Les magazines sur Google Books – l’exemple de Popular Science
[...] Pour illustrer cette dualité, je montrerai dans ce billet comment Google Books permet de reconstituer rapidement l’évolution éditoriale d’un titre de magazine sans pouvoir répondre à certaines questions pourtant simples.
Google Books, comme son nom ne l’indique pas, permet aussi d’accéder à des magazines numérisés. Le service a débuté en décembre 2008 et compte actuellement 104 titres : 92 en anglais, 8 en espagnol, 3 en portugais, 1 en français (Mobiles magazine du groupe Oracom). Les titres disponibles les plus connus sont Life (de novembre 1936 à décembre 1972), Ebony (de novembre 1959 à novembre 2008), Popular Mechanics (de janvier 1905 à décembre 2005) et Popular Science (de mai 1872 à mars 2009). Pour Life, rappelons que les photos de la collection sont disponibles sur Google Images.
La recherche à l’aide de Google Books porte par défaut sur les livres et les magazines mais on peut aussi renvoyer uniquement les résultats concernant les magazines en utilisant la fonctionnalité Advanced Book Search. L’outil de navigation et de recherche est très simple ; on se reportera éventuellement à l’aide succincte et au blog de Google dédié à la recherche sur Books. Cet outil est à la fois extrêmement puissant et utile tout en demeurant, à certains égards, frustre et insatisfaisant. Pour illustrer cette dualité, je montrerai dans ce billet comment Google Books permet de reconstituer rapidement l’évolution éditoriale d’un titre de magazine sans pouvoir répondre à certaines questions pourtant simples.
J’ai retenu comme exemple le magazine Popular Science dont plus de 1600 parutions sont intégralement disponibles sur le service de Google. Popular Science est un magazine mensuel américain de vulgarisation scientifique et technique fondé en 1872 par Edward L. Youmas. Les premières parutions reprenaient des articles publiés dans des revues anglaises, et en plus de cent ans, le titre a évidemment beaucoup évolué. En janvier 2007, le groupe Time Warner a vendu Popular Science avec 17 autres magazines au groupe Bonnier.
Son principal concurrent est Popular Mechanics du groupe Hearst, également disponible sur Google Books et qui propose par ailleurs toutes ses couvertures sur son propre site.
L’historique succinct du titre qui figure sur la version anglaise de Wikipedia mentionne le changement radical de politique éditoriale en 1914-1915. L’analyse qui suit repère d’autres évolutions notables très faciles à observer depuis Google Books. Je ne prétends pas toutefois avoir reconstitué ci-dessous un historique exhaustif des évolutions du magazine durant sa longue histoire. Mon objectif ici consiste uniquement à montrer que l’outil permet de travailler rapidement une masse considérable d’informations éditoriales, d’identifier aisément les changements de maquettes qui sont très souvent accompagnés d’une inflexion de ligne éditoriale, et d’en tirer une assez bonne connaissance de son évolution.
Critères retenus pour cet examen
- analyse des couvertures (illustration, sous-titre, sommaire)
- repérage des techniques utilisées (illustrations, photos noir et blanc, photos couleur, etc.)
- identification de la structure de la parution (pagination, composition, organisation du texte et des illustrations, rubriques)
- liste des articles
Fonctionnalités utilisées
- Overview / Browse all issues, présentation des parutions selon une ligne de temps qui permet l’examen rapide des couvertures ; j’ai également utilisé l’excellent site coverbrowser.com
- section Contents, donne la liste des articles de la parution
- bouton Thumbnails, permet de prendre connaissance de la structuration d’ensemble du magazine et de sa pagination, des grandes règles de sa composition, de l’articulation entre les masses de texte et d’illustrations, etc.
La méthodologie suivie consiste en « coups de sonde » dans la collection. Je n’ai pas ouvert chacune des parutions une à une ! Quand un changement intervenait dans les critères exposés ci-dessus, j’ai procédé par dichotomie en resserrant successivement l’écart de temps pour déterminer la date précise du changement.
La première livraison en mai 1872 comporte déjà des illustrations dont un portrait de Samuel Morse. Il contient onze articles composés sur une seule colonne. On notera que pour les anciens numéros, Google Books ne donne pas la table des articles dans la section Contents. Chaque numéro suivant s’ouvre avec un portrait gravé de savant. À partir de 1880 environ, le portrait est parfois à la fin (juillet 1880) et par la suite il peut apparaître au milieu de la parution (janvier 1895).
Janvier 1878 marque la première illustration en couverture.
À partir de janvier 1890, l’index des articles figure dans la section Contents ce qui facilite grandement la navigation. Chaque titre d’article dans Contents est accompagné de quelques mots-clés ou d’un bref résumé en quelques mots, suivi de la page du début de l’article. Ce découpage du contenu et cette indexation sont donc visiblement effectués manuellement et le vocabulaire d’indexation n’est pas contrôlé. Plus grave, il ne semble pas possible d’effectuer des recherches sur cette indexation.
À partir de la fin 1891, on relève l’apparition de photos et d’illustrations réalisées à partir de photos (mentions from a photograph., ex. janvier 1896).
Les parutions des trois derniers mois de 1915 ne figurent pas dans la collection en ligne. Le changement est manifeste en janvier 1916 où figurent de nombreux articles et illustrations. La composition passe alors sur deux colonnes. D’après Wikipedia en effet : « En 1914, la Modern Publishing Company a acheté Electrician and Mechanic et au cours des deux années qui suivirent, plusieurs magazines ont fusionné dans un magazine scientifique destiné au grand public. Le magazine a subi une série de changements de nom : Modern Electrics and Mechanics, Popular Electricity and Modern Mechanics, Modern Mechanics puis finalement World’s Advance. Les éditeurs étaient alors à la recherche d’un nouveau nom lorsqu’ils ont acheté Popular Science Monthly. La parution d’octobre 1915 était intitulée Popular Science Monthly and World’s Advance. Le numéro de volume (vol. 87, N ° 4) était bien celui de Popular Science, mais le contenu était celui de World’s Advance. Le changement de Popular Science Monthly a été radical. L’ancienne version était une revue savante ; chaque numéro d’une centaine de pages contenait 8 à 10 articles et 10 à 20 photos ou illustrations. La nouvelle version contenait de multiples articles courts et faciles à lire ainsi qu’une profusion d’illustrations. La diffusion a doublé la première année ».
En juillet 1913 une photo ouvre un article. En janvier 1916 le magazine est composé sur deux colonnes, puis la première photo de couverture apparaît en avril 1916. Chaque numéro est alors structuré en deux parties à peu près égales : la première avec de très nombreuses photos et gravures, l’autre moins illustrée.
On note l’absence de parution après décembre 1916 et la reprise en juillet 1917. Les couvertures illustrées deviennent alors sensationnalistes et la publicité fait son apparition. De 1917 à 1919, seules certaines couvertures sont illustrées. À partir de 1920, pratiquement toutes les couvertures sont illustrées, toujours avec des images spectaculaires dont la plupart sont des fictions ou anticipations dans les arts mécaniques (automobiles, avions, navires, trains, parachutes, ballons, etc.). Certaines couvertures semblent manquer dans la collection de Google Magazine. L’une de ces illustrations, signée Norman Rockwell, est célèbre; elle est parue en octobre 1920 et figure un homme qui s’interroge sur la possibilité du mouvement perpétuel.
La composition est sur deux colonnes jusqu’à septembre 1918 avec de nombreux habillages des images (cf. janvier 1918 p. 80). À partir d’octobre 1918, la composition se fait sur 3 colonnes, toujours avec des habillages sophistiqués et parfois des chevauchements d’images (cf. octobre 1918 p. 60).
En juin et juillet 1925, le journal organise un concours dont l’illustration de couverture est le support (What’s Wrong in this Picture?). On retrouve ce picture contest durant quatre mois, d’octobre 1930 à janvier 1931 ; il s’agit toujours de retrouver des erreurs dans des photos. Un autre type de concours, toujours sur des images mais cette fois sous la forme de puzzles, est proposé de mars à juin 1932.
Février 1926 voit paraître la première image non figurative. Il s’agit de lettres multicolores figurant un « test d’imagination » (expliqué en page 14) et du slogan How fast can you mind work ?.
Février 1930 : le sommaire des articles figure sur la couverture qui n’est donc plus l’espace d’un seul sujet traité par un illustrateur. Cette disposition prend fin en octobre 1930 avec l’annonce du concours (v. ci-dessus).
Les aplats en couleur font leur apparition en février 1935 et les photos colorisées en janvier 1936.
On note la première image d’une fusée, tirée d’un canon, en avril 1936 et d’une fusée autopropulsée en avril 1938. Les fusées avaient fait l’objet d’un article dès août 1928 – mais uniquement en tant que propulseurs d’automobiles – et en décembre 1931 avec un article sur Robert Goddard.
Popular Science incorpore le magazine Mechanics and Handicraft en février 1939. La photo en couleur fait son apparition et la composition revient sur 2 colonnes. Les couvertures présentent souvent des images de matériels militaires divers et futuristes dès juillet 1936.
Le sous-titre change et devient Three magazines in one. Automobiles. Home & Shop. Mechanics en novembre 1940. Ce sous-titre disparaît en décembre 1941.
Les couvertures sont presque très souvent des photos en couleurs à partir de janvier 1941. Durant toute la guerre, les couvertures figurent des matériels ou des personnels militaires en action ; à noter, l’illustration de propagande raciste de janvier 1945.
Le magazine renoue avec les illustrations spectaculaires et prospectives en couverture à partir de janvier 1946. Les fusées deviennent véritablement des vecteurs de l’exploration spatiale en mai 1946. Les couvertures où figurent des réalisations techniques récentes alternent avec les sujets futuristes. Les techniques de pointe susceptibles d’améliorer la vie quotidienne apparaissent, parfois dans une mise en scène familiale.
Un essai d’incrustation de photo intervient en décembre 1949, et cette petite illustration se systématise dans le coin supérieur droit de la couverture à partir de février 1950. Cette maquette où la petite illustration complémentaire est le plus souvent une photo devient la règle durant les années 1950 et durera jusqu’en août 1954. Le sous-titre de couverture change à nouveau en 1951 et 1952, Mechanics and Handicraft d’abord puis à nouveau Automobiles. Home & Shop. Mechanics. Le magazine semble hésiter sur son positionnement. Les sujets liés à l’automobile sont majoritaires à partir de l’année 1954. La conquête de l’espace fait véritablement son apparition en janvier 1956 (Inside the New Midget Moon), plus d’un an avant le lancement du premier Spoutnik. C’est alors le seul sujet qui donne parfois lieu à des images prospectives (décembre 1962), les autres sujets semblent ancrés dans la vie quotidienne.
En novembre 1956, un titre annonce des full color photos d’automobiles à l’intérieur du magazine. Les photos couleurs sont suffisamment rares pour faire l’objet d’annonces en couverture jusqu’en octobre 1970.
Les robots font leur apparition en couverture en novembre 1965 sous la forme des Man Amplifiers.
L’acteur Sean Connery marque l’arrivée d’un people en couverture du magazine en janvier 1966 (illustration), suivi de Steve McQueen en novembre 1966 (mais cette fois, c’est une photo). Il semble que l’expérience n’ait pas été renouvelée.
Le sous-titre The What’s New Magazine apparaît en juillet 1969. Le magazine se recentre sur les nouveautés qui ont ou pourraient avoir un impact sur ses lecteurs. La composition revient sur trois colonnes en février 1970.
Avec les années 70, les couvertures prospectives disparaissent presque complètement – à l’exception de quelques vaisseaux spatiaux futuristes – pour laisser la place aux objets techniques du quotidien (dont l’automobile et l’avion, toujours en première place). Les sujets relatifs à l’énergie font leur apparition en 1975.
À la fin des années 70, la couleur se généralise pour les publicités et devient plus importantes pour les photos rédactionnelles à part égale environ avec le noir et blanc.
À partir de juin 1978, progressivement, on voit à nouveau des illustrations prospectives en couverture. Elles sont très fréquentes au début des années 80.
Les photos en noir et blanc deviennent minoritaires à la fin des années 80.
Le sous-titre The What’s New Magazine disparaît en juin 1989 marquant une nouvelle rupture éditoriale.
Les illustrations prospectives sont à nouveau majoritaires à partir de 1992.
1996-1997 nouvelle rupture : plusieurs articles sont mentionnés sur la couverture, The What’s New Magazine est en sur-titre à partir de janvier 1997, l’illustration occupe toute la page de couverture à partir de juin 1997, et l’infographie fait son apparition.
La seule couverture où figure un dinosaure est celle de septembre 1996 (à comparer avec les innombrables images en rapport avec l’espace, l’aéronautique, l’automobile…).
Un petit raté de Google : la parution d’octobre 1997 est présente deux fois.
1998-1999 marque la montée en puissance de l’infographie et des encadrés à l’intérieur des articles, le retour des habillages complexes du texte autour des images, l’alternance des compositions sur 2 et sur 3 colonnes, les doubles pages. Il s’agit d’une maquette typique de ces années. On relève de nombreuses couvertures sur l’espace.
À partir d’octobre 2001, plusieurs couvertures à fond blanc font leur apparition. Le sur-titre Wat’s new, What’s next revient et disparaît à nouveau en mars 2002.
Janvier 2006 : le cartouche rond The Future Now apparaît en couverture. Il est aussi présent sur le site actuel du magazine. Le mot Future est très souvent mentionné dans les titres. Les contenus mettent l’accent sur les futures réalisations techniques possibles. Le magazine comporte de nombreuses photos pleine page à l’intérieur et la rubrique Megapixels. The Must-see Photos of the Month apparaît. À quelques détails près, c’est la maquette qui est toujours utilisée actuellement.
En résumé : Popular Science était à l’origine un magazine de vulgarisation scientifique de haut niveau. Depuis 1916, c’est un magazine de vulgarisation populaire caractérisé par l’abondante illustration et la multiplicité d’articles brefs faciles à parcourir. Google Books permet de retracer rapidement sa ligne éditoriale qui a plusieurs fois évolué entre prospective à moyen terme et fiction spectaculaire d’une part, prospective à court terme et consumériste des objets techniques du quotidien d’autre part.
De nombreux paramètres supplémentaires devraient être pris en compte pour écrire une véritable histoire de ces variations éditoriales. La comparaison avec l’évolution de son principal concurrent Popular Mechanics serait par ailleurs très intéressante (un beau sujet d’histoire comparée de deux médias, les données et les outils sont là sous nos yeux…).
Il est possible d’effectuer des recherches sur la parution en cours, sur toute la collection en ligne, ou sur une période spécifique (via la recherche avancée et en utilisant l’ISSN du titre). Cette fonctionnalité permet par exemple de savoir que la première occurrence du mot Dinosaur intervient en décembre 1876 ou que serendipity est mentionné pour la première fois dans ce magazine en juillet 1969. On observe aussi qu’Einstein est cité en août 1910 (la théorie de la relativité date de 1905) ou que le mot pulsar est mentionné en juin 1969 (la découverte de ces objets astronomiques date de 1967). L’étude de la vulgarisation scientifique et technique, de la diffusion du vocabulaire d’une discipline et de ses concepts sont ainsi largement facilitées. La recherche d’illustrations spécifiques est par contre assez difficile et il faut passer en revue beaucoup de « bruit » pour repérer par exemple la gravure des squelettes réalisée par Waterhouse Hawkins pour un ouvrage de Thomas Henry Huxley dans un article intitulé The Proofs of Evolution by E.E. Free en septembre 19231.
Cette dernière difficulté est pénalisante pour les spécialistes des études visuelles, et plus généralement pour toutes les recherches fines qui nécessitent la structuration des contenus indexés (recherches sur légendes ou crédits des images, sur les titres, sur les signatures, voire même sur les entités nommées, etc.). Sur ce point, la technologie déployée par Google n’est pas encore au niveau de certaines réalisations comme ActivePaper Archive (Olive Software), Bondi Digital Publishing ou celles d’autres sociétés, toutes basées néanmoins sur Flash ou Silverlight. Espérons que la montée en puissance du langage HTML5 permettra à la société de Mountain View d’améliorer substantiellement son produit en ce qui concerne l’accès aux magazines numérisés.
Un dernier point : si vous parcourez trop longtemps une publication, Big Brother Google vous prend pour un automate (« notre système a détecté une requête automatique en provenance de votre adresse IP de réseau »). En punition, vous ne pourrez pas accéder à Google Books pendant quelques heures. À vos outils de masquage d’IP, donc…
PS : l’idée de cet article vient d’une séance récente du séminaire d’André Gunthert intitulée De la photographie à l’illustration, ou du bruit au signal. Je l’en remercie.
1 Métamorphoses de l’évolution. Le récit d’une image, par André Gunthert [↩]
> Article initialement publié sur Culture visuelle
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