numérique n’est pas encore là , soit parce qu’il y a une forme de paresse intellectuelle qui consiste à ne pas vouloir trop se mettre en danger et à avoir tendance à reproduire y compris sur le numérique les modes de fonctionnement, de pensée et de traitement de l’information que l’on avait sur des médias dont ils sont issus à l’origine.
On a beaucoup de médias NEL, c’est à dire nés en ligne, mais ce ne sont pas forcément des médias hyper innovants dans les formats. Même si des choses se développent. Les couvertures en direct se sont bien cristallisées, notamment par l’utilisation de technologies de couverture en direct intégrative de type “CoverItLive”, avec la possibilité d’inclure des tweets, des photos, du texte qui défile etc. Storify arrive également. Les webdocs aussi se sont fait une place, étant entendu que l’on peut se poser la question de savoir si le mot a encore un sens, au vue de la disparité entre les formats labellisés “webdoc”. J’ai tendance à penser que cela devient un mot-valise pour qualifier un reportage au long cours par rapport à un sujet d’actualité traité dans un format bref. Mais là aussi, un Prison Valley par exemple demande un budget colossal, et ce n’est pas accessible à tout le monde. Il faut des soutiens, une énergie et un projet béton pour obtenir pour un webdoc l’argent habituellement investi dans un reportage télé pour magazine. Comme Jean-Marie Charon en a émis l’hypothèse, si on a tant de médias NEL, c’est sans dout qu’on dispose d’un système d’indemnisation des journalistes extrêmement favorable avec la clause de session. C’est typiquement le cas de Rue89, créé avec les indemnités de ses fondateurs.
Pour le reste, je pense que ce n’est pas parce qu’un site d’information est créé qu’il est forcément innovant.
Elles sont majeures! Dans l’absolu, on est bien d’accord, il faut toujours des moyens, mais les marges d’innovation se situent à plusieurs niveaux. On a celles qui concernent la pleine utilisation de potentialités déjà présentes et très peu utilisées, comme les reportages réellement multimédia. A l’Obsweb, on étudie en profondeur les sites et on se rend compte que le nombre d’articles réellement multimédia est très faible. Pourtant, Internet est le média des médias, celui qui peut contenir tous les autres. Il y a pourtant très peu d’investissements réels sur une écriture qui serait réellement multimédia, on n’a pas ce réflexe. Sur la gestion des commentaires, il y a des choses à faire également. Si on prend le Huffington Post ou ProPublica, on a des modes de gestion réellement innovantes, avec des labels donnés aux commentateurs par exemple. Je pense également qu’une des missions que se doivent de remplir les journalistes est celle de la curation de l’information. De ce point de vue, il y a une sous-exploitation des Pearltrees ou d’outils de ce type. Souvent, on utilise ces outils pour ordonnancer sa propre documentation, mais on ne le met pas à disposition du public. Il y a un deuxième niveau, celui de l’expérimentation. Il faudrait parfois prendre un peu plus de risques en testant plus de choses. Il y a des tas d’expérimentations mais, faute de temps ou de vision stratégique, beaucoup de titres n’accordent pas suffisamment d’importance à la mise en place d’une vraie veille, comme le faisait Eric Scherer à l’AFP par exemple. Certes, il est difficile de déstabiliser son public ou d’endosser une dimension pédagogique consistant à prendre des outils dont il faut expliquer le maniement. Le troisième niveau se situe pour moi sur l’exploitation à des fins journalistiques de choses qui sont encore très peu utilisées.
Les applications mobiles par exemple, recèlent de vraies marge de progression.
Récemment, le New York Times a alerté ses lecteurs des risques liés à la découverte d’une bombe près de Central Park. C’est aussi le cas pour le journalisme augmenté pour lequel tout reste à faire.
Ça fait partie des choses qui se situent au deuxième niveau, et qu’il faudrait évidemment prendre le temps de développer.
Les jeunes journalistes ne sont clairement pas formés au web. C’est lié au système français en général. Tout le système scolaire français est fondé non pas sur le développement de la créativité, de l’originalité et de l’esprit d’éveil mais sur la reproductivité. C’est “moi je vous transmets ce que je sais, et il va falloir le reproduire”. Dans ma licence, il y a un cours de 20 heures de “créativité journalistique” dans lequel on essaye de décontenancer les élèves. Mais 20 heures ne suffisent pas. On essaye de les mettre en situation de veille et de curiosité, mais c’est compliqué. On essaye de faire en sorte de varier les profils également, mais cela ne suffit pas à trouver un vivier de vingt geeks surmotivés.
Plus on va dans des écoles reconnues, plus on est dans le conformisme.
Je sors de Sciences-Po et y ai enseigné vingt ans, mais il y a un formatage assez marquant. Tout l’encourage. On essaye de notre côté d’avoir un profil dans le recrutement qui est très hétérogène, parce qu’il y a un conformisme social également, avec énormément de reproduction.
Je leur souhaite d’être accueillis dans des rédactions où il y aurait une hybridation entre le fait de venir pour parfaire leurs connaissances grâce à l’expérience acquise de leurs pairs, et de l’autre côté, le fait qu’ils aient acquis un regard, une connaissance et une curiosité sur le numérique qui soit reconnue comme innovante et qu’on laisse s’exprimer. Ce que je souhaite, c’est une hybridation générationnelle entre ceux qui maîtrisent les formats anciens qui restent la base du journalisme et en même temps, qu’on sache faire place à des innovations qui sont comme souvent portées par les jeunes.
Crédits Photo FlickR CC : by ShironekoEuro / by-nc-sa just.luc
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