Mort de Ben Laden: nous avons déjà vu le film
Jean-Noël Lafargue analyse l'assassinat du chef d'Al-Qaida à l'aune d'un pilier du soft power américain, la culture. Cinéma, comics, séries télévisées, jeu vidéo nous ont préparés à trouver normal cet événement à la réciproque inimaginable.
Des militaires d’élite américains ont exécuté Oussama Ben Laden dans sa propriété d’Abbottabad, au Pakistan, sans s’être donné la peine d’avertir les autorités de ce pays. Une telle action n’a pas de réciproque possible. On n’imagine pas, par exemple, les services secrets britanniques venir sur le sol américain venger leurs morts en assassinant Wernher von Braun, inventeur des missiles V2 dont plusieurs milliers ont été lancés sur Londres pendant la Seconde Guerre mondiale et dont la fabrication a causé la mort de milliers de déportés employés à leur fabrication. Non, Wernher von Braun est mort dans son lit aux États-Unis, où il a eu le temps de participer au succès de deux grands mythes modernes de son pays d’adoption, la Nasa, qu’il a contribuée à créer, et la société Disney, avec qui il a réalisé des films éducatifs et prospectifs.
Ce destin n’a rien de comparable avec celui d’Oussama Ben Laden bien entendu : von Braun n’était qu’un ingénieur ayant mis ses recherches au service du Reich, de gré ou de force, tandis que Ben Laden est un chef de guerre et un chef religieux a priori totalement responsable de ses actes1. Si je fais ce parallèle malgré tout, c’est parce que le mélange de recherche scientifique, de responsabilité militaire, de propagande politique et d’entertainment qui font la carrière de Wernher von Braun et qui constitue un mélange a priori farfelu est en fait une illustration typique du lien qui existe aux États-Unis entre science, armée, politique, propagande et industrie culturelle.
En effet, s’il semble naturel pour les Américains d’avoir exécuté un Saoudien sur le sol pakistanais, si cela nous semble logique à tous, ce n’est pas par respect pour la première puissance financière et militaire du monde ni par assentiment envers une justice expéditive des plus suspectes, c’est que nous avons déjà vu le film.
Nous l’avons vu sous différentes formes plus ou moins fantaisistes, par exemple dans The West Wing, où le président Bartlet commande à distance des opérations militaires de récupération d’otages, dans une mise en scène proche de celle de la désormais célèbre photographie du président Obama et de son équipe :
Nous l’avons aussi vu dans 24 heures Chrono ou dans Alias, séries dont même le climat de suspicion (qui manipule qui exactement, qui ment, quelle est la vérité ?) semble avoir inspiré la communication erratique de l’équipe gouvernementale américaine, plusieurs fois reconstruite : pourquoi n’y a-t-il pas de photo ? Pas de corps ? Comment Ben Laden a-t-il été surpris, était-il armé, a-t-il résisté, comment est-il mort ?…
On se rappellera de la première version qui avait été donnée lors d’une conférence de presse : se servant d’une femme comme bouclier humain, Ben Laden aurait été abattu d’une balle en pleine tête.
Dans l’émission Place de la Toile du 8/05, le philosophe des sciences Mathieu Triclot faisait remarquer que ce scénario était similaire à un épisode du jeu Call of Duty: Black Ops, édité il y a six mois par la société Activision et où le joueur, qui incarne un agent de la CIA, se retrouve à tuer Fidel Castro d’une balle en pleine tête alors qu’el commandante (qui s’avérera être un sosie) tente lâchement de s’abriter derrière une femme.
Dans les fictions qu’ils produisent, par exemple Mission: Impossible2, les Américains sont habitués à trouver tout naturel d’entrer et de sortir de pays étrangers comme s’ils étaient chez eux ou de pratiquer leur justice sans s’embarrasser de droit international.
Le cinéma venait tout juste de naître quand le studio Vitagraph a produit son premier film de propagande, en reconstituant et en mettant en scène un épisode guerrier censé justifier la guerre hispano-américaine (1898) ; en 1933, le justicier Doc Savage explique à des Sud-Américains que son pays n’hésitera pas à les envahir s’ils ont la mauvaise idée d’attenter à ses intérêts en nationalisant leurs mines d’or ; les exemples de justification d’ingérence sont innombrables.
En revanche — et ce n’est pas un hasard —, les fictions américaines sont chargées de méfiance envers tout ce qui vient d’ailleurs. On peut trouver ça paradoxal concernant un pays qui s’est précisément construit et qui continue de se construire par l’accueil régulier d’étrangers, mais c’est plutôt rusé : en ne donnant à l’étranger que le choix entre un patriotisme exalté d’une part et, d’autre part, le soupçon d’être un saboteur, un poseur de bombes ou un assassin potentiel du président, il n’y a pas vraiment de marge de manœuvre.
Pas besoin de rappeler ici le nombre de fictions qui s’intéressent aux extra-terrestres, qualifiés d‘aliens (mot qui, on finira par l’oublier, signifie juste « étranger »), de visiteurs ou d’envahisseurs. Ce qui vient d’ailleurs est suspect et l’hyper-vigilance américaine a abouti à ce que ce pays ne soit, malgré des dizaines de guerres en un siècle, jamais véritablement attaqué sur son sol par d’autres pays3
Outre les pays étrangers qui sont vus comme un terrain de jeu et l’étranger dont on se méfie, les fictions populaires4 américaines diffusent assez insidieusement plusieurs autres clichés, comme la figure du président des États-Unis — parfois trompé par ses conseillers mais foncièrement honnête et courageux5, parfois même homme d’action, par exemple dans Air Force One ou Independance Day —, le goût pour la victoire6 et le refus systématique de la défaite militaire (qui ne saurait être que provisoire), comme le montre de manière éloquente le livre Diplopie, de Clément Chéroux, où l’on voit que la presse américaine a spontanément remplacé les images catastrophiques du World Trade Center attaqué par des clichés de pompiers érigeant le drapeau américain sur les ruines de Ground Zero dans une parodie d’une célèbre photographie de victoire lors de la bataille d’Iwo Jima.
En conclusion, je dirais une fois de plus que la frontière qui sépare la fiction de la réalité me semble bien fine, l’une servant souvent à justifier l’autre, et réciproquement.
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Billet initialement publié sur Le dernier blog sous le titre “Opérations extérieures”.
- Un parallèle plus évident aurait été d’imaginer l’assassinat, par des Soudanais, de l’ancien président Clinton qui, pour détourner l’attention du public en pleine affaire Lewinsky, avait lancé un raid punitif contre ce qu’il avait qualifié d’usine d’armement terroriste et qui s’est avérée n’être que la principale usine de médicaments du pays, notamment d’aspirine, causant, selon l’ambassadeur allemand au Soudan à l’époque la mort de dizaines de milliers de civils. On pourrait aussi imaginer des habitants de l’État du Madhya Pradesh qui viendraient sur le sol américain punir les dirigeants de Dow Chemicals responsables de la catastrophe de Bhopal, qui a fait plusieurs milliers de morts. En fait, de Santiago du Chili à Hiroshima en passant par le Moyen-Orient, des centaines de millions de gens ont des raisons directes de reprocher sa politique extérieure aux États-Unis. [↩]
- Au sujet de Mission : Impossible, j’ai lu récemment une interview de l’actrice Barbara Bain qui expliquait que de nombreux épisodes de la série relataient des évènements qui ont effectivement eu lieu, mais que ni l’équipe ni le public n’y voyait autre chose qu’une fiction fantaisiste à l’époque. En fait, un des scénaristes était (selon Barbara Bain) véritablement proche des services secrets américains. [↩]
- Ce sera pour une autre fois mais je réalise qu’il faudrait s’intéresser au cinéaste new-yorkais (et sans doute fallait-il l’être) Barry Sonnenfeld qui, dans son adaptation du comic-book Men in Black ou dans sa relecture de La Famille Addams a affirmé très clairement le droit à la différence et à l’étrangeté, le droit de vivre sur le sol américain sans pour autant s’imposer d’entrer dans le moule, en ayant le droit de conserver ses coutumes, ses bizarreries, pour peu, tout de même, de rester caché. [↩]
- Le peuple n’est pas seulement la cible des fictions populaires mais aussi, comme l’a écrit Umberto Eco, leur commanditaire. [↩]
- Au fait, les Américains auraient-ils élu Barack Obama président si la série 24 n’avait pas préparé l’idée d’un président noir avec le personnage de David Palmer ? [↩]
- Dans U-571, par exemple, les Américains s’attribuent un fait de guerre historique bien réel, mais britannique et ayant eu lieu des mois avant l’entrée en guerre des États-Unis. [↩]
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