La taxe qui crève l’écran
La taxe sur les écrans d'ordinateur est un serpent de mer ressorti par la nouvelle ministre de la Culture Aurélie Filippetti. Cet impôt injuste d'un autre âge ne remet pas en cause le système actuel, qui favorise surtout l'industrie culturelle plutôt que les artistes et les usagers.
En annonçant que la redevance TV pourrait être étendue aux ordinateurs, qui touche directement à la conception de la création en ligne et de ses modes de financements, la Ministre de la Culture Aurélie Filippetti a provoqué une levée de boucliers de la part de nombreux acteurs. Une telle proposition, même rejetée depuis, s’inscrit dans le refus exprimé par l’actuelle équipe gouvernementale de lier l’instauration de nouveaux prélèvements en faveur de la création à la consécration de nouveaux droits au profits des internautes.
Dans une chronique publiée au mois de mars dernier, pendant la campagne présidentielle, j’avais déjà dénoncé cette tentation de lever de nouvelles TAXes, sans chercher à instaurer une PAX numerica, par le biais d’une rééquilibrage du système de propriété intellectuelle en faveur des usages. Le gouvernement a annoncé depuis qu’il rejetait l’idée de l’extension de la redevance TV aux ordinateurs, mais il est probable que d’autres projets de financement plongeant leurs racines dans les mêmes conceptions verront le jour.
En rejetant a priori des modèles comme ceux de la licence globale ou de la contribution créative sous la pression de lobbies divers et variés, le candidat Hollande a fermé la porte à ce qui aurait pu constituer une véritable piste pour créer un droit d’auteur adapté aux évolutions de l’environnement numérique. Sommes-nous prêts à payer des gabelles numériques au nom de cette idéologie ?
Taxer les écrans ?
La proposition d’Aurélie Filippetti était relativement mesurée. Elle consistait à étendre l’obligation du paiement de la redevance audiovisuelle, destinée au financement de la télévision publique, aux possesseurs d’un ordinateur (d’une tablette ? d’un smartphone ?) qui déclarent ne pas avoir de téléviseurs. Cette “taxe sur les écrans” ne se serait cependant pas cumulée avec celle déjà prélevée sur les téléviseurs et elle se serait appliquée par foyer et non par écran possédé.
Mais indépendamment de tous les problèmes techniques et juridiques mis en avant par certains observateurs, cette taxe sur les écrans soulèvent des problèmes de fond, dont on peut hélas craindre qu’ils soient représentatifs des contours de la politique numérique du nouveau gouvernement. C’est Jean-Noël Lafargue sur son site, Le dernier blog, qui a sans doute décrit le mieux où se situe le malaise :
Il faut refuser cette taxe, non pas pour les cent-vingt-cinq euros qu’elle coûtera [...], mais pour le symbole : assimiler l’ordinateur et le réseau à un téléviseur, c’est refuser de voir que les gens y trouvent d’abord ce qu’ils apportent eux-mêmes, c’est refuser le partage de contenu, c’est refuser la coopération entre internautes, c’est refuser le bouleversement hiérarchique que représente le réseau, dont les “habitants” ne sont pas les passifs récepteurs d’un contenu officiel, venu d’en haut, mais les acteurs de leur existence en ligne. Les taxes sont aussi un moyen pour refuser que certaines choses soient gratuites, et puissent donc échapper aux impératifs de rentabilité. Le péril est grand en ce moment, car les politiques ne sont plus isolés et plusieurs acteurs de l’économie “numérique”, tels que Facebook ou Apple, semblent partager le même but : verrouiller Internet.
Internet n’est pas une télé !
Dé-corréler la création de nouvelles sources de financements de la consécration de nouveaux droits, c’est nier que les écrans des ordinateurs et des appareils numériques ne sont pas seulement des instruments de consommation passive, mais qu’ils sont les outils permettant à des millions d’internautes citoyens de créer et de s’exprimer en ligne. Il est significatif à cet égard de noter qu’à peu près au même moment où Aurélie Filippetti faisait son annonce relative à la redevance audiovisuelle, le New York Times consacrait un long article à l’émergence des amateurs sur YouTube. YouTube est le symbole par excellence du dépassement du paradigme de la télévision, qui a donné au spectateur un moyen simple de produire lui-même son propre contenu et de toucher une audience : “Broadcast Yourself !” Et la tribune dans le même temps consacrait de son côté un article aux makers, pro-amateurs, consom’acteurs, témoignant lui aussi du brouillage sans cesse croissant des frontières en ligne.
La chair vive du web, en termes de création, n’est plus seulement le fait de professionnels, mais celui des amateurs, producteurs de ce User Generated Content qui fait la valeur des plates-formes de partage de contenus en ligne. Les derniers chiffres montrent d’ailleurs que la part des internautes qui contribuent activement à la création de contenus a significativement évolué ces dernières années, au point de faire mentir la fameuse règle des 90-9-1.
Si le sujet touche directement à la question de la place de l’amateur dans la création, on relèvera aussi qu’une des personnes ayant réagi le plus vivement à l’annonce de cette redevance sur les écrans est un auteur et éditeur professionnel, François Bon, sur son site le Tiers Livre. Profondément investi dans les pratiques de création numérique, il s’offusque  que son outil de travail puisse être ainsi assujetti à redevance :
[...] c’est grave. C’est prendre à nouveau et encore le numérique pour une espèce de poire avariée. Ils auront beau jeu, les fonctionnaires du fisc, d’aller dans chaque bureau du CNRS et secouer le veston ou la blouse de chaque chercheur pour leur faire raquer à proportion des écrans sous leurs yeux.
Bien pour la littérature, c’est pareil. Mon petit 11″ de l’écriture perso, le 13″ des tâches administratives et comptables, mail etc, lui-même relié à un 25″ pour les mises en page InDesign et le codage… c’est mon outil de création, mais c’est aussi mon outil de vie, labeur fin de mois compris.
[...] Alors rien que le fait qu’on vienne me dire ça : que j’aurai à payer pour mon outil d’écriture, parce que l’État ou je ne sais quel fonctionnaire ou politique a eu cette idée lumineuse, non. Juste non.
Gabelles et Gabelous
Dans le contexte actuel de renouvellement des pratiques de création, aussi bien en ce qui concerne les amateurs que les professionnels, cette “taxe sur les écrans” apparaît complètement décalée. Si l’on devait lui trouver un nom, ce devrait être celui de “gabelle numérique”, pour le côté vexatoire et injuste qu’elle comporte.
Gabelle numérique, car la gabelle, cet ancien impôt d’Ancien Régime qui frappait les sujets à travers le sel qu’ils consommaient, avait pour corollaire les Gabelous, ces douaniers chargés de la répression de la contrebande, qui ont laissé une sinistre mémoire en raison de leur férocité.
Toute gabelle appelle mécaniquement la répression. Cette façon de concevoir le financement de la création sans consacrer de nouveaux droits appellera donc des Gabelous : la poursuite de la guerre au partage sous une forme ou une autre, voire le maintien du système Hadopi. Car à bien y réfléchir, la taxe sur les écrans et la coupure de la connexion Internet sont comme deux faces d’une même pièce ; ils procèdent d’une idéologie similaire et il ne faut pas s’étonner que les atermoiements du gouvernement sur l’avenir d’Hadopi persistent encore et toujours, malgré le lancement de la consultation sur l’acte 2 de l’exception culturelle confiée à Pierre Lescure. Le discours de politique générale du Premier ministre a encore une fois été un monument d’ambiguïté sur ces questions…
Si cette redevance sur les écrans est écartée par le gouvernement, gageons cependant que d’autres gabelles numériques suivront, car toutes les nouvelles sources de financements envisagées sont peu ou prou conçues sur ce modèle : Taxe pour financer le Centre National de la Musique, Fiscalité numérique 2.0, Taxe Amazone, Taxe sur le Cloud Computing, etc. On aura compris qu’il faut trouver, vaille que vaille, de nouvelles sources de financements pour la création, mais surtout, surtout, sans jamais évoquer la question de la consécration de nouveaux droits pour l’usager, afin de ne pas écorner la sacro-sainte statue de Beaumarchais.
Peu importe que la Fondation Jean-Jaurès se déclare en faveur de la licence globale européenne et appelle le gouvernement à ne pas écarter cette piste ; peu importe que la Suisse la mette en débat à son Parlement ; peu importe que Richard Stallman, infatiguable défenseur de ces modèles alternatifs, ne viennent rappeler que des propositions concrètes existent depuis longtemps ; peu importe qu’un auteur comme Philippe Aigrain ait exploré en détail les implications du passage à la contribution créative : il semble toujours que d’autres sirènes sifflent plus fort ou savent trouver une oreille plus attentive.
Vous préférez la licence globale “privée” ?
Pendant ce temps, les gros opérateurs privés, qui vivent justement de la production et du partage des contenus par les internautes — comme Facebook, ce “roi des voleurs“ — manoeuvrent eux aussi, et il est fort possible qu’à défaut d’une licence globale consacrée par l’Etat, nous ne finissions par tomber sous le coup d’une licence globale “privée”, avec laquelle tout le monde — artistes, amateurs, public — seraient perdants.
Le risque d’une telle dérive a déjà été évoquée lorsque des opérateurs comme Apple, avec son service iTunes Match, avait proposé des offres de stockage de fichiers dans le cloud qui auraient permis aux internautes de “blanchir” leurs fichiers piratés, en échange d’un abonnement annuel. Plus récemment, un opérateur comme YouTube proposait à ses utilisateurs d’éviter le retrait des vidéos protégées qu’ils diffusent à condition d’accepter que de la publicité soit diffusée pour rémunérer les titulaires de droits.
Ce qui est intéressant avec ces systèmes, c’est que les géants du web ont bien compris que la mise en place de nouvelles formes de financements, plutôt que de constituer de pure “gabelles numériques”, devait être couplée à la consécration de nouveaux usages, ce que se refusent à faire les pouvoirs publics. Ces grands acteurs privés ont à vrai dire tout intérêt à prendre de vitesse le public à ce jeu, car ils pourraient obtenir par ce biais un renforcement de leur position dominante, qui ne présage rien de bon pour l’évolution d’Internet. Et c’est aussi ce qui rend important qu’une solution publique se mette en place.
A vrai dire, peut-être ne faudra-t-il pas trop se plaindre, si nous finissons ainsi écrasés entre des gabelles numériques publiques et des licences globales privées, sur fond de répression des usages et de course au monopole ? Car en effet, il s’est trouvé bien peu de partisans pour défendre ces modes alternatifs de financement de la création.
Même du côté des défenseurs de la Culture libre, les prises de positions sur le sujet sont devenues confuses et difficilement lisibles, au point qu’un candidat à la présidentielle comme François Bayrou avait fini par rejeter la licence globale… en s’inspirant des positions du Parti Pirate français ! Du côté d’un collectif comme Libre Accès, il y a eu aussi évolution vers un rejet de la licence globale, au motif qu’il ne fallait pas chercher à compenser les pertes occasionnées par le partage des oeuvres en ligne, dans la mesure où celles-ci n’étaient pas attestées.
C’était sans doute oublier que d’autres modèles, comme celui de la contribution créative, n’entendent pas compenser les pertes des industries culturelles, mais fonder une nouvelle économie du partage, en récompensant tous ceux qui créent des contenus en ligne, y compris les amateurs. Au lieu de cette nouvelle économie du partage, nous aurons donc sans doute ces gabelles numériques, qui ne ramèneront pas la paix en ligne, alors que l’échec d’un traité comme ACTA, s’il est un signe encourageant, appelle plus que jamais à présent l’exploration de nouvelles pistes alternatives.
Nouvelle Alexandrie
Le problème, à vrai dire, n’est pas en soi la taxe sur les écrans, car on aurait pourtant pu faire bien des choses intéressantes avec un tel levier financier ! Dans le web-docu-fiction “Le jour du vote”, qui vous propose de vous placer dans la peau d’un député au moment du vote d’une nouvelle loi sur le piratage, il est ainsi imaginé qu’une nouvelle loi “Alexandrie” vienne remplacer la loi Hadopi. Le dispositif envisagé est articulé comme suit :
1) La dépénalisation du téléchargement, en reconnaissant que la musique doit être tenue pour un bien collectif, c’est-à -dire partageable par tous les utilisateurs sans limite de temps, ni de quantité;
2) la création de la Bibliothèque Numérique de France, sur laquelle tous les auteurs de musique seraient obligés de déposer leurs oeuvres, où tous les utilisateurs de l’internet pourraient les écouter gratuitement;
3) le financement de ce projet de Bibliothèque, par une taxation des fournisseurs d’accès à Internet et de tous les supports d’écoute de musique numérique (ordinateurs, téléphones, etc).
Une taxe numérique pour créer une nouvelle Alexandrie ! Voilà bien autre chose qu’une gabelle numérique et le bibliothécaire que je suis ne peut qu’applaudir !
Photo : Merci à Filo le chat des interouèbes ;)
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