Les nouveaux nouveaux chiens de garde
Le financement d'enquêtes journalistiques par des organismes qui défendent un intérêt pour une cause ou un projet, comme les ONG ou l'agence de presse maritime Ocean71, émerge. Deux chercheurs ont étudié cette nouvelle façon de financer le journalisme d'investigation.
Dans un papier commandé par l’INSEAD, Mark Lee Hunter et Luk Van Wassenhove développent l’émergence d’un nouveau modèle économique propre au journalisme. Le regard original des deux chercheurs ouvre un chantier important qui permet de donner à la pratique journalistique un nouveau cadre théorique mais pose cependant un grand nombre de questions. Quel est le nouveau socle éthique de cette forme de journalisme ? A qui s’adressent les médias stakeholders ? A quoi ressembleront les chiens de garde de demain ? Au service de qui travailleront-ils ?
« Disruptive News Technologies : Stakeholder Media and the Future of Watchdog Journalism Business Models ». Avec un titre pareil, on peut comprendre que l’étude n’ait pas trouvé beaucoup de relais en francophonie… L’intitulé est déjà tout un programme. L’étude formée d’une quarantaine de pages a été écrite par un ancien journaliste d’investigation, Mark Lee Hunter, qui a déjà fait l’objet d’un billet sur Chacaille . Ce reporter américain basé à Paris a commencé à se faire remarquer au cours des années 1990. On lui doit notamment un ouvrage un peu pince sans rire sur Jack Lang ( le titre en anglais : The Ministry of fun), une  enquête sur l’affaire Canson et surtout une longue immersion auprès des militants du Front National (un Américain au Front, 1995). Son compère, Luk Van Wassenhove,  est un pur produit de l‘INSEAD dont il occupe la chaire Henry Ford.
L’objectif de cette recherche est de pointer l’apparition et le développement d’une nouvelle source de financement pour les enquêtes journalistiques au longs cours. Les auteurs partent du constat que les médias traditionnels sont de moins en moins enclins à produire de longues enquêtes : le modèle classique des industries des médias décline. A de rares exceptions près, comme le Canard enchaîné en France, ils ne sont pas rentables (p.3). Si les grands groupes de presse et les médias traditionnels restent un support pour la publication d’une certaine forme de watchdog journalism, ils n’en constituent pas l’apanage exclusif. L’hypothèse qu’ils formulent est que le journalisme d’enquête va se développer en dehors et parallèlement à cette industrie quitte à ce que cette dernière récupère dans un second temps le fruit de l’investigation. Ce sont des stakeholders medias qui seront les principaux commanditaires d’enquête au longs cours.
Mais qu’est ce qu’un stakeholder media, exactement ?
Le terme stakeholder provient du vocabulaire managérial et économique. La théorie de management que l’on appelle Stakeholder view consiste à considérer une corporation non pas à travers ses actionnaires (les shareholders) mais par le biais de celles et ceux qui en produisent la valeur, soit les acteurs qui en sont les parties prenantes, les stakeholders. La notion a évolué pour désigner un organisme qui défend un intérêt pour une cause ou un projet. Les organisations non gouvernementales par exemple, portent assez bien l’étiquette stakeholder. Appliqué au monde des médias, le terme semble tout de suite désigner la presse d’opinion. Cette perspective est toutefois réductrice et biaisée. Hunter et Wassenhove  désignent comme stakeholders des médias qui sont articulés autour d’une « communauté d’intérêt concernée par un sujet ou une cause » (p. 8).
La principale critique que les auteurs commencent par esquiver est celle de la crédibilité des informations portées par ce type de médias. On peut en effet se demander ce que valent les infos qui y sont déposées. Même au service d’une « bonne » cause, le travail journalistique serait invalidé par les présupposés et les intérêts du stakeholder qui y serait associé. Tel n’est pas le cas affirment les deux chercheurs. Ce type de médias n’est pas moins crédible que la presse d’opinion. Qui plus est, les médias stakeholders n’avancent pas masqués sous l’étiquette de l’objectivité – un point que je développerai dans le prochain billet- . Hunter et Wassenhove vont même plus loin. Ils constatent que même avant le début de la crise financière qui a touché les médias, ces derniers étaient en perte de crédibilité par rapport à leur public. Les chercheurs mentionnent notamment une intéressant sondage réalisé par la Sofres en janvier 2010. Ce dernier indique que 66% du public ne croit plus à l’indépendance des journalistes. ce pourcentage serait même en augmentation régulière. A partir de ce constat, on peut imaginer que le public ne fera pas moins confiance à un stakeholder qu’à un média traditionnel.
Des enquêtes financées par un tiers intéressé par le sujet
Ce n’est donc pas le positionnement idéologique du média qui en fait un stakeholder, mais plutôt l’intérêt qu’il porte à un sujet. On peut ainsi considérer des sites comme celui d’Amnesty International ou celui de Human Rights Watch comme des stakeholders. Cette dernière association a d’ailleurs produit plusieurs rapports sur des problématiques inhérentes aux droits de l’homme avec le concours de journalistes. De plus, Human Rights Watch vient de décrocher la timbale. Le financier-philanthrope George Soros vient de lui adresser une obole de 100 millions de francs. Nul doute que cet argent pourrait servir à financer des investigations onéreuses. Mais des médias au format plus « classique » peuvent très bien rentrer dans cette catégorie. La Revue Durable par exemple, que l’on trouve aussi en format magazine, cherche aussi à fonder une communauté d’intérêt autour d’un sujet. Même chose du côté de Océan 71, un site internet qui s’intéresse au grand large et qui vient de lancer une enquête sur la pêche au thon rouge.
Plus généralement, Les médias stakeholders se déclinent à travers différentes formes, via divers supports. Cela va du site internet à la newsletter en passant par l’imprimé ou la radio. Quoi qu’il en soit, ces médias se sont principalement développés grâce à l’émergence du web. Il faut également différencier ce type de médias des réseaux sociaux : » Twitter, Facebook, LinkedIn, ne constituent pas des médias stakeholders pour l’instant. Ils sont par contre utilisés par les stakeholders pour organiser leurs contacts et diffuser les alertes ». (p. 8 ). Les stakeholders vont donc permettre à de nouveaux nouveaux chiens de garde d’effectuer leur travail de veille et d’enquête.
Dénoncer les dysfonctionnements
Il est intéressant de constater que les auteurs font la différence entre les watchdogs journalists et les investigators. Tous les chiens de garde ne sont pas forcément de bons enquêteurs. L’investigation requiert des compétences, un réseau, et une certaine maîtrise de l’interview que les watchdogs ne maîtrisent pas obligatoirement. Cependant un bon journaliste d’investigation remplit quasi automatiquement la fonction de watchdog, selon Hunter et Wassenhove. Il vaut la peine de s’arrêter également un instant sur ce terme de watchdog. L’expression Chien de garde, en français, est fortement connotée, notamment après la parution de l’ouvrage de Serge Halimi (S. Halimi, Les nouveaux chiens de garde, Seuil, 1997). Dans cet ouvrage, les chiens de garde sont les journalistes et les représentants d’une sphère médiatique au service du pouvoir et des groupes économiques. En France, Le chien aboie pour les puissants. La sociologue des médias Géraldine Muhlmann s’est déjà étonnée de la connotation beaucoup plus positive que trouve le terme auprès des médias anglo-saxons et plus particulièrement américains. Il y désigne une pratique journalistique qui s’intéresse de près aux rouages du pouvoir et qui n’hésite pas à dénoncer les dysfonctionnements et les abus de ce dernier. Le watchdog journalism se développe au cours des décennies 1960 et 1970 et connait son heure de gloire avec le scandale du Watergate. De l’autre côté de l’Atlantique, le chien aboie pour les citoyens. Peut-être est-il temps de se de réapproprier le terme sur le vieux Continent et de le doter d’une connotation plus positive ?
Le financement d’enquêtes par ce type de médias suscite quelques ruptures par rapport à la pratique journalistique. Les chercheurs en dénombrent au moins trois qu’ils mentionnent dans leur recherche et que je développerai dans des billets à venir en prenant des exemples concrets :
1. On assiste au au développement d’un nouveau cadre théorique de l’éthique journalistique.
2. Le contenu des investigations ne consiste plus en un « produit » mais en un « service ».
3. La réorientation du marché se concentre non plus sur le « public » mais s’adresse à une « communauté ».
A suivre…
Article initialement publié sur Chacaille
Illustrations CC FlickR : ~BostonBill~
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