Les dangers de la cyberaddiction ?

Le 22 juillet 2010

Un nouveau projet de loi prévoit de lutter contre la "cyberaddiction". Mais cette dernière existe-t-elle ? N'est-elle pas qu'un nouvel épisode de l'inflation législative ? Cette initiative est en tout cas révélatrice d'une angoisse parentale vieille comme le monde.

Internet a eu un effet secondaire désastreux et tout à fait mesurable : l’inflation législative.

Une irrépressible inflation législative

Autrefois, l’activité des députés se découvrait dans le Journal Officiel de la République Française, un document totalement public mais à qui personne, dans la pratique, n’accédait. Et puis il y a eu Internet, avec des sites officiels tels que Journal-officiel, Assemblée – Nationale et Legifrance, et d’autres moins officiels tels que Députés Godillots et Nos Députés. Avec ces sources, la surveillance de l’activité des députés n’est plus une affaire de politiques et de journalistes, ça devient un loisir ouvert à qui le veut. Les députés qui assumaient leur mandat sans jamais rien faire étaient autrefois les plus protégés, aujourd’hui ce sont les plus exposés, on peut vérifier qu’un tel rate toutes les séances, n’a posé que deux questions en cinq ans et n’a participé à aucun projet de loi. Cette surveillance du député est parfois injuste, car elle ne porte pour l’essentiel que sur ce qui peut être comptabilisé, or on peut imaginer que, comme dans de nombreux métiers, il n’y a pas que ce que l’on compte qui compte.

Reste que nos parlementaires, fragilisés, stressés (notamment depuis l’épisode Hadopi), se sentent forcés de déposer projet de loi sur projet de loi et de s’inscrire à mille et un groupes parlementaires. Les lois s’accumulent, doublonnent, se contredisent, suivent l’actualité sans distance (« un fait divers, une loi », comme l’écrit Maître Eolas) et s’avèrent souvent complètement inapplicables, au point que nombre d’entre elles ne sont pas promulguées (c’était le cas de 60% des lois votées depuis 2006, selon Le Canard enchaîné du 27/08/2008) ou ne sont pas applicables du fait de décrets évasifs quand aux moyens à employer pour les faire respecter.

On peut craindre qu’il naisse de tout ça une grande confusion et une incompréhension entre les législateurs, les instances juridiques et les citoyens.

Une énième loi contre les dangers des nouvelles technologies

Le 2737e épisode de cette tragédie1 qu’est notre démocratie vient d’être enregistré auprès du président de l’Assemblée nationale mardi dernier, il s’agit d’un projet de loi « visant à mieux garantir le droit à l’éducation à la santé, à responsabiliser les pouvoirs publics et les industries de jeux vidéo dans l’éducation à la santé et la protection des enfants et des adolescents contre la cyberaddiction »2.

Plutôt œcuménique, ce projet de loi émane d’un peu tous les bords politiques (quoique majoritairement à gauche me semble-t-il) et a été forgé à l’occasion d’une session du « parlement des enfants » : les scolaires d’une classe d’école primaire d’un village de l’île de la Réunion se prononcent pour qu’on les empêche d’abuser du jeu vidéo.

Cette situation confirme à mon sens une intuition que j’ai toujours eue : quand on demande aux enfants de « jouer aux grands » (citoyenneté, réponse à des concours), ces derniers font des propositions qui se rapportent à ce qu’ils savent ou croient qu’on aimerait qu’ils veuillent plutôt qu’à ce qu’ils voudraient eux-mêmes. Le rapport qui sépare l’autorité pédagogique (parents, enseignants) de l’enfant pousse ce dernier à répondre à ce genre de sollicitation de manière impersonnelle.

La cyberaddiction existe-t-elle vraiment ?

Si ce projet de loi passait, il ferait entrer la notion de cyberaddiction dans le code civil, sans la moindre justification scientifique de la réalité effective d’une pratique pathologique du jeu vidéo chez les enfants, malgré une description parfaitement effrayante : « Les conséquences sont alors très graves : fatigue visuelle, asociabilité, agressivité, nervosité, vertiges, troubles de la conscience et de l’orientation, voire crises d’épilepsie et nausées, repli sur soi, échec scolaire, perte de la notion du temps, déshydratation et sous-alimentation ». On se croirait dans un mauvais épisode de la série L’Instit.

Pourtant, aucune étude en psychiatrie ou en psychologie n’a donné de consistance à ce poncif du jeu vidéo qui rendrait forcément « accro »3 et aurait, le cas échéant, une nocivité comparable à celle du tabac, de l’alcool, ou encore des jeux d’argent… que l’on vient de libéraliser sur Internet.

La « cyberaddiction » n’est qu’une nouvelle forme d’une antique angoisse des adultes, celles de voir leur progéniture se passionner de manière obsessionnelle à un loisir quelconque : « ne lis pas toute la journée tu vas t’abimer les yeux », « ne lis pas Tintin, lis Jules Verne »,« ne lis pas des mangas, lis Tintin », « ne regarde pas la télé tout le temps », « arrête de t’enfermer pour écouter des disques », etc.

Il est logique de recommander aux enfants d’éviter toute pratique excessive, ou du moins, ça semble faire partie du métier de parent. Mais faut-il en faire une loi pour autant ? Ce projet de loi qui affirme que « jouer sur console, sur ordinateur, téléphone portable ou sur Internet à des jeux vidéo n’est pas complètement négatif, à condition d’en mesurer l’usage et la durée » propose rien moins que de contraindre les éditeurs à imposer aux jeunes joueurs des pauses régulières d’une demi-heure.

Il est amusant que l’on craigne si fort la perte de réalité et l’isolement social qui toucherait les enfants au contact de mondes imaginaires (car c’est toujours ce qui est visé : roman, bande dessinée, télévision, mélomanie, jeu), c’est-à-dire échappant à l’empire des adultes… Mais que personne n’aie l’idée de se pencher sur le cas des parents abusifs qui inscrivent de force leurs rejetons à des activités sportives intensives dans le but souvent cruellement irréaliste d’en faire les champions qu’ils auraient rêvé d’être.

Et pendant ce temps-là, notre charmante secrétaire d’État au Numérique investit des millions d’euros dans les « serious games », c’est-à-dire des jeux pédagogiques qui pour la plupart servent à entraîner des adultes à tout un tas d’activités fantaisistes et souvent néfastes à l’espèce humaine telles que le développement personnel, le management, le boursicotage et, bien sûr, la guerre.

Tous les jeux vidéo sont sérieux, sauf les serious games.

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Lire ailleurs : La recette de l’addiction au jeux vidéo (coût faible, niveau CM2) / Game in society.

(illustrations : diverses campagnes publiques ou associatives de protection de la jeunesse face aux dangers du « numérique ». On goûtera particulièrement la communication de l’association e-enfance pour qui les joies d’Internet sont les jeux, le harcèlement et le happy slapping et qui diffuse un clip sur un jeune internaute qui n’a pas d’amis dans la « vraie vie » en proposant à ses semblables de discuter de leurs problèmes avec… un robot.)

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Billet originellement publié sur Le Dernier Blog sous le titre “Cyber-addiction”.

Crédit photo CC Flickr : Gnack Gnack Gnack.

  1. « Chaque fois que vous entendez le mot démocratie, associez-lui le mot tragédie ! » disait récemment J.-.L. Godard. []
  2. Remarqué par Astrid Girardeau / The Internets []
  3. Lire par exemple ce qu’en dit Yann Leroux / InternetActu — qui rappelle entre autres que les premiers consommateurs de jeu vidéo sont les trentenaires —, ou Serge Tisseron dans Qui a peur des jeux vidéo ? []

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