Peurs sur le web
L'ONG Action innocence fait partie des acteurs incontournables pour la prévention des dangers du Net, notamment de la pédophilie. Une notoriété bâtie sur une vision anxiogène... pas toujours fondée.
En 2011, 22 000 enfants ont assisté aux interventions d’Actions Innocence, devenu un acteur incontournable de l’éducation aux “dangers du Net” depuis son implantation en France en 2003. L’ONG, d’origine suisse, est signataire d’une convention de coopération avec le ministère de l’Éducation nationale depuis 2005, malgré les controverses qui l’entourent. Des campagnes que certaines voix critiques estiment anxiogènes.
Historiquement, Action Innocence se focalisait sur un danger, les cyberpédophiles. Une initiative de Valérie Wertheimer, épouse de Gérard Wertheimer, le co-propriétaire de Chanel, une des plus grosses fortunes de France. “Le déclic survient en 1994 alors que Valérie Wertheimer se rend en Thaïlande avec des amis. Elle prend pleinement conscience de l’horreur du tourisme sexuel et décide d’agir”, apprend-on dans un portrait. Ce paramètre émotionnel fait partie de l’ADN d’Action Innocence et explique ses choix en matière de communication. L’organisation se fait ainsi remarquer par des campagnes fortes. Aujourd’hui encore, son nom est indissociable de sa campagne mettant en scène “le masque” du cyberpédophile.
Et tant pis si le discours est à côté des chiffres : il y a infiniment plus de chance que l’adulte qui abuse d’un enfant soit le tonton ou le voisin de palier. Emmanuelle Erny-Newton, psychologue, spécialiste de l’éducation au numérique, rappelait ainsi :
Dans son rapport Techno-Panic & 21st Century Education: Make Sure Internet Safety Messaging Does Not Undermine Education for the Future, Nancy Willard, du Center for Safe and Responsible Internet Use, note qu’une grande partie du discours sécuritaire sur Internet est de la désinformation : on y présente le Web comme un lieu où les jeunes sont à haut risque de prédation sexuelle, alors que la recherche et les statistiques d’arrestations témoignent du contraire. [...]
Dans les cas débouchant sur des poursuites, les individus accusés de leurre d’enfants sur Internet étaient le plus souvent des hommes de 18 à 34 ans. Les données montrent également que les prédateurs sexuels mentent rarement sur leur âge ou leurs motifs, lorsqu’ils prennent contact avec un jeune en ligne. Leur tactique n’est pas la tromperie mais la séduction : ils manifestent beaucoup d’attention, d’affection et de gentillesse envers les jeunes, les amenant à croire qu’ils sont réellement amoureux. La plupart des jeunes qui acceptent alors une rencontre en personne le font en sachant qu’ils vont s’engager dans une relation sexuelle – relation sexuelle qui sera d’ailleurs répétée dans 73% des cas. Très peu de cas (5%) sont de nature violente, selon le Crimes Against Children Research Center.
Action Innocence assume ce parti-pris, comme l’a expliqué à OWNI Elizabeth Sahel, la présidente de l’antenne française :
“Le masque” date de 2006, nous avons été en 1999 une des premières associations à pointer du doigt les dérives d’Internet, tout ce qui préparait en matière de pédocriminalité, nous étions assez avant-gardistes en montrant les risques de mauvaise rencontre. Les cyberprédateurs existent aussi. Notre travail n’est pas de lutter contre la pédophilie, nous sommes une association de prévention pour l’enfance. Quand nous nous sommes demandés où nous allions intervenir en priorité, nous nous sommes dits qu’il y avait une porte ouverte. À travers cette communication, il n’a jamais été question de dire que le pédophile est plus sur Internet. Heureusement, d’autres personnes prennent en charge cette lutte, dont la cyberpédophilie, comme les gendarmes.
L’échange fut l’occasion de lui faire découvrir le pedobear, ce mème destiné à moquer le cliché du cyberprédateur. La position est assumée, quitte à se montrer contradictoire :
Nous avons des retours terrains, les élèves ont compris les risques de mauvaises rencontres, ils ne donnent plus leur numéro de téléphone, on s’en réjouit. Quant à dire que c’est grâce à nous, je ne sais pas. [...] Sur les 22 000 enfants que nous avons vus cette année, aucun ne nous a dit “on a peur du pédophile sur Internet”, personne ne nous parle de cette campagne comme de quelque chose de dramatisant, les usages n’ont pas été influencés par cette campagne. C’est une prudence qui est transmise par leurs parents et par les enfants.”
La jeune femme, qui souligne que leur équipe “a baigné dans Internet”, fait remarquer que leurs modules de formation ont évolué :
Aujourd’hui, il y a un autre risque, lié aux relations entre pairs, nous sommes davantage sur une aide sur les relations entre camarades, et une remise en question des actes. Il y a une infinie possibilité de bonnes pratiques comme de mauvaises pratiques, notre objectif est de préserver les jeunes de ces risques possibles.
“Net-rumeur, vie privée et droit à l’image, réseaux sociaux, diffamations, cyber-intimidation, incitations dangereuses, téléchargement illégal”, etc. sont ainsi aussi abordés. Glissement de culpabilité aussi : l’objectif initial était de “Préserver la dignité et l’intégrité des enfants sur Internet” (sous-entendu des adultes), il s’agit aussi de prévenir des agissements des jeunes envers d’autres jeunes mais aussi envers les adultes, par exemple les professeurs… ou les ayants-droit.
“Pour pointer du doigt la réalité, il y a les études”
Sur ce champs élargie, la pédagogie du faits divers et de l’émotion est encore de mise. Une étude [pdf] produite par une de leurs psychologues, Martine Courvoisier, pointe l’absence de travaux démontrant l’impact à long terme des images pornographiques sur les enfants. Pourtant, la pornographie n’a pas spécialement bonne presse à Action Innocence, comme en témoigne ce visuel, intitulé “Amour et pornographie n’ont rien à voir !”. Il montre une fille, cet être romantique et désincarnée, claquant son petit ami, cette bite sur patte, qui essaye de la peloter, après avoir regardé du porno sur Internet pour “assurer”. Elizabeth Sahel répond :
Pour pointer du doigt la réalité, il y a les études. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas prouvé l’impact direct entre un risque et sa conséquence qu’on n’a pas intérêt à prévenir ces éventuelles conséquences. Là je vous parle en tant que maman, c’est comme si je vous dis le téléphone sur un enfant aucune étude n’a prouvé que c’était nocif, qu’il n’y a pas par ailleurs une conscience protectrice qui consiste à équiper son enfant en téléphone le plus tard possible, c’est deux choses différentes. Dans l’un c’est l’intuition, dans l’autre c’est juste une remise en question de la diabolisation d’un phénomène sur les enfants.
Elle nous a assuré que le porno n’était pas diabolisé lors de leurs interventions :
Nous ne sommes pas là avec nos pancartes “non à la pornographie”, nous n’avons pas de jugement à donner. Nous indiquons cette nuance entre la réalité et la pornographie, ce n’est pas que ça les relations humaines. On leur dit ce qu’est la pornographie, il y a des tas de confusions possibles. Une image pornographique est négative si elle va créer chez vous une émotion, si elle vous choque, parlez-en dans ce cas-là à vos parents, ce n’est pas grave, on est vraiment dans ce discours pour protéger le jeune, qu’il ne sente ni coupable, ni choqué, qu’il garde éventuellement ça pour lui, c’est bon aussi pour les images violentes.
À voir le succès des formations, elles répondent aussi à une attente. Les retours que nous avons eus, en particulier de personnels pédagogiques de l’éducation, sont mi-figue, mi-raisin. Certains les trouvent pertinentes et équilibrés, d’autres les jugent anxiogènes et n’offrant pas une vision constructive d’Internet.
“Ceux qui les critiquent ne connaissant pas nos modules, répond Elizabeth Sahel. C’est qui ? Des blogueurs ?” Nous lui expliquons alors qu’il s’agit de personnels pédagogiques qui ont assisté aux formations récentes :
On ne peut pas plaire à tout le monde, j’entends ces critiques. Il y a deux façons de faire, de la prévention jusqu’à l’éducation au numérique, nous sommes au milieu. Pour avoir une attitude responsable et citoyenne des nouvelles technologies, il faut aussi connaître les dangers et les risques. Pour moi, nous sommes vraiment dans une démarche extrêmement positive.
L’association de Mme Chanel
On reproche à Action Innocence de verser dans le cliché, elle renvoie la balle, lassée d’être réduite à l’association de l’épouse du co-propriétaire de Chanel, tailleur pied-de-poule, réseaux et locaux dans le XVIème1. D’emblée, lorsque l’entretien part sur cette question, Elizabeth Sahel se braque :
- Valérie Wertheimer est la figure-clé de l’association, elle a mis ses moyens financiers et son réseau au service de la cause, comment concrètement ce réseau vous bénéficie-t-il ?
- C’est une question sensible. Je ne répondrai pas à la partie concernant Valérie Wertheimer.
-Je dois voir avec qui alors ?
-Personne. Soit on parle du projet de l’association… Vous enregistrez ? On peut décider quand commence l’interview car là je vous parle de choses qu’à mon sens je n’ai pas à vous préciser.
- Sur les moyens financiers…
- Ça non plus, je ne vois pas… ils évoluent, on mène des conférences le soir avec des parents, des mécènes, des partenariats.
Le seul coup de pouce de Valérie Wertheimer, nous explique-t-elle, c’est le gala annuel de charité. Un coup de pouce maousse à 300 000 euros en 2010 [pdf], sachant que l’association a six salariés. On n’en saura pas plus sur les budget. Pour montrer que l’association ne roule pas sur l’or, Elizabeth Sahel souligne qu’ils viennent d’embaucher un responsable partenariat, lesquels complètent les sommes rapportées par les interventions. Celles dans les établissements scolaires [pdf] sont gratuites et durent d’une heure à deux heures, en revanche, celles pour les parents sont à 200 euros, pour 2 h 30. “Des associations de parents d’élèves organisent la rencontre, en général après une session auprès des élèves”, détaille Elizabeth Sahel. Celle pour les professionnels de l’enfance sont sur devis. Dans chaque cas, transport et hébergement le cas échéant sont à la charge des organisateurs. Comme l’association est partenaire du ministère, il est possible de se faire rembourser une partie des frais.
Enfin, Action Innocence élargit tellement sa palette d’action qu’elle propose aussi d’intervenir… en entreprise [pdf] :
La sécurité des systèmes d’information est un enjeu majeur pour les entreprises qui peuvent faire l’objet de cyber attaques plus ou moins graves. En parlant de la protection des enfants sur Internet, Action Innocence permet à certaines entreprises d’aborder la sécurité informatique d’un point de vue plus global.
Pour 500 euros l’heure et demi, les bénéficiaires de la formation sauront ainsi “Les véritables activités des enfants sur Internet, Le cyber pédophile et ses techniques d’approche”, etc. toute chose fort utile pour une entreprise soucieuse de sa sécurité informatique et pour rentabiliser des Powerpoints.
Interrogée sur le fait de savoir s’il est normal qu’une association soit subventionnée pour effectuer ce qui relève du socle commun des compétences que l’école doit transmettre à tout élève à la fin de la scolarité obligatoire, Elizabeth Sahel nous a répondu avec franchise :
Oui tout à fait, c’est juste.
Sur ce point, Thomas Rohmer, co-fondateur de Calysto, une société qui s’est taillée sa part sur ce qui est bien un marché, avait été moins direct :
Est-ce que l’école peut tout assurer alors qu’il y a des restrictions budgétaires ?
Illustrations par Marion Boucharlat pour OWNI
Image de Une Marie Crochemore pour OWNI
- hormis qu’ils sont dans le XVIème arrondissement de Paris, ils n’ont rien de luxueux. [↩]
Laisser un commentaire