Sceptiques des TICE
Présentées par certains comme la dernière panacée, les Technologies de l'Information et de la Communication pour l'Enseignement ne font pas l'unanimité. Exemples aux États-Unis.
[Liens en anglais sauf mention contraire] Après un premier article polémique (voir Dans la salle de classe du futur, les résultats ne progressent pas[fr]), Matt Richtel a continué son enquête pour le New York Times sur le “pari éducatif high-tech”. Comme le montrait déjà le début de son enquête, ses derniers articles dessinent un fossé, une coupure assez radicale, entre ceux qui croient dans les vertus des technologies pour l’éducation et ceux qui n’y croient pas, avec des arguments aussi faibles dans l’un ou l’autre camp que ceux qu’on éprouve entre les tenants du livre papier et du livre électronique [fr].
La valeur des TICE dépend-elle du niveau d’argent dépensé ?
Le second article de cette série s’intéressait donc au “boom des logiciels éducatifs”, mais avant tout pour dénoncer leur manque de résultats effectifs. Ainsi, les évaluations de ces logiciels montrent qu’ils n’ont “aucun effet discernable” sur les résultats aux tests standardisés que subissent les élèves du secondaire aux États-Unis. Les logiciels éducatifs sont à l’éducation ce que les logiciels d’entraînement cérébral sont à la cognition [fr] : un vaste marché dont les fondements ne reposent sur aucun résultat démontré.
“La publicité des entreprises qui proposent des logiciels éducatifs a tendance à survendre énormément leurs produits par rapport à ce qu’ils peuvent concrètement démontrer”, estime J. Grover Whitehurst, un ancien directeur de l’Institut des sciences de l’éducation, un organisme fédéral qui évalue la recherche en éducation, notamment via son programme What Works (Ce qui fonctionne). Les responsables scolaires, confrontés à un fatras de recherches complexes et parfois contradictoires, commandent souvent des produits à partir de leurs impressions personnelles ou en fonction des démarchages commerciaux qu’ils ont subis. Et Matt Richtel de mettre dans le même sac la plupart des offres logicielles des grands et moins grands industriels du secteur, que ce soit Carnegie Learning, Pearson School, Houghton Mifflin ou Waterford Early Learning…
Cela n’empêche pas ces programmes de se développer : plus de 600 000 élèves provenant de 44 États utilisent les produits de Carnegie Learning et notamment le Cognitive Tutor, un logiciel d’entraînement aux mathématiques. Un programme complet peut pourtant coûter jusqu’à près de trois fois le prix d’un manuel classique. En Géorgie, où l’État négocie les prix avec les éditeurs, une licence annuelle pour le Cognitive Tutor est de 32 dollars par élève, auquel il faut ajouter 24 $ pour le classeur qui est remplacé annuellement. Soit un total de 336 $ sur six ans – quand un manuel de mathématique, pouvant durer 6 ans, ne coûtait que 120 $.
Shelly Allen est la coordinatrice pour les mathématiques des écoles publiques d’Augusta en Georgie. Trois quarts des 32 000 élèves du district sont noirs et tout autant sont pauvres. La moyenne aux tests en mathématique y est assez faible : 443 points (490 en Georgie et 516 pour en moyenne pour l’ensemble des États américains). Il y a 6 ans, le quartier a adopté Cognitive Tutor, le programme phare de Carnegie Learning, pour 3000 élèves à risques. Le district débourse chaque année 101 000 $ pour l’utiliser. Les responsables d’Augusta ont apprécié le programme et ont décidé de l’étendre cette année aux 9 400 autres élèves du secondaire. Le problème, c’est que personne n’a regardé les lacunes et les défauts du programme, comme évalué par exemple par l’Institut des sciences de l’éducation. “Les décisions d’achat de programmes sont prises sur des bases marketing, politiques et personnelles”, explique Robert A. Slavin, directeur du Centre pour la Recherche et la réforme en éducation à l’université Johns Hopkins.
À Augusta, Shelly Allen a déclaré que son district n’a pas les moyens d’étudier l’efficacité formelle du Cognitive Tutor. Mais les professeurs qui l’utilisent ont vu que des élèves médiocres étaient en mesure de rejoindre des classes ordinaires. Les enseignants ont apprécié les rapports automatiques indiquant les forces et faiblesses des élèves et assurant le suivi de leurs travaux… Reste que pour l’instant, le district n’a pas les moyens d’acheter le programme pour tous ses élèves. Il n’est donc pas sûr que les 9400 autres élèves du secondaire d’Augusta puissent finir par en bénéficier…
Est-ce à croire qu’une école réussie dépend de l’argent dépensé ? Ce n’est pourtant pas ce que notait The Economist en commentant les derniers résultats du classement Pisa…
Serait-ce ceux qui connaissent le mieux les TICE qui s’en méfient le plus ?
Si les écoles américaines proposent de plus en plus d’ordinateurs, de logiciels et de programmes à leurs élèves, ce n’est pas le cas des écoles Steiner-Waldorf [fr], qui proposent un enseignement centré sur l’activité physique, l’apprentissage créatif et les tâches pratiques, explique dans un autre article Matt Richtel. Il n’y a pas d’ordinateurs dans les écoles Waldorf. 40 des 160 écoles Waldorf sises aux Etats-Unis se trouvent en Californie. Plusieurs accueillent des enfants des plus grands ingénieurs de la Valley. Trois quarts des parents de l’école Waldorf de Peninsula est fortement impliqué dans les nouvelles technologies, pourtant ils ne voient pas de contradictions avec l’enseignement qu’ils font délivrer à leurs enfants.
Bien sûr, la qualité de l’enseignement de ce type d’école est difficile à comparer à celui que reçoit l’essentiel des petits Américains. Aux États-Unis, en classe élémentaire, les écoles privées n’ont pas à faire passer les tests standardisés, mais les dirigeants des écoles Waldorf estiment que leurs élèves n’obtiendraient peut-être pas tous de bonnes notes à ces tests, car leur enseignement est différent. Reste que 94 % de leurs élèves terminent leurs cursus par de grandes écoles, un pourcentage auquel ne parviennent pas la plupart des écoles publiques.
“Ce résultat n’est pas surprenant étant donné que les élèves reçus à Waldorf proviennent tous de famille où l’éducation a une haute valeur, suffisante en tout cas pour chercher une école privée et sélective et qu’ils ont tous les moyens de payer pour cela”. Bref, remarque Richtel : “il est difficile de séparer les effets des méthodes pédagogiques d’autres facteurs”. Dit autrement, le succès des écoles Waldorf est-il dû à la méthode d’enseignement originale ou à la qualité de l’environnement familial depuis laquelle sont recrutés les enfants ? Les études ont du mal à apporter des réponses à ces questions.
“L’enseignement est une expérience humaine”
Paul Thomas, un ancien professeur qui a écrit une douzaine de livres sur les méthodes éducatives estime qu’une approche limitée de la technologie en classe bénéficiera toujours à l’apprentissage. “L’enseignement est une expérience humaine” rappelle-t-il. “La technologie est une source de distraction quand nous avons besoin d’apprendre à écrire, à compter, à lire et à penser”.
La qualité de Waldorf provient des professeurs, insistent bien des parents. Les compétences en informatique viendront bien assez tôt, d’autant qu’elles sont faciles à acquérir, si on dispose des bases pour les comprendre, estime le directeur d’une start-up de la Valley. Visiblement, un nombre important de parents travaillent dans des sociétés qui produisent des produits que les écoles Waldorf évitent à leurs élèves, explique Dan Frost pour le San Francisco Mag. “Les enfants Waldorf ont accès à toute la technologie, mais ils ne ressentent pas le besoin de l’utiliser”, ajoute une élève.
Reste que le contraste entre ce que l’économie technologique locale produit et la vie que les parents des élèves Waldorf préconisent pour leurs enfants est frappant. Peut-être est-ce le reflet de parents qui voudraient avoir une vie plus déconnectée… Une des mamans travaillait chez Apple pour vendre justement des ordinateurs aux écoles, jusqu’à ce qu’elle découvre les écoles Waldorf. Elle voudrait maintenant qu’on réfléchisse un peu plus à ce qu’on propose aux enfants. “J’ai entendu parler d’une sorte de robot ourson qui regarderait la télévision avec votre enfant pour discuter avec lui des programmes qu’il regarde, de sorte que l’enfant ait un ami avec lui… Je ne peux rien imaginer de plus triste” pour l’avenir de nos enfants.
Les parents des élèves Waldorf estiment que la technologie change la société en mieux. “J’aime Google”, explique Alan Eagle, un directeur de communication du Géant de Mountain View et parent à l’école Waldorf. “Et je suis ravi que les produits nous créons soient disponibles pour mes enfants… mais quand ils seront prêts pour eux.”
Les gadgets ne semblent pas manquer aux enfants. Comme le disait Kevin Kelly [fr] :
La technologie nous a aidés à apprendre, mais ce n’était pas le moyen de l’apprentissage. (…) Et puisque l’éducation des enfants consiste essentiellement à inculquer des valeurs et des habitudes, elle est peut-être la dernière zone à pouvoir bénéficier de la technologie.
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Billet initialement publié sur InternetActu sous le titre “Education et nouvelles technologies : y croire ou ne pas y croire ?”
Image CC Flickr Foomandoonian et jenny downing
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