Les manifs d’automne: des slogans sans ambition

Le 9 novembre 2010

Deux années de retraite ? Une revendication insuffisante pour Thierry Crouzet qui invite les Français à passer à une autre exigence : le dividende universel, seul outil pour corriger les erreurs sociales induites par la fabrication de monnaie.

Quel gâchis ! Ils descendent dans la rue par millions pour deux ans de retraite, pour être mieux traités en tant que salariés et pour que rien ne change. Ils demandent ni plus ni moins que les privilégiés d’aujourd’hui, ceux qui les asservissent, restent les privilégiés de demain, et soient juste un peu plus gentils avec eux.

Ils descendent dans la rue avec en tête un attirail idéologique qui date du XIXe siècle. Ils me font penser aux esclaves qui, il y a bien longtemps, demandaient des repas plus copieux mais ne remettaient pas en cause leur statut d’esclave, encore moins le statut d’esclavagiste.

La redistribution des richesses : un concept insuffisant

La gauche est dans un état de catatonie intellectuelle sidérant. Nous avons en fait deux camps qui s’opposent dont il est difficile de savoir lequel est le plus conservateur. Pourtant les idées progressistes existent et commencent à être plutôt bien argumentées.

1. Il ne faut pas descendre dans la rue pour demander deux ans de retraite en plus mais pour le droit de ne pas travailler à tout âge de la vie.
2. Il ne faut pas descendre dans la rue pour défendre le salariat mais pour exiger sa réinvention, un saut qui serait au moins aussi important que l’abandon de l’esclavage.

Avez-vous entendu clamer ce genre de choses ? On parle de redistribuer les richesses ? De prendre aux riches ? On reste dans la pure logique marxiste. Mais les hommes n’ont pas cessé de penser depuis.

Dans un petit essai qui s’adresse dans sa version actuelle aux matheux et aux économistes, La théorie relative de la monnaie, Stéphane Laborde nous fournit un attirail intellectuel qui peut nous aider à voir la société suivant une nouvelle perspective qu’Olivier Auber qualifie de numérique.

La conséquence : nous devons descendre par millions dans les rues pour exiger l’instauration du dividende universel. Ce combat sera international et non seulement franco-français (ce qui prouve l’inanité du mouvement actuel).

Le dividende universel est une somme d’argent versée tous les mois à chacun des habitants d’une zone économique. Une fois que vous le touchez, vous pouvez prendre votre retraite quand vous le voulez car vous recevez de quoi vous loger et vous nourrir.

En tant que salarié, vous n’êtes plus en situation perpétuelle de danger. Vous avez le pouvoir de dire merde à vos employeurs comme Noam le proclame dans La tune dans le caniveau.

Si on vous propose un travail dégradant, vous pouvez le refuser. Du coup, tous les petits boulots aujourd’hui mal payés et néanmoins nécessaires devraient être grandement revalorisés. En parallèle, les boulots plus prestigieux que tout le monde accepte avec plaisir seront dévalorisés.

La fabrication d’argent : bug central de la société

Nous voyons comment l’instauration du dividende universel changerait les rapports de force dans la société. Le salarié devient maître de sa vie. Le patron, dont il ne s’agit pas de remettre en cause l’existence, perdrait au passage son fouet. Il pourrait toujours proposer de belles carottes, car tout salaire s’ajoute au dividende universel, mais il n’aurait plus à sa disposition ses anciens moyens de pression. En face de lui se dresseraient enfin des hommes et des femmes libres.

Entendez-vous parler du dividende universel dans les cortèges de manifestants ? Non, on clame des slogans qui auraient pu être écrits il y a deux siècles. Personne ne remet en question un des bugs centraux de nos sociétés : le pouvoir de créer de l’argent ex nihilo, un pouvoir que les banquiers s’arrogent et dont ils abusent continuellement, injectant chaque année dans l’économie environ 5 % de masse monétaire en plus.

Pendant que vous avez travaillé, ils ont fabriqué l’argent pour vous payer. Nous avons le devoir de nous élever contre ce privilège dévolu à quelques milliers de personnes de par le monde comme jadis nos ancêtres se sont élevés contre la noblesse de robe, contre les esclavagistes, contre les hommes qui asservissaient leurs femmes.

Il ne s’agit pas de prendre l’argent des riches ou d’instaurer de nouvelles taxes, mais d’interdire cette petite magouille financière qui aujourd’hui régit l’économie. Utopique. Impossible. Croyez-vous que si des millions de personnes descendaient en même temps dans les rues de toutes les villes occidentales les hommes politiques resteraient sourds à leurs cris ? Non, car cette fois le combat sera légitime. Les manifestants ne seront plus seulement dans la contestation mais aussi dans la proposition.

Ils exigeront que les 5 % d’argent injecté annuellement dans l’économie le soient par chacun de nous. Plutôt que quelques nobles fabriquent la monnaie de manière centralisée et opaque, nous la fabriquerons tous de manière distribuée et décentralisée. Chaque mois nous verrons notre compte crédité d’une fraction des 5 % (la somme totale divisée par le nombre d’habitants). C’est ainsi que sera financé le dividende universel, en supprimant un simple privilège dont ne bénéficient qu’une poignée d’êtres humains.

Ces privilégiés se défendront-ils jusqu’à la mort ? Oui, au début. Il y a aura des pots cassés. Je ne vois pas comment cela pourrait être évité. Je vois mal les argentiers nous remettre de but en blanc les clés de leurs imprimeries à fausse monnaie. Mais devant la pression sociale, devant la prise de conscience généralisée de ce mécanisme tout simple de la création monétaire, ils n’auront d’autres choix que de s’incliner, comme tous les privilégiés se sont inclinés au fil des luttes sociales.
Ils pourront bien sûr se réinventer. Il n’est pas question de supprimer les banques mais de les ramener à un état où elles ne peuvent en gros prêter que l’argent dont elles disposent effectivement. Elles conserveront leur rôle de financement. Elles devront amasser de l’argent et le réinvestir dans des entreprises, mais elles ne gagneront qu’une part des bénéfices réels. Il y aura toujours des pauvres et des riches dans cette société. Mais les pauvres seront plus riches, les riches plus pauvres.

Une génération pour changer la donne

Alors moi aussi je descendrai dans la rue pour me battre contre un des fléaux de notre société. Aujourd’hui une fabuleuse envie de changement est dilapidée à mauvais escient. Nous devons avoir l’ambition de réclamer ce qui a priori semble utopique. On tentera de nous discréditer au nom de cette utopie alors que nous ne voulons que couper un simple privilège.
Quand est-ce que la prise de conscience sera suffisamment étendue pour atteindre le point de bascule ? Je n’en sais rien mais un texte comme celui de Stéphane Laborde devrait donner des éléments de réflexion à toute une génération d’économistes et d’intellectuels. Nous allons nous armer pour répondre à toutes les objections.

Quand est-ce qu’un peu partout dans le monde les leaders politiques s’empareront de cette idée ? Peut-être jamais. Un leader politique se trouve au sommet de la structure pyramidale de son parti. C’est un puissant parmi les siens. Les puissants du monde financier ne sont jamais éloignés de lui, ne serait-ce que pour financer ses campagnes. Ils ont bien compris que peu importait qui était au pouvoir du moment que leur privilège n’était pas questionné. Mettons les manifestants d’aujourd’hui au pouvoir, ces manifestants privés d’idées neuves, nous les verrons vite imiter ceux qu’ils veulent déloger.

Cette situation est-elle dramatique ? Je crois au contraire que c’est une grande chance. Le mouvement social français de ces dernières semaines montre que la force revendicatrice sourd de toute part. Les partis et les syndicats fixent les dates des manifestations mais ils ne sont pas au contrôle. Le mouvement émerge des citoyens en état de révolte. C’est une manifestation primitive du Cinquième pouvoir.

Le problème étant de remettre en cause une des structures pyramidales qui régit notre société, celle de la finance, il est logique que l’opposition s’organise de manière plus diffuse, c’est-à-dire en réseau. Et ce n’est pas pour rien si Stéphane Laborde exige la libération du code de la monnaie. Il préconise que tout le monde ait accès au code de la création monétaire tout comme Richard Stallman préconise le libre accès au code des programmes informatiques.
Leurs combats sont parallèles et rejoignent ma propre opposition aux structures pyramidales qui n’ont plus de sens et ne font que compliquer la société, en grippant les rouages et nous mettant en incapacité de réagir à la complexification du monde. Nous touchons au nœud de nos problèmes. Nombre des anciennes structures de pouvoir, par exemple celle des banquiers ou celle des éditeurs de codes mais aussi des éditeurs de connaissances ou de culture, sont une entrave au développement de l’intelligence collective, intelligence plus que jamais nécessaire lorsque notre monde fait face à des problèmes globaux.

PS : À l’initiative de Geneviève Morand, j’aurai le plaisir de passer à Genève la journée du 9 novembre en compagnie de Richard Stallman et Stéphane Laborde. De 10 h à 17 h, nous serons à La Muse pour un brainstorming ouvert au public. À 18 h, nous donnerons une conférence à l’Université de Genève.


Billet initialement publié sur le blog de Thierry Crouzet sous le titre Ils manifestent pour rien.

Photo FlickR CC William Hamon ; escalepade ; Barry Arnson.

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