La cybernétique et l’informatique dans la revue Planète (1961-1971)
La célèbre revue Planète, naviguant entre vulgarisation scientifique et descriptions de « médiums » ou autres civilisations disparues, faisait une large place aux articles d'actualité ou de prospective sur l'informatique. Petit état des lieux…
La revue Planète a rencontré un succès très important en son temps (1961-1971), notamment auprès des personnes ayant effectué des études supérieures longues((cf. Planète n°35, Lecteurs de planète, qui êtes-vous ? pp34-43. On apprend que les lecteurs de Planète ont un niveau de vie élevé, que 42% d’entre eux ont fait des études supérieures. Le sondage contient aussi des questions telles que « Pensez-vous que la vie vaille d’être vécue sans un idéal qui la dépasse ? » – réponse : non à 67%)). Elle ne faisait pourtant pas l’unanimité — j’ai lu par exemple un courrier de lecteur (Planète n°35) écrit par le philosophe Étienne Borne qui se disait ulcéré d’avoir été cité (de travers à son avis) par une revue selon lui « attentatoire aux intérêts et à l’honneur de la science, de la philosophie et de la religion ».
Il faut admettre que les auteurs n’avaient pas peur de passer allègrement de la vulgarisation scientifique à l’évocation de « médiums » capables d’impressionner une pellicule photographique par la seule force de leur pensée. Il était possible de voir mentionner un authentique grand penseur contemporain (Korzibsky, McLuhan, Wiener) sur le même plan que des escrocs « spirituels », des charlatans ou des amuseurs (Sri Aurobindo, Lanza del Vasto, Helena Blavatsky, Aleister Crowley). Planète pouvait faire le récit de civilisations disparues (et n’ayant parfois jamais existé) ou extra-terrestres à côté d’articles sérieux sur la paléontologie et l’astronomie.
Un nouveau théorème mathématique ou une découverte en physique fondamentale y servaient de prétexte à des démonstrations philosophiques. Des analyses politiques sérieuses pouvaient jouxter la liste des coïncidences troublantes qui rapprochent les meurtres de John F. Kennedy et d’Abraham Lincoln… Et bien entendu, de nombreux articles mélangeaient allègrement les genres. Jacques Mousseau, rédacteur en chef, défendait la revue en rappelant : « nos lecteurs sont des adultes ».
Nous sommes en plein dans la tradition des Impostures intellectuelles qu’ont pointé du doigt Alan Sokal et Jean Bricmont dans le livre du même nom en 1997 et qui, travers qui selon certains (où ai-je lu ça ?) remontent à Voltaire et à son immodestie face aux sciences exactes, immodestie inversement proportionnelle à sa compétence réelle dans le domaine. C’est d’ailleurs à Voltaire que Louis Pauwels en appelle pour se défendre (Planète n°10) : selon le philosophe de Ferney, ce sont les littérateurs (dont Paris regorge, dit-il, plus qu’Athènes ou Rome en leur temps glorieux) qui n’ont pas été invités à participer à l’encyclopédie qui se sont dressés contre elle.
Planète n’est cependant pas qu’un phénomène exclusivement français puisque la revue a eu des éditions en italien, en castillan, en portugais, en néerlandais et même en arabe.
Une place très importante était accordée dans Planète aux thèmes « spirituels » (Krishnamurti, Rose-croix, soufisme, Tibet, etc.) et, tout comme avec les articles de Patrice Van Eersel dans Actuel une décennie plus tard, on se demande avec un certain effroi combien de leurs lecteurs Louis Pauwels et Jacques Bergier ont envoyé se perdre dans des sectes ou s’abimer dans des expériences avec des psychotropes. La revue allait même jusqu’à organiser pour ses lecteurs des séjours dans des ashrams indiens !
En même temps, l’étendue des sujets traités, le nombre de ses lecteurs et la qualité des collaborateurs de Planète en ont fait une sorte de monument. Outre les permanents de la revue, citons des gens aussi divers que Jorge Luis Borges, Ray Bradbury, Isaac Asimov, Henri Laborit, Robert Oppenheimer, Henry Miller, Nicolas Schöffer, Han Suyin, Dennis Gabor, Saint-John Perse, Jean Paulhan, Federico Fellini, Konrad Lorenz, André Cayatte, Roger Caillois, Arthur C. Clarke, Jean-Louis Barrault, René Clément, Julian Huxley…
Je remarque que Planète était une revue furieusement phallocrate : un ou deux noms féminins sont mentionnés parmi les contributeurs, et les femmes montrées en photographie dans Planète sont souvent nues et presque exclusivement anonymes. Les éditions Planètepubliaient cependant une revue destinée au public féminin, Pénéla. Je n’en connais pas le contenu mais les couvertures laissent penser que l’on n’y parlait que de décoration. Un numéro a par exemple eu pour titre palpitant : 32 pages sur les moquettes. Pas étonnant que parmi les lecteurs de Planète on ne trouve que 16% de lectrices.
J’ignore ce qu’il en était dans les revues concurrentes.
Les articles consacrés à la cybernétique et à l’informatique
J’ai pu ne pas remarquer des articles, ou en tout cas des brèves, mais ma courte étude porte sur quarante-deux numéros de Planète (bi-mensuel) et du Nouveau Planète (mensuel). Ne m’ont manqué que les numéros 1, 2, 4, 5, 6, 8 et 22 de la première série, puis le numéro 9 et tous les numéros supérieurs à 10 (j’ignore combien il y en a eu) de la seconde série.
Planète n°17 juillet-août 1964 pp129-130
La troisième génération des cerveaux artificiels, par Jacques Bergier.
Les ordinateurs sont composés de minuscules unités de calcul (illustration : 56000 « unités de pensée » tiennent dans un dé à coudre) qui réagissent considérablement plus vite que le cerveau humain. Avec la généralisation de l’ordinateur, dit Bergier, les usines se vident de leurs machines traditionnelles, la classe ouvrière va être intégrée à la classe des savants.
Planète n°18 septembre-octobre 1964 pp30-35
Faut-il mettre les savants en laisse ? par François Derrey.
Intéressant papier sur la « fuite des cerveaux » (le mot est dans l’article), préoccupation qui n’est donc pas nouvelle. L’auteur préconise comme remède de mieux rémunérer les chercheurs français, de leur assurer de bonnes conditions de travail, d’avoir une industrie plus dynamique et de créer des « barrières douanières pour les intelligences ».
Quarante-cinq ans plus tard, on peut lire quasiment la même chose dans la presse…
Planète n°30 septembre-octobre 1966 pp175-176
Les élèves de Le Corbusier découvrent l’architecture cybernétique, par Michel Ragon.
Après la mort de « Corbu » (ainsi surnommé dans l’article), ses disciples tentent de finaliser la dernière commande de l’architecte, l’hôpital de Venise, en recourant à la topologie et à la cybernétique, avec l’assistance de Renault Engineering. IBM s’intéresse à ces travaux, dit l’article.
Planète n°31 novembre-décembre 1966 pp182-183
Machines, publicités, drogues… L’homme artificiel cède la place à l’homme naturel, par André Amar, qui résume un rapport publiée par la Rand Corporation (bulletin Sedeis, 10 mars 1965) : La productivité et la rentabilité intellectuelle seront à l’avenir augmentées et refaçonnées par la modification chimique, génétique, par l’ordinateur, par la manipumation et par les drogues. Le processus est déjà engagé, dit l’auteur. Ce Meilleur des mondescyberpunk avant la lettre ne semble pas positif à André Amar qui pense que, privés de responsabilités, nous deviendrons « étrangers à nous-mêmes » et nous réaliserons « cet état d’entropie croissante dont parle Norbert Wiener dans Cybernétique et société. L’homme déshumanisé ne serait plus qu’une chose parmi les choses ».
Planète n°33 mars-avril 1967 pp182-184
En tournant 2001, Kubrick prend la science-fiction au sérieux, par David A. Kyle.
Le numéro précédent reproduisait la nouvelle The Sentinel, d’Arthur C. Clarke, nouvelle qui a servi de base à 2001. L’idée de la science-fiction « prise au sérieux » est évoquée dans de nombreux autres numéros.
Planète n°35 juillet/août 1967 pp152-166
Une nouvelle industrie, la prévision de l’avenir, par Jacques Bergier
Rêves et prémonitions, les anglais veulent créer le service de prévision des catastrophes, par Georges Alfil.
Dans le premier article, Jacques Bergier parle notamment de la manière dont la science-fiction inspire l’industrie. Le second article affirme que des scientifiques et des businessmen britanniques songent à créer une administration qui centraliserait les rêves prémonitoires, les visions et les pressentiments afin de les faire traiter par un « cerveau électronique » (pour ceux qui se posent la question, la nouvelle Minority Report, de Philip K. Dick, date de dix ans auparavant).
Planète n°37 novembre-décembre 1967 pp187-191
L’enseignement par ordinateur sera la réalité de demain, par François Derrey.
À Londres on peut appeler l’ordinateur par téléphone, par Jacques Bergier.
« L’ordinateur continue à faire peur (…) l’image absurde d’un monde déshumanisé gouverné par des machines continue de hanter les cauchemars de nos contemporains (…) c’est une révolution complète de notre pédagogie qui se prépare (…) Une fois de plus il se vérifie que la machine intellectuelle ne déshumanise pas l’homme mais le libère ».
Le second article, par Jacques Bergier, présente la manière dont un nouveau dispositif nommé « Modem » permet à des terminaux peu onéreux d’accéder à une partie du « temps-machine » de gros ordinateurs, et ceci pour le coût modique d’environ 2700 francs par mois, c’est à dire le prix d’un abonnement de quatre-vingt dix ans à la Revue Planète (30 francs par an).
Planète n°38 janvier-février 1968 pp54-65
Contre notre sous-développement pédagogique : les machines à enseigner, par Alain Hervé.
« Nous entrons dans une nouvelle ère de la formation de l’esprit humain. Une fantastique liberté de création va être offerte à l’homme par la machine. Dans moins de dix ans nous saurons ce qu’il en aura fait ».
Planète n°40 mai-juin 1968 pp46-43
Charles de Carlo, un technocrate inquiet, interview par Alain Hervé.
« Nous sommes entrés dans l’ère de l’informatique (…) des questions concernant l’avenir de l’homme lui-même se posent (…) Que peut-il craindre ? Que peut-il espérer ? ».
De Carlo, directeur de la recherche en automation chez IBM répond. Pour lui, l’Europe est en retard technologique du fait de son système éducatif désuet et ce retard ne sera pas rattrapable. Il explique assez pédagogiquement que l’intelligence de l’ordinateur n’est pas réellement concurrente de l’intelligence humaine : « On pense posséder une machine intelligente. C’est absurde ». Cependant il s’inquiète de la société rationnelle, d’où les sentiments sont chassés. Ce « monde rationnel, technique » est peut-être « une maison de fous aux murs chromés dans laquelle nous sommes enfermés ». Un jour, craint-il, nous aurons « affaire à une société complètement robotisée (…) la communauté occidentale sera devenue un univers technique et le reste du monde sera à sa merci ». Les artistes sont peut être un espoir car ils « ont un pouvoir incroyable mais ils ne savent pas toujours l’utiliser (…) le pouvoir de changer l’homme » (l’exemple choisi est celui du cinéma suédois).
« Les connaissances deviennent si envahissantes qu’il faudrait plutôt prendre soin de s’en protéger, pour ne pas s’obstruer l’esprit ».
Planète n°41 juillet-août 1968 pp148-147
La théorie de la signification met les sentiments et les émotions en équations, par Jacques Bergier qui se penche sur les recherches de Dwight Wayne Batteau (chercheur qui a tenté d’établir une communication entre hommes et dauphins), propose de « dépasser les limites de la théorie de l’information et parvenir à une théorie de la signification ».
Le nouveau Planète n°9 juin 1969 pp50-55
L’homme emmachiné, photographies de Henri-Cartier Bresson à l’invitation d’IBM.
Le commentaire se veut rassurant : « nous ne voyons pas des techniciens écrasés par des monstres qu’ils ne maîtrisent plus. Au contraire, la bonhomie, la décontraction annihilent toute angoisse de la démesure », mais il se conclut cependant sur une citation de l’écrivain de Science-fiction Henry Kutner : « Et la chair était devenue machine. Et l’acier était devenu esprit ».
Le nouveau Planète n°10 septembre 1969 pp40-43
Il n’y a pas de mémoire, par Jacques Bergier.
En se basant sur les travaux du neurologue et cybernéticien Heinz von Foerster, Bergier s’intéresse au caractère meuble de la mémoire humaine et à la façon dont on pourrait calquer la mémoire de la machine sur la mémoire biologique. En retournant l’analogie et en l’extrapolant, Bergier déduit qu’il est possible que, comme les ordinateurs, tous les humains soient victimes des mêmes trous de mémoire, des mêmes zones blanches, des mêmes faux souvenirs, des mêmes erreurs.
L’amnésie générale est en effet une explication de choix (à moi d’extrapoler) pour expliquer que des civilisations antiques supérieures aient disparu sans laisser de traces, ainsi que Planète l’a souvent laissé entendre.
En conclusion
Les rédacteurs de Planète étaient obsédés par certains thèmes tels que la possible augmentation de l’intelligence humaine, l’avènement d’un sur-homme, mais aussi la crainte d’un abêtissement général de l’humanité. Il semble que souvent, l’ordinateur leur ait semblé être l’outil de rêve pour sauver et pour améliorer l’humanité entière.
Bien qu’ils s’en soient régulièrement moqués, on sent par petites touches que les contributeurs de la revue sont légèrement inquiets face à la concurrence des « monstres d’acier ».
Malgré sa formation scientifique, Jacques Bergier ne craint jamais les extrapolations à l’emporte-pièce ou les descriptions techniques erronées : il aime chercher le merveilleux dans la science, mais s’il ne le trouve pas, il l’invente.
En lisant tous ces numéros de Planète je me pose surtout la question du rapprochement entre fantaisie science-fictive et sciences dures. Les scientifiques (et surtout les scientifiques de l’immédiat après-guerre, à qui tout semblait possible) sont-ils de sérieux inventeurs ou ne font-ils que donner une réalité à des concepts imaginaires ? Et est-ce incompatible ? De leur côté, les auteurs de science-fiction seraient-ils des presque-scientifiques (et parfois d’authentiques scientifiques) que la difficulté et la lenteur du progrès désespèrent au point de préférer imaginer plutôt que d’attendre ? On peut penser par exemple du cas d’Aldous et de Julian Huxley. Le premier est une référence majeure de Planète et dont le second y a collaboré. L’écrivain Aldous Huxley a imaginé une société uniforme, parfaitement inhumaine, gérée par la drogue et l’eugénisme ; son frère Julian, biologiste et premier directeur de l’Unesco, a longtemps promu lui aussi la sélection génétique pour améliorer l’homme. Quand on sait cela et qu’on se souvient qu’Aldous Huxley a passé la fin de sa vie à essayer tous les psychotropes imaginables, on peut se demander si Le Meilleur des mondes était bien une dystopie et non une utopie dans l’idée de son créateur.
» Article publié initialement sur Le dernier des blogs.
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