Des techniques relationnelles aux technologies relationnelles
Des philosophes grecs aux réseaux sociaux, Christian Fauré clarifie des notions que l'on confond parfois et les replace dans le contexte de la communication à l'ère du numérique.
L’évolution du web et le succès des réseaux sociaux ont mis en avant l’importance de ce que nous nommons d’une manière plus large les « technologies relationnelles ». Celles-ci débordent et diffèrent pourtant de ce que nous appelons les « réseaux sociaux », en nous référant aux grands noms des services en ligne que sont Facebook ou Twitter, pour ne citer que les plus populaires d’entre eux.
C’est ce débordement que je souhaiterais décrire, notamment en distinguant les techniques relationnelles des technologies relationnelles. Cette distinction pouvant être appréhendé à partir du prisme des pratiques relationnelles.
§1. Les techniques sont des pratiques
De plus en plus, le terme de technologie supplante celui de technique. Tantôt la technologie désigne le discours sur la technique – ou science de la technique – comme l’indique son étymologie, mais le plus souvent on utilise le terme comme désignant l’ensemble des techniques scientifiques qui se sont la plupart du temps développées dans des activités industrielles.
L’expression de «technologies relationnelles», elle, est encore plus récente. Son utilisation croissante est notamment due au succès phénoménal que rencontrent, depuis 2003, les services de réseaux sociaux sur le web.
Plus prosaïquement, les techniques ont ceci de particulier que, contrairement aux technologies, elles s’accompagnent toujours de pratiques, comme quand on dit de quelqu’un qu’il a « la technique » ; ce qui signifie qu’il a le « tour de main » ou le savoir-faire, c’est-à -dire qu’il sait pratiquer.
Si la technique est un savoir-faire qui requiert une pratique, la chose sera beaucoup moins évidente lorsque nous aborderons à proprement parler les technologies relationnelles. J’emploie ici le futur car je voudrais, dans un premier temps, aborder les technologies relationnelles depuis la question des techniques relationnelles, et tout d’abord en redéfinissant le périmètre de ces dernières.
§2. Typologies des pratiques relationnelles
Si aujourd’hui, par «technologies relationnelles» on entend vaguement des techniques de communication, nous souhaiterions préciser plus distinctement la conception que nous nous faisons des techniques relationnelles et des pratiques relationnelles qui leur sont intrinsèquement liées. Or ce périmètre est beaucoup plus vaste que ce que l’on peut penser de prime abord.
S’il y a des pratiques relationnelles, celles-ci doivent d’abord s’entendre comme des activités qui nécessitent une forme d’altérité que souligne le terme «relationnelles». D’une manière générale, il faut être en public, en groupe ou en société pour exercer des pratiques relationnelles. À ce titre, je n’hésite pas présenter la courtoisie, la politesse, ou encore l’hospitalité comme relevant pleinement des pratiques relationnelles. Ce sont des activités qui font l’objet d’un apprentissage (d’une éducation), et qui requièrent l’utilisation de techniques appropriées.
A ces activités qui relèvent du savoir-vivre et plus généralement de l’éthique (je crois que c’est Derrida qui disait que « l’éthique, c’est l’hospitalité »), il faut rajouter les pratiques oratoires développées grâce aux techniques d’animation (de réunions, de discussions, …) jusqu’aux techniques de prise de parole et d’argumentation qui, elles, relèvent de ce que l’on nomme la rhétorique.
La rhétorique et l’éthique relèvent pleinement des techniques relationnelles. Et Aristote, qui enseignait la rhétorique à l’Académie de Platon, est assurément la figure majeure du philosophe des techniques relationnelles.
Les protocoles que respectent les ambassadeurs et les ministères des relations extérieures sont également des techniques relationnelles, au même titre que les rituels et les liturgies religieuses, mais aussi sociales.
Enfin, à un niveau politique, c’est le vivre-ensemble et la civilité qui désignent le champ où s’exercent les techniques relationnelles. Au-delà , c’est le règne des barbares avec leurs mœurs et leurs pratiques incompréhensibles.
Les techniques relationnelles visent à élever l’homme, certains diront à le civiliser. C’est ainsi que, dans le film de Truffaut sur l’enfant sauvage, le professeur commence à s’employer à initier l’enfant aux techniques et aux pratiques relationnelles, conditions même de tout apprentissage ultérieur. Encore aujourd’hui à l’école, on commence à apprendre aux enfants à rester assis avant de pouvoir poursuivre tout enseignement théorique.
§3. Politique de civilisation
On se souvient que, lors de ses voeux à la nation du 31 décembre 2008, le président français avait utilisé l’expression de « politique de civilisation ». Il est d’autre part surprenant que ce soit ce président «bling-bling» qui lâche des «casse-toi pov’con !» qui soit en même temps celui qui vienne nous parler de politique de civilisation], reprenant ainsi un des titres du sociologue Edgar Morin : Pour une politique de civilisation (éd. Arléa, 2002).
Ce dernier avait fait des propositions concrètes aux candidats à la présidentielle, « notamment sur le terrain du rétablissement des solidarités, de la création de maisons de solidarité ou d’un service civil ad hoc » [ Cf dans Le Nouvel Obs, Edgar Morin : "Que connaissent Sarkozy et Guaino de mes thèses ?"]. En se proposant de « régénérer la vie sociale, la vie politique et la vie individuelle », Edgar Morin désignait par là , mais sans l’expliciter pour autant, la nécessité de réactiver les techniques relationnelles en tant que pratiques constitutives de la civilité et de la civilisation.
On pressent bien que c’est un combat contre la barbarie croissante qui se joue à présent, et que celle-ci ne vient pas de l’extérieur mais se trouve au cœur de nos sociétés, agissant tel un poison qui menace le processus d’individuation psychique et collective.
Si donc il nous faut réactiver une politique de civilisation, cela doit passer par les pratiques et les techniques relationnelles.
§4. Techniques de soi & techniques du nous
Ars Industrialis a beaucoup mis en avant l’intérêt et l’enjeu des techniques de soi. Or, les techniques relationnelles répondent aux techniques de soi en tant que « techniques du nous ». La complémentarité des « techniques de soi » et des « techniques du nous » fait écho à la relation transductive à l’œuvre dans l’individuation psychique et collective de Simondon : je ne m’individue grâce aux techniques de soi que parce que je me singularise également dans un nous grâce à des techniques du nous.
Techniques de soi et techniques du nous composent, et le théâtre est haut lieu historique de cette composition. Il n’est pas étonnant que la question du théâtre soit au cÅ“ur de l’œuvre de Goethe, notamment dans ses «romans d’éducation», car cette littérature allemande (et je pense également à L’Arrière-saison de Adalbert Stifter, que m’a fait découvrir Caroline Stiegler) montre bien à quel point les techniques de soi ne peuvent se déployer qu’en regard des techniques du nous.
Ces œuvres sont de formidables leçons de courtoisie, d’hospitalité et de savoir-vivre. Si L’Arrière-saison est un chef d’œuvre inégalé aux yeux de Nietzsche, c’est certainement qu’il contient l’esprit d’un nous dans lequel les singularités peuvent s’épanouir. L’expression de roman d’éducation souligne du coup la nécessité conjointe d’apprendre tout autant les techniques de soi que les techniques du nous. Or, quand l’enseignement s’en tient à l’ingurgitation de «connaissances», ce sont les techniques de soi et les techniques du nous passent à la trappe : c’est l’âme même de l’éducation qui fond comme neige au soleil quand ces techniques ne sont pas, ou plus, enseignées.
Foucault lui-même parle des techniques du nous, mais il ne les appelle pas comme çà . Lui, parle de «techniques des autres». Dans Le Gouvernement de soi et des autres, il avait d’ailleurs l’intention de réunir des textes et des cours qu’il avait fait alternativement sur les techniques de soi puis sur les techniques des autres.
§5. La logique des technologies relationnelles
Outre le sens de technologie compris depuis son horizon scientifico-industriel, il y a une compréhension plus originaire de la technologie comme inscription du symbolique dans la matière, que l’on peut également présenter comme technique de spatialisation d’un flux.
Présentée de la sorte, la distinction entre techniques et technologies n’est plus simplement pensée selon des strates historiques («avant il y avait la technique, aujourd’hui c’est plutôt de la technologie».) Techniques et technologies cohabitent depuis l’invention de l’écriture, si ce n’est depuis les premières peintures préhistoriques.
C’est donc avec raison que Sylvain Auroux parle de la révolution « technologique », et non « technique », de la grammatisation. Ce processus de grammatisation, que l’on reprend ici dans le sens élargi – proposé par Bernard Stiegler- de discrétisation du continu (grammatisation des flux), est une des composantes de la «double hélice» de la technologie dont la deuxième est le devenir algorithmique.
Avec la technologie, le relationnel devient médiatisé, il faudrait même dire hypermédiatisé. Ce n’est plus un relationnel du hic & nunc. La relation, passée à la moulinette de la décomposition puis de la recomposition est ainsi différée dans le temps et l’espace. C’est cette distance spacio-temporelle que ne cesse d’élargir le milieu technologique, grâce aux bras armés de la science, de l’économie et de l’industrie. Mais alors l’enjeu, quel est-il ?
Il s’agit des pratiques.
Quelles pratiques devons-nous développer en cette période hégémonique des technologies relationnelles ? Puisque nous ne sommes plus dans des techniques qui s’accompagnent systématiquement de pratiques, nous voyons émerger quatre cas de figures tendancielles :
- Peu de développement de pratiques ni d’usages (tendances technophobes et réactionnaires)
- Peu de développement de pratiques mais beaucoup d’usages (figure dominante du consumérisme, avec des extrêmes comme les Otaku)
- Beaucoup de développement de pratiques mais peu d’usages (la figure du hacker)
- Beaucoup de développement de pratiques et d’usages
L’industrie, telle quelle est configurée dans le système consumériste, favorise le développement des usages car ils sont plus «monétisables» et rentables à court terme que des pratiques (cf. la logique du grand emprunt : développement du « machin numérique »). En partie parce qu’il est plus aisé de contrôler des usages que des pratiques. Aussi, l’industrie des technologies relationnelles qui gère les réseaux sociaux en ligne tend à produire des services relationnels qui court-circuitent le développement de pratiques.
Il y a donc une double distinction pour aborder pleinement la question des technologies relationnelles. D’abord la distinction entre technique et technologie, puis l’on déplie cette distinction en :
- Techniques/Technologies relationnelles, puisque le relationnel est ici le sujet de notre investigation. Notons au passage que cette thématique du relationnel n’est pas anodine : elle doit s’entendre dans un cadre conceptuel plus largue qui prône un réalisme relationnel. À savoir qu’il y a une forme de primauté de la relation sur les termes de celle-ci (ces derniers se constituant et s’individualisant dans, et par, celle-ci).
- Techniques /Technologies de soi, à ce niveau force est de reconnaître que le champ des technologies de soi n’a pas encore été proprement délimité, l’expression s’effaçant à chaque fois sous la prédominance des «techniques de soi», sauf si le terme a été américanisé, c’est-à -dire là où il n’y a plus que de la technologie [Notons que Laurence Allard utilise l’expression de «Technologies de soi»]. Par ailleurs, on ne peut pas suivre Foucault dans la distinction qu’il fait, ou ne fait pas, entre techniques et technologie : ainsi il présente l’écriture de soi comme une technique de soi, là où nous nous dirions qu’il s’agit plutôt d’une technologie de soi.
- Techniques/Technologies du nous, champ que développe Foucault via l’expression «technique des autres». Je n’ai pas repris ce terme car la notion d’altérité s’accommode souvent mal du réalisme relationnel et de la transduction.
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On connaît les problèmes de communication qu’a suscité l’utilisation de la messagerie électronique : cette technologie relationnelle ne portait pas en elle, nécessairement, une bonne pratique relationnelle. On peut ainsi utiliser une multitude de technologies relationnelles comme les blogs, le email, les réseaux sociaux, etc. tout en étant pauvre en techniques et en pratiques relationnelles (cf. les pratiques de « troll » sur les forums de discussion, la nécessité d’avoir des modérateurs, etc). Les initiatives autour de la netiquette sont en ce sens des techniques relationnelles qui sont recommandées dans l’utilisation des technologies relationnelles :
«La nétiquette est une règle informelle, puis une charte qui définit les règles de conduite et de politesse recommandées sur les premiers médias de communication mis à disposition par Internet.
S’il ne fallait retenir qu’une règle : ce que vous ne feriez pas lors d’une conversation réelle face à votre correspondant, ne prenez pas l’Internet comme bouclier pour le faire. À cette notion de courtoisie et de respect de l’autre viennent ensuite se greffer des règles supplémentaires relatives aux spécificités de plusieurs médias
(Wikipedia , 19 avril 2010)
L’anonymat (la confusion des identités) et l’absence de présence physique désajustent les pratiques relationnelles. La relation via des protocoles de connexion en réseau a ainsi été orpheline de politiques relationnelles pour accompagner les changements. Par défaut, on a surtout assisté à une déferlante de postures stigmatisant l’ensemble des technologies relationnelles comme portant avec elles une hégémonie de l’irresponsabilité, de l’incivilité, et la gamme des reproches va bien sûr jusqu’à la piraterie.
Étrangement, ce sont ceux-là même qui ne comprennent pas la nécessité d’une politique des technologies de l’esprit, à savoir ici les technologies relationnelles, qui sont les premiers à se plaindre de ce qui se passe sur le web. Ils ont délaissé toute politique d’éducation relative aux technologies relationnelles et s’étonnent ensuite de n’y voir que de la barbarie.
Le défaut d’une politique des technologies relationnelles laisse le champ libre à un détournement de celles-ci qui court-circuite le développent des techniques relationnelles, laissant se développer une «barbarie technologique».
Mais s’il est certes vrai que les technologies relationnelles peuvent court-circuiter les techniques et les pratiques relationnelles, il n’en reste pas moins que toute personne civilisée est toujours mieux armée pour développer des pratiques relationnelles sur la base des technologies relationnelles. Il faut réarmer les techniques relationnelles, ces technique du nous, si nous ne voulons pas que les technologies relationnelles nous plongent dans le on, à défaut d’un nous.
Il y a une bataille pour le nous à mener qui passe aussi bien par le développement des techniques de soi que des techniques du nous.
Ce sont notamment les technologies relationnelles qu’enseignaient les sophistes en Grèce ancienne, or celles-ci en arrivaient à ne produire aucune pratique relationnelle. Et le Socrate de Platon s’aperçoit bien que les technologies relationnelles, contrairement aux techniques relationnelles, n’engendrent pas nécessairement des pratiques relationnelles. C’est la raison pour laquelle il invitait la jeunesse à des écoles buissonnières de la dialectique.
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Billet initialement publié sur le blog de Christian Fauré
Image de une CC Flickr joshfassbind.com
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