Habiter le web
Le web, cet espace sans lieux, serait-il néanmoins habitable? Oui, si l'on considère qu'habiter, c'est avant tout avoir des habitudes...
« Tu vois, quand le housing sera prêt, j’achèterai une maison ici. »
Alferys avait les poings plantés sur les hanches, et regardait la marina de Talos. Sans doute voulait-il m’impressionner. Je l’avais rencontré a la sortie de métro de Galaxy city et il m’avait groupé à la suite d’une remarque que j’avais faite sur le canal général. Alferys supportait mal le moindre propos négatif à son égard… Depuis, on quêtait souvent ensemble. Ses pouvoirs de blaster combinés à mes capacités de défenseure faisaient merveille. Une maison à Talos Island ? Je regardais la petite marina très classique avec ses appartements pour milliardaires. Combien de points de prestige cela allait-il encore coûter ? L’idée ne m’avait pas paru être des meilleures. D’ailleurs, l’endroit manquait de vagues, on ne pourrait pas y surfer, alors…
Plus tard, ou est-ce plus tôt ? Le temps fonctionne étrangement dans ces mondes. En sortant d’Ashenvale, j’avais été frappé par le rude soleil des Barrens. Les vertes forêts de mon lieu de naissance ne m’avaient jamais totalement convenu. Déboucher sur cette savane avait été un choc. Ces ocres, ces oranges, ces arbres maigres, cette herbe jaune, tout ici me rappelait la brousse sénégalaise. Le soleil qui assommait même les bêtes était pour moi une bénédiction. Je pouvais le sentir sur ma peau tandis que je courais sur les pistes. Si seulement il pouvait y avoir une lagune, j’y construirais à coup sûr une maison !
L’espace du web
Une maison. Drôle d’idée ? Mais qu’est ce que habiter le web ? Qu’est-ce que habiter l’Internet ? Les premiers digiborigènes ont toujours eu à cœur d’avoir un lieu qui soit un chez soi, un home. C’est d’ailleurs la première dénomination de la page d’accueil des sites : home page. C’était aussi la page ou l’on se présentait, page-maison qui a ensuite muté en weblogs puis en blogs. Cette page-maison des temps premiers me semble être l’équivalent de l’imaginaire de la hutte. Elle peut être rudimentaire, elle dit et délimite ce qui est humain, habité, habitable, de tout ce qui ne l’est pas. Comme le cyberspace semble moins vide, déjà ! Ici, quelqu’un habite et maintient une page.
La home-page enchante les immensités vides, elle est le signe sûr de la présence d’un genius loci. Elle est ce qui nous racine profondément dans le cyberspace. Les blogs, trop souvent considérés comme des Himalaya d’indidivualisme, ont poursuivi ce mouvement en traçant des sentes entres les différentes pages-maison. Ce sont ces allées et venues qui ont donné naissance au Web 2.0.
La page-maison a une propriété singulière : elle est le point d’entrée du site c’est-à-dire qu’elle contient et ouvre à la fois sur d’autres espaces. Voilà donc une curieuse maison puisqu’on y fait qu’y entrer et que rien ne vient (presque) signaler qu’on la quitte. Curieuse également, puisqu’elle se donne essentiellement comme plane, sans profondeur. Peut être tient elle ces caractéristiques du tissu et du papier qui sont les deux matières de références avec lesquelles nous pensons les inscriptions ?
Elle serait, en ce sens, plus un « être concentré » que « vertical », pour reprendre les catégories de Gaston Bachelard1. Il y a pourtant bien un « être obscur » de la page-maison qui aurait fait le bonheur du philosophe. Il y a ces ascenseurs, mais ils ne font que confirmer sa méfiance à leur égard – « Les ascenseurs détruisent l’héroïsme de l’escalier » – car ils ne conduisent pas dans les dessous. Il y a ces souterrains, ces terriers, ces caves qui s’étendent en réseau vers d’autres pages-maison. L’escalier, ici, c’est le FTPW qui mène à un d’autres dessous (celui qui a mis à jour un site important pourra témoigner que parfois cette opération est héroïque !) auxquels on accède en … montant (upload).
Nous avons tous dans l’espace de nos souvenirs des lieux que nous revisitons avec plaisir, nostalgie, ou angoisse. Ce sont le plus souvent des lieux qui sont attachés à notre enfance. Nous aimons parfois nous y rendre en première personne pour les visiter à nouveau. Ce qui alors avait été déposé en ces lieux – des jeux, des disputes, des ennuis, des cris… revient alors à la pensée et peut être repris dans un travail de mémoire. Cela peut aussi être l’occasion d’une transmission, car c’est souvent avec ses enfants que l’on revient sur les chemins de son enfance. Mais il arrive aussi que certains d’entre eux nous soient devenus inaccessibles du fait d’empêchements internes : cela fait trop d’émotion d’y revenir ; où du fait d’impossibilités externes : le lieu a disparu, ou est devenu interdit pour des raisons politiques, sanitaires ou de sécurité…
S’ils nous sont encore accessibles en troisième personne, dans nos souvenirs comme dans nos rêves, nous devons alors faire avec des espaces qui n’ont plus de lieux sur lesquels nous pourrions nous rendre en première personne. Ils restent cependant importants, et parfois ce sont les enfants qui sont chargés de réinvestir pour leurs parents les espaces qui leur ont été interdits. Nous connaissons d’autres espaces de ce type. Ce sont les enseignes commerciales. Que l’on se trouve a Ponteau-Combault ou Kuala-Lumpur, un Flunch, un Mc Do ou un Carrefour restent toujours un Flunch, un Mc Do ou un Carrefour. On n’y est jamais dépaysé. C’est à dire qu’une fois que l’on entre dans ces espaces, on ne peut plus être ailleurs. Ce sont des enclaves qui font disparaître la Normandie ou la Malaisie. Y entrer, c’est pendant un moment mettre en suspens que l’on est et que l’on vient aussi d’ailleurs.
Internet, un espace sans lieux ?
Le réseau Internet est un de ces espaces sans lieux.Le cyberspace est un espace construit sur le tissu des interconnections des machines. C’est un espace “sans localisation”, “hétérotopique”2. Nous nous y rendons quotidiennement mais nous ne pouvons nous y rendre que représentés par les différentes étiquettes qui nous identifient sur le réseau (adresse IP, email, pseudonyme, signature) et, lorsque cela est possible, par un avatar.
L’espace Internet nous est à jamais fermé à une visite en personne. C’est un “hors-là” qui juxtapose les espaces privés et publics, accumule et diffuse les savoirs, reconstruit les identités, et dispose du temps dans le sens d’une accélération ou au contraire d’une conservation illimitée des données.
Pourtant, dans cet espace-machine, les digiborigènes par leurs usages, ont su creuser des lieux. Ils l’ont fait d’abord par cette espèce de fureur taxinomique qui semble les saisir et qui leur a permis de dresser une toponymie : Forgefer, Slashdot, Usenet, sont des endroits bien connus. Ils l’ont fait ensuite en maintenant et en transmettant des récits liants des lieux à des actions.
Les jeux massivement multijoueurs donnent beaucoup de ce type de récits, que ce soit sous la forme de textes ou de vidéos. La mort de Lord British ou la chronologie de Usenet maintenue par Google en sont deux exemples.
Enfin, l’usage des espaces numériques, la force des habitudes, a été le troisième facteur contribuant à créer dans les espaces numérique le sentiment de lieux différents, désirables, ou au contraire pénibles à traverser (Je pense ici plus particulièrement au lag qui a cette curieuse particularité de transformer n’importe quel espace en une zone de frustration et d’énervement).
Nommer, raconter, utiliser sont les trois facteurs qui contribuent à créer le sentiment de lieux habitables sur le réseau.
On habite le réseau comme on habite tout court. C’est une manière habituelle d’être, de se tenir3. C’est un ensemble de petites habitudes– on utilisera ce navigateur et tel autre, cette page de démarrage, ce tapotement sur la souris pendant le chargement de la page…
En un mot, c’est ce qui, de tous les actes engagés, demeure. Sur le réseau, les habitudes sont encouragées par l’utilisation de schèmes simples : nouveau/ouvrir/fermer, éditeur/enregistrer/supprimer, envoyer/recevoir. Elles sont aussi encouragées par le fait que les dispositifs d’écriture sont souvent les mêmes : une boîte de dialogue, avec les icones pour dire la mise en forme en gras, italique etc. Malheur à celui qui ne sait en disposer ! Il se sentira malvenu sur toutes les terres numériques. Autant dire qu’il se sentira malvenu tout court tant la conglomération des espaces numériques et géographique devient totale.
A contrario, être déconnecté contre son gré provoque aujourd’hui chez un nombre toujours plus grand de personnes un sentiment de malaise qui est à rapprocher de celui provoqué par le fait de se vivre sans racines, ou éloigné de sa terre d’origine.
Il est la façon dont, aujourd’hui, se vit et se dit la perte des liens.
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Article initialement publié et commenté sur Psy et Geek
Les notes renvoient à l’article original
Illustrations CC Flickr par visulogik
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