La vie secrète des adolescents dans les réseaux sociaux
Yann Leroux revient sur un texte de danah boyd et Alice Marwick, où elles y expliquent que les jeunes sont soucieux de leur vie privée, contrairement à ce que les adultes pensent.
Les adolescents se soucient peu de leur vie privée. Ils auraient la fâcheuse tendance à partager n’importe quel contenu avec n’importe qui. Ils ne prendraient pas suffisamment en compte que ce qui est écrit aujourd’hui peut être retrouvé demain, et ils auraient même la légèreté d’ignorer que 10 ans plus tard, des contenus en ligne pourraient leur coûter un emploi.
Un texte de danah boyd et Alice Marwick – La vie privée dans les réseaux sociaux, les attitudes, pratiques et stratégies des adolescents [PDF] – fait le point sur les pratiques adolescentes en ligne. Il montre que les pratiques adolescents en ligne sont conditionnées par le sens que les adolescents donnent à la situation et qu’ils sont toujours soucieux de leur vie privée.
La vie privée est d’abord une histoire d’espace. C’est l’espace dans lequel il est possible d’être seul. C’est l’espace dans lequel chacun a la maitrise de l’ouverture et de la fermeture à l’autre. Cet espace peut être un objet – un coffre, par exemple. Il peut être un espace d’inscriptions – c’est le journal intime. Il peut encore être l’espace dans lequel sont contenues des conduites ou des relations qui doivent être masquées des autres. La maison, telle que nous l’expérimentons depuis la Seconde Guerre mondiale, en est le modèle parfait.
L’espace privé n’est pas nécessairement un espace physique. Il peut s’agir d’un espace psychologique : c’est alors le secret des pensées que l’on se dit qu’à soi-même. L’espace privé se superpose alors à ce qui n’est pas dit ou exprimé.
De la même façon que l’épaisseur des murs et leur agencement masquent plus ou moins la maison aux regard extérieurs, dans le cyberespace, les dispositifs sont plus ou moins ouverts sur l’espace public. Ainsi, Facebook a de plus en plus ouvert les comptes sur l’espace public. Le flux d’actualité qui avait suscité beaucoup de résistance lors de sa mise en place est parfaitement accepté par tous. Mais il ne s’agit pas seulement de code. Celui-ci ne fait pas la loi, contrairement à ce que Lawrence Lessig pouvait affirmer. Des pratiques sociales se greffent sur ces dispositifs, et les amendent fortement. Par exemple, Blizzard a dû reculer devant la levée des boucliers lors de la mise en place de la fonctionnalité Nom Réel. Google a dû aussi largement modifier Google Buzz devant les plaintes des utilisateurs, et la fonctionnalité annoncée comme une révolution qui allait culbuter Facebook végète aujourd’hui dans un coin du cyberespace.
Double discours
danah boyd et Alice Marwick mettent le doigt sur une certaine hypocrisie : on reproche souvent aux adolescents de ne pas être suffisamment précautionneux en ligne sans tenir compte du fait que ceux qui ont pouvoir sur eux, c’est-à-dire les parents, rompent régulièrement les barrières de leur vie privée sous des prétextes fallacieux. Un double langage se met alors en place. Les adultes se plaignent du manque de retenue des adolescents en ligne et ils se comportent dans l’espace physique comme s’ils n’avaient pas droit à un espace privé.
Elles donnent un exemple qui est d’autant plus parlant que le procédé est souvent utilisé par les formateurs. Lors d’une session de formation auprès d’adolescents, des adultes font un diaporama de toutes les images qu’ils ont trouvées sur les comptes des adolescents. Le diaporama provoque une bronca des adolescents et l’incompréhension des adultes. Pour ces derniers, les images sont publiques, puisque trouvées sur Facebook. Pour les adolescents, il s’agit d’une trahison. danah boyd et Alice Marwick interprètent la situation en termes de pouvoir : ce n’est pas que les adolescents ne prennent pas en compte la question de la vie privée sur Facebook mais plutôt les autres qui ne la respectent pas.
En somme, les adolescents se comportent en ligne comme au supermarché. Tout le monde voit le contenu du caddy du voisin à la caisse, mais personne ne fait de commentaire, Qui, ici est à blâmer ? Est-ce les adolescents ou les adultes qui non seulement font preuve d’une curiosité déplacée, mais s’en servent pour faire honte et culpabiliser des adolescents ?
danah boyd et Alice Marwick montrent que pour les adolescents, l’espace privé est d’abord un espace vide de la présence des parents. Pour certains adolescents, l’espace privé est un espace collectif. Il est séparé de l’espace public, mais à l’intérieur de cet espace, les adolescents ne bénéficient pas d’un espace qui leur appartienne en propre.
Les adolescents ont construit des pratiques sociales qui font de l’Internet un espace qui leur appartienne en propre. Observés de toutes parts, évalués de façon continuelle par les adultes, ils construisent dans les espaces publics des niches sociales. La cage d’escalier, le centre commercial étaient préférentiellement investis par les adolescents des générations précédentes.
Pour danah boyd et Alice Marwick, il s’agit avant tout d’une histoire de pouvoir. Les adolescents sont un groupe d’individus dominés, et ils créent des “contre-espace” dans lesquels ils vont pouvoir re-formuler leurs identités, leurs besoins, leurs intérêts. Comme les espaces physiques de socialisation ont disparu ou ont été considérablement réduits, les adolescents ont massivement investi le cyberespace comme espace de rassemblement. La notion de “contre-espace subalterne” qu’elles empruntent à Nancy Frazer n’est pas sans faire penser aux espaces hétérotopiques dont parle Michel Foucault.
Context is king
La pratique de l’Internet des adolescents se fait selon un” travail des frontières” qui définit sans cesse ce qui est privé et ce qui est public. Le contexte est ici la clé. On ne commente pas le contenu du caddy d’un étranger, mais on se sentira libre de le faire avec un ami. Cette règle fonctionne également en ligne. Elle est d’autant plus importante que différents mondes et types de relations s’y rencontrent régulièrement. L’effondrement des barrières qui maintenaient des acteurs dans des espaces sociaux différents produit des effets de convergence qui sont parfois malvenus.
danah boyd et Alice Marwick donnent quelques exemples de la manière dont se fait ce travail des frontières. Elles différencient des stratégies structurelles et des stratégies sociales.
1. Les stratégies structurelles
Le Top 8 de MySpace, les listes de Facebook permettent de composer des cercles de proches. Le Top 8 fonctionne comme signe : si vous n’êtes pas sur la liste, alors vous devez y penser à deux fois avant de poster un commentaire. Il est une ceinture rassurante : au-delà, c’est l’inconnu et en deçà c’est l’espace rassurant des relations privées. Les adolescents peuvent également utiliser différents dispositifs pour différentes audiences : la famille sur Facebook, les amis sur MSN. Chaque dispositif a des qualités qui le font ressentir plus ou moins public.
Sur Facebook, la désactivation du compte ou l’effacement des commentaires et des updates est aussi une façon de protéger sa vie privée.
2. Les stratégies sociales
Le travail ses frontières se fait également autour de stratégies relationnelles et de langage. Des private jokes, des allusions, des expressions argotiques permettent de rassembler des audiences et délimitent des espaces privés et des espaces publics. Par exemple, les paroles de “Always look on the bright side of life” peuvent être comprises comme un signe de bonne humeur ou de désespoir total. Les messages peuvent être encryptés dans des éléments de la culture populaire, ce qui les rend opaques aux adultes, et perméables à ceux qui ont la bonne référence. Une autre façon de procéder est de diminuer au maximum tout effet de contextualisation. Celui-ci n’est pas contenu dans le message, mais dans des interactions qui ont eu lieu ailleurs, ce qui empêche toute personne qui n’a pas le contexte de comprendre ce dont il s’agit.
Savoir coder les labyrinthes de sens nécessaires à la protection
« La plupart des ados ont réalisé que limiter l’accès au sens peut être un moyen bien plus efficace que d’essayer de limiter l’accès au contenu lui-même », écrivent danah boyd et Alice Marwick. Cette limitation se fait grâce à des figures langagières qui permettent à des individus et des groupe de s’entretenir en privé en public.
On en arrive toujours à la même chose. Ceux qui ont un rapport facilité à la langue sauront créer les labyrinthes de sens nécessaires à leur protection. Ils sauront encoder et décoder les contenus de l’Internet comme différentes figures transtextuelles (Genette, Ph. 1982). Ils sauront reconnaitre à l’intérieur d’un texte la présence d’un autre texte et qui lui donne tout son sens. Il sauront reconnaitre la citation, l’allusion ou le plagiat. Ils sauront décoder les signaux qui entourent un texte. Bref, ils sauront interpréter ce que l’Internet leur apporte.
Au final, la vie privée des adolescents en ligne est caractérisée par :
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des paniques morales orchestrées par les adultes autour de la figure de l’étranger.
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une méconnaissance des pratiques réelle des adolescents en ligne de la part des adultes.
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des pratiques de discours qui permettent de s’entretenir en privé en public.
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une utilisation efficace et créative des dispositifs techniques.
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Billet initialement publié sur Psy et geek ;-)
Images CC Flickr Annie in Beziers et paul peracchia
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