L’Europe délaisse la neutralité du Net
La commissaire européenne en charge des affaires numériques Neelie Kroes a livré ce matin sa vision d'un Internet "ouvert". Sur l'accès à Internet, elle laisse aux usagers et donc à la loi des opérateurs le choix des offres. Quitte à ce que les consommateurs renoncent à un Internet neutre.
Un subtil travail de définition. À l’occasion de la World Wide Web Conference qui se tient actuellement à Lyon, la commissaire européenne en charge des affaires numériques Neelie Kroes a livré ce matin sa vision d’un Internet “ouvert”. Ou plus exactement, les multiples variantes de ce qu’elle entend par “être ouvert en ligne”, pour reprendre l’intitulé de son discours. Résultat : l’ouverture du réseau doit certes être préservée, mais à certaines conditions. Qu’elle fixe.
L’ouverture ? C’est subtil
Après avoir rappelé son attachement à l’ouverture d’Internet, en déclarant dès la première phrase du discours qu’il s’agit “de la meilleure chose” en matière de réseau, Neelie Kroes vient rapidement modérer son propos :
L’ouverture est aussi complexe car sa signification est parfois peu claire.
Car si les bénéfices d’un Net ouvert font consensus dans certains cas, dans d’autres, plus clivants, ils sont plus contestables. Ou tout du moins, sujets à caution de la commissaire européenne. L’Open Data, ou les révolutions arabes, référence désormais incontournable pour tout politique souhaitant aborder publiquement la question numérique, figurent ainsi clairement dans la case “l’ouverture c’est chouette” de Neelie Kroes. Sans qu’un problème de définition ne se pose : dans ces cas-là, “les bénéfices de l’ouverture sont clairs.”
Dans d’autres, ceux qui sentent généralement le soufre, ce“n’est pas si simple”. Ainsi les questions de propriété intellectuelle, de sécurité ou d’accès à Internet. Sur tout ça, il s’agit subitement :
[De devoir] être clairs sur ce que nous entendons par ouverture.
Pour Neelie Kroes, l’ouverture mêlée aux droits d’auteur revient à s’ouvrir “à différents business models”. En clair, “ne pas offrir quelque chose pour rien”. Et si la commissaire européenne concède que certains créateurs veulent être reconnus d’une autre façon”, elle affirme aussi que “parfois, la meilleure façon pour les créateurs de tirer profit [de leur travail] est d’en faire payer l’accès.” Et de poursuivre :
Ce n’est pas une limitation de la liberté ou de l’ouverture, pas plus que ne l’est le fait de payer pour un journal.
Quand elle aborde les questions de sécurité, citant par exemple la protections des enfants sur Internet, elle définit l’ouverture en ces termes : “[elle] ne signifie pas l’anarchie” ni ne s’impose “au détriment de la vie privée ou de la sécurité”. Fondamentale en somme, mais placée au cœur d’une échelle de valeurs stricte.
Internet ? Aux usagers de décider
Ça se corse davantage avec la fourniture de l’accès à Internet. Pour Neelie Kroes, la notion d’ouverture est ici particulièrement “subtile”. Il est vrai qu’en la matière, la position de la commissaire est branlante. Et ce n’est pas nouveau. D’abord habituée à souffler le chaud et le froid, la commissaire a progressivement adopté les éléments de langage des opérateurs (début octobre, ou bien encore en juillet dernier) pour les questions de neutralité des réseaux – vite remplacées par la notion d’“ouverture”. Elle va ici plus loin, se disant “engagée à garantir la neutralité du Net” d’un côté et refusant de l’autre à assimiler ce combat au “bannissement de toutes les offres ciblées ou limitées”. L’ouverture consistant ici pour elle davantage à “être transparent” sur ces offres, et à “laisser aux consommateurs la possibilité de choisir librement et aisément s’ils les souhaitent ou non”.
Pour Neelie Kroes, ce qu’est et doit être Internet ne sera pas fixée et protégé a priori : les usages sont préférés à une loi. Aux consommateur de choisir ! Quitte à ce qu’ils limitent leur propre accès à Internet. Sur ce point, la commissaire se veut d’abord confiante, expliquant que les “environnements isolés” ont “souvent échoué” sur Internet. A ce titre, elle cite l’exemple des ” ‘walled gardens‘ bâtis par les fournisseurs d’accès à Internet dans les années 1990″. Une expression qui renvoie aujourd’hui fréquemment aux empires construits et contrôlés par Apple, ou Facebook. Et qui sont tout sauf désuets ou effondrés.
La commissaire pousse la logique plus loin encore, en expliquant qu’en “pratique, il y a plein de moyen de ‘limiter’ l’accès à Internet que la plupart d’entre nous sont prêts à accepter, et même à utiliser.” En exemple : l’existence de forfaits Internet plafonnés à un certain volume de données par mois et que “beaucoup d’entre nous choisissent volontiers.” Et d’enfoncer le clou :
Et bien très bien. C’est loin d’être de la censure. Si on a seulement besoin de consulter occasionnellement les e-mails en 3G et que quelqu’un est prêt à vous offrir ce service – pourquoi devrait-on subventionner ceux qui consomment des films ?
Une impression de déjà vu ? C’est précisément l’argumentaire déployée l’été dernier en France, à la suite d’un papier d’OWNI sur la fin de l’Internet illimité. Les opérateurs expliquant progressivement qu’il n’était pas normal que tout le monde paye pour les “net-goinfres”, expression sympathique visant les consommateurs de services en ligne gourmands en bande passante (streaming vidéo, jeux vidéo en ligne,… ).
Si le plafonnement des forfaits existe depuis belle lurette sur mobile, dont le réseau est techniquement limité par ses capacités de transport, il n’existe pas en France sur le fixe – mais on peut le trouver ailleurs, comme au Royaume-Uni. Dans ses déclarations, Neelie Kroes ouvre la voie à l’instauration de ces pratiques sur tout Internet – seul son exemple ne se réfère explicitement qu’au marché mobile. Si les utilisateurs le souhaitent, et si les opérateurs s’alignent, l’exception française de l’illimité risque de sauter.
Il en va de même pour le mobile, dont l’accès à Internet est déjà plafonné à un certain volume d’octets. Et réservé à certains pans de l’Internet : le peer-to-peer ou la voix sur IP (service tel que Skype) en étant par exemple exclus. Neelie Kroes a beau rapidement évoquer les travaux en cours du Berec, le régulateur européen des télécoms, sur les pratiques des opérateurs visant à restreindre l’accès à Internet des usagers, elle ne cherche pas à les limiter. L’idée est que les consommateurs puissent “choisir en toute transparence le service qui leur va, accès à un Internet complet compris s’ils le souhaitent.”
Et après tout, s’ils ne le souhaitent pas, l’accès à Internet pourra progressivement se resserrer. Autour de forfaits allégés, proposant uniquement des services populaires : Facebook, Twitter, YouTube,… Là où le bât blesse, c’est que les attentes des consommateurs se conforment aussi à ce qui leur est proposé : ils piochent dans ce qu’on leur offre. Sans forcément porter leur choix en étendard : en France, l’enthousiasme engrangé par l’arrivée de Free Mobile en est la preuve. Or ce sont les opérateurs qui façonnent l’offre commerciale. Une responsabilité qui engage les contours même d’Internet.
CC FLickR ter bug
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