#9 – Des Tunisiens dépérissent dans un gymnase parisien
Tandis que les pouvoirs publics les repoussent du bras, des dizaines de migrants tunisiens s'entassent dans le 11e arrondissement. Loic Rechi est allé à leur rencontre.
En marchant vers ce gymnase parisien occupé par des Tunisiens – en majorité des hommes qui ont fui après la chute de Ben Ali – je croise un petit groupe de jeunes Américaines émerveillées par la fontaine Wallace qui trône à l’ombre du terre plein marquant le début de la Cité des Trois Bornes, dans le 11e arrondissement. Au milieu de cette petite troupe en goguette, un autochtone d’une quarantaine d’années au crâne dégarni et au poil grisonnant – probablement leur guide – distille quelques généralités dans un français enjoué:
Vous venez ici pour voir la France, pour voir les Français. En Amérique, ce qui est français est chic.
A l’instant où ces bribes de paroles s’impriment dans mon oreille, je pressens déjà toute l’ironie qu’elles revêtiront quelques minutes plus tard, devant le gymnase du numéro 100 de la rue de la Fontaine Au Roi, à quelques encablures de Belleville.
La scène qui se joue sur toutes les rues adjacentes au centre sportif tient plus du dépit que j’avais pu sentir à Ceuta que des petites joies du touriste étranger qui découvre Paris. Parmi les dizaines de Tunisiens – très jeunes pour la plupart – qui ont trouvé momentanément refuge ici, certains déambulent nonchalamment et passent d’un petit groupe à l’autre. D’autres, assis, tiennent le pavé sur la dalle de béton devant le gymnase et tuent le temps en jouant aux cartes. Le flot des entrées et sorties dans le gymnase est régulier.
Ils arrivent de Lampedusa
Un peu partout, des planches en bois de récupération – probablement des portes de placards désossés – font office de panneaux d’annonces. Souillées au marqueur rouge et noir, ces pancartes improvisées exposent les revendications des Tunisiens de Lampedusa ou font office de droits de réponse adressés à la mairie de Paris. Des feuillets placardés, souvent en arabe, avancent quelques conseils ou mettent en évidence les numéros de téléphone de quelques avocats à contacter en cas de problème. Le sentiment qu’on éprouve en ces lieux est confus. L’ambiance tiendrait presque de la joyeuse kermesse et les sourires qui s’affichent ça et là sur certains visages n’ont rien du micro-événement. Mais ces mots tracés en rouge en noir ne trompent pas et traduisent avec force la situation de détresse profonde qui sous-tend cette scène improbable qui se joue en plein centre de Paris.
La plupart des soixante-dix Tunisiens qui dorment sur place, ont investi le lieu samedi 7 mai, en fin d’après-midi. Mercredi dernier, nombre d’entre eux avaient goûté de près aux tonfas et aux menottes de la police, dégagés manu militari de l’immeuble qu’ils occupaient avenue Simon Bolivar dans le XIXe arrondissement. Beaucoup sont arrivés par bateau sur l’ile italienne de Lampedusa, après avoir quitté leur patrie il y a environ deux mois. Grâce aux visas humanitaires temporaires délivrés en masse par les autorités italiennes, ceux-ci se sont vus conférer le droit de se déplacer librement dans l’espace Schengen, au plus grand dam de Claude Guéant et de son patron.
Les premiers types avec qui j’ai discuté, m’ont confié être à Paris depuis cinquante-cinq jours environ, après quinze jours à Lampudesa et une épopée ferroviaire qui les a menés à Naples, Rome, Milan, Nice et finalement Paris. Mais la conversation tourne souvent court. Certains ne maitrisent pas très bien le français. D’autres n’ont tout simplement pas spécialement envie de bavarder avec les journaleux. Probablement afin d’éviter l’escalade médiatique, il n’est d’ailleurs pas question de laisser entrer dans le gymnase le journaliste de passage, le message placardé sur la porte battante étant clair à ce sujet. Mais qu’importe, avec le soleil qui tabasse, c’est évidemment dehors que les choses se passent. Ou ne se passent pas d’ailleurs, tant le temps semble figé.
Les crasses subtilités de l’Europe de Schengen
Finalement, c’est en partageant une cigarette que je fais la connaissance de Slah, un Tunisien de vingt-trois ans. A la différence de la majorité des occupants, ce garçon au crâne rasé n’est pas passé par Lampedusa pour rejoindre la France. Étudiant en kinésithérapie à Bucarest jusqu’en décembre, il a subi le contre-coup de la révolution tunisienne en vivant à l’étranger. En décembre son père lui passe un coup de fil désagréable qui va le mener jusqu’à Paris:
Mon père était très lié avec l’ancien gouvernement de Ben Ali dans la ville de Redeyef. Quand la révolution a commencé, il m’a appelé et m’a dit que ça allait devenir compliqué pour lui. Il m’a dit qu’il ne pourrait plus m’envoyer d’argent et que j’allais devoir me débrouiller tout seul et réfléchir à ce que j’allais faire. J’ai donc décidé de venir en France.
Le 31 décembre 2010, pendant que Michèle Alliot-Marie profite des dernières heures de ses vacances tunisiennes, Slah débarque à Beauvais et entame un périple qui le mènera à Marseille, Lille, Nantes puis Paris avec un unique leitmotiv, trouver une école de kiné qui l’acceptera pour terminer ses études. Le choix d’un pays francophone, supposément ami de la Tunisie, lui paraît naturel. Il découvre pourtant les crasses subtilités de l’Europe de Schengen. De cabinets d’avocats en préfectures de police, il apprend que son visa Schengen de type C délivré en Roumanie ne lui permet pas d’étudier en France, tout juste de séjourner 90 jours sur le territoire français. Alors qu’il n’est pas même clandestin, ce gaillard vêtu d’un tee-shirt bleu, d’un jean et d’une paire de tennis en toile, subit le racisme et la pression de la police. Une arrestation sans raison finit par le convaincre de venir à Paris:
Un jour, je me suis fait arrêter à Nantes dans la rue, comme ça, et on m’a placé en garde à vue alors que j’étais en situation régulière. Du coup, j’ai fini par venir à Paris, il y a trois mois. Paris, c’est plus grand que la province, on a moins de chances de se faire arrêter par la police et il y a beaucoup d’associations d’aide tunisiennes. Mais ça ne l’évite pas pour autant. Un jour, je dormais dans un parking vers Poissonnière et la police m’a arrêté. La femme policière m’a très mal parlé, elle m’insultait et me disait “ferme ta bouche” tout le temps. J’ai fini attaché à une chaise avec des menottes pendant des heures et on a pris mes empreintes alors que j’étais en situation régulière, je le répète.
Devant la gentillesse du lascar, les anecdotes qu’il empile font franchement mal au cÅ“ur. A Paris, Slah dort souvent dehors, finit par s’installer dans l’immeuble de la rue Bolivar puis subit l’expulsion de la semaine passée. A la différence de beaucoup venus pour trouver du travail, ce jeune tunisien ambitionne simplement de finir ses études en France, ce qui se révèle impossible sans un visa Schengen de type D – réservé aux étudiants – qu’il ne pourrait obtenir qu’en se le faisant délivrer en Tunisie. Et c’est là que l’histoire déraille pour lui. Les liens de son père avec l’ancien régime l’empêchent de retourner au bled, de peur de se faire tuer, de ses propres mots. Sans nouvelle de ses parents qui ne répondent plus au téléphone ni sur internet depuis janvier, les informations que ses amis – restés au pays – lui donnent, le dissuadent de rentrer:
Je parle avec mes amis sur internet. Ils me racontent ce qui se passe. Chaque jour, il y a des morts en Tunisie. Dans mon quartier, on ne peut même plus sortir entre 17h et 9h du matin. Au final, que je sois ici ou là -bas, je vais mourir. On a même pensé à faire une grève de la faim avec d’autres Tunisiens tellement on est désespéré. Ce n’est pas ma faute d’être Tunisien. Ce n’est pas ma faute si mon père a le passé qu’il a. Il ne me manque qu’une année d’étude et je pourrais travailler. J’ai même pensé à partir en Suède mais je n’ai pas d’argent.
Sentiment d’impuissance
En attendant, Slah s’excuse de taxer des cigarettes. Comme tous ses compagnons d’infortune, il survit tant bien que mal grâce à l’aide des nombreuses associations tunisiennes de France mais aussi celle des riverains de la rue de la Fontaine au Roi qui font preuve d’une solidarité exemplaire, ce qu’il ne manque pas de souligner. Les uns apportent des vivres, du café ou des cigarettes. Les autres leur ouvrent les portes de leur appartement pour qu’ils puissent se doucher. Certains, en guise de solidarité, vont même jusqu’à dormir avec eux dans le gymnase. Pour autant, ces gestes individuels d’une classe épatante ne sont pas sans poser des questions d’ordre plus générale sur le rôle de la machine étatique dans la situation pitoyable que ces réfugiés tunisiens se coltinent au quotidien.
Quand le garçon m’avoue qu’il est profondément choqué de vivre le même enfer en France qu’en Tunisie, et me demande où sont la liberté, l’égalité et la fraternité dans cette histoire, je suis bien en peine de lui apporter une autre réponse qu’un regard fuyant, empreint de tristesse. Pour la première fois depuis longtemps, je ressens un sentiment d’impuissance en tant que journaliste et en tant qu’être humain, le même qui ne m’avait pas lâché durant mon séjour à Ceuta l’année dernière. Il n’y a rien qui foute plus la honte d’être Européen que ces histoires de migrants empêtrés dans les filets administratifs de l’espace Schengen.
La position de journaliste a cela de commode qu’elle impose – face à ce type de témoignage – d’avoir une dose de recul, mélange de protection et de lâcheté. Mais si Ceuta est espagnole, Paris est bien française. Et cette affaire de gymnase n’est plus une question de réalité vaguement européenne mais bien une affaire de politique intérieure. Après les kilomètres de bourdes au moment de la révolution et les saillies grandiloquentes sur la prétendue amitié franco-tunisienne, il serait peut-être temps, au moins une fois, que ce gouvernement allie les actes à la parole et agisse autrement qu’en foutant des coups de savates sur tout ce qui ressemble à un migrant. En attendant, pour ces Tunisiens de la rue de la Fontaine au Roi, ce qui est français n’a rien de chic.
Crédits photo: Flickr CC alainalele
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