Médiapocalypse ou médiamorphoses?
En quelques mois, « The Perfect Storm » a provoqué des dégâts considérables et, déjà , de nombreux naufrages! Nous voguons vers les territoires inconnus, vers de nouveaux défis et de nouveaux risques. 2009, année de bascule historique, durant laquelle la survie de médias, parfois centenaires, est désormais en jeu. (Illustration JC Defline) Ne nous voilons [...]
En quelques mois, « The Perfect Storm » a provoqué des dégâts considérables et, déjà , de nombreux naufrages! Nous voguons vers les territoires inconnus, vers de nouveaux défis et de nouveaux risques. 2009, année de bascule historique, durant laquelle la survie de médias, parfois centenaires, est désormais en jeu.
(Illustration JC Defline)
Ne nous voilons pas la face : des étapes majeures, symboliques, ont été franchies dans l’effondrement de la presse écrite. Deux grandes villes américaines, Denver et Seattle, viennent de perdre leurs quotidiens locaux. Ceux de Los Angeles, de Chicago et de Philadelphie ont déposé leur bilan. Une des plus anciennes institutions de la Nouvelle Angleterre, le Boston Globe, pourrait bientôt fermer, tout comme le plus grand journal de San Francisco. Et l’Amérique suit –de loin– les efforts désespérés du New York Times pour gagner du temps.
Pour la première fois, des titres ont stoppé leurs rotatives, pour continuer uniquement sur le web. La migration des lecteurs et de la pub, du papier vers l’Internet, s’est encore accélérée. Hélas, les journaux sombrent au moment où leur audience globale grandit.
Et au pays de Citizen Kane et du Watergate, les rédactions, ont encore perdu des milliers de journalistes, affaiblissant un peu plus les capacités des médias traditionnels à remplir leur mission d’information et d’investigation. Leur puissance, leur influence et leur autorité déclinent. En Europe aussi.
Dans une spirale effrayante, certains plongent en dessous du niveau où ils pourraient encore investir, survivant dans une économie de la pauvreté, tandis que se multiplient les appels à des plans de sauvetage publics.
Le magnat de la presse Rupert Murdoch mène désormais la rébellion contre Google, accusé de confisquer la mutation vers le numérique, et symbole d’un nouveau monde, si dévastateur pour les vieux modèles, mais si riche de possibilités pour la découverte, les connaissances et le partage.
C’est qu’en plus d’être complètement chamboulés par l’Internet, la gratuité et les nouvelles manières des jeunes de s’informer, les médias sont martyrisés, brutalement, par la pire récession de mémoire d’homme, qui anéantit leurs récents efforts, et magnifie leurs problèmes structurels. La vraie double peine ! Et avec elle, la nécessité encore plus urgente de se transformer, de se réinventer pour changer de forme ou …disparaître. Ils sont donc, enfin, tous engagés dans la recomposition totale de leurs modèles économiques et éditoriaux.
Mais la sphère numérique est touchée, à son tour, par la mauvaise conjoncture et n’est pas l’Eldorado immédiat. Le temps imparti à ces mutations, à ces transitions, rétrécit donc dangereusement, notamment pour les journaux et les magazines, qui avaient pourtant survécu aux guerres mondiales, dépressions et nouvelles concurrences de la radio/télévision, du téléphone ou des ordinateurs.
Aujourd’hui, pour faire vivre de grandes rédactions, les médias, à la recherche à tout crin d’un modèle d’affaires toujours introuvable sur le web, sont retentés par l’aventure du payant sur Internet où, chaque jour qui passe voit, pourtant, croître la masse d’informations disponibles et … la gratuité. Pour l’instant, dans l’économie numérique, tout est beaucoup moins cher, voire 100% moins cher ! Pourra-t-on forcer les gens à payer ? Peut-être pour avoir moins d’infos, ricanent les cyniques…
Les journaux n’ont plus les moyens d’imprimer et de distribuer du papier. La vente au numéro s’effondre. Mais l’Internet élimine ces contraintes. Le public n’a jamais autant eu autant d’appétit pour l’information, l’analyse et les connaissances. Tant mieux ! Le web offre tout l’espace possible, sans contrainte de temps et l’information est le moteur d’Internet. Le public, chaque jour, s’y rend plus nombreux.
Mais la désintermédiation se poursuit :
- Côté contenus, où de nouveaux entrants très puissants, mais aussi le public –amateurs et experts–, les mondes politique, économique et sportif, sont tous bien décidés désormais à utiliser directement toutes ces nouvelles ressources et ces nouveaux outils si facilement maniables. Les monopoles de production et de distribution des médias ont bel et bien disparu.
- Côté revenus, où les petites annonces ont basculé massivement sur Internet, sans passer par la case médias, et où la publicité, éparpillée sur des inventaires quasi-infinis, ne rapporte plus assez.
La grande transition se poursuit. Un monde meurt (les journaux), l’autre (les médias numériques) n’arrive pas encore à marcher. Internet, qui n’est vieux que de 5.000 jours, a déjà encerclé tous les médias. Et nous ne sommes qu’au tout début du monde numérique !
Depuis l’an dernier, le web est devenu à la fois grand public et social. Il est aujourd’hui utilisé quotidiennement par plus d’un milliard de personnes dans le monde. Barack Obama a bien montré qu’il s’agissait aussi d’un outil transformationnel d’organisation puissant et efficace.
Aujourd’hui une culture de l’écran s’impose dans nos vies quotidiennes et l’Internet y est omniprésent. Les nouveaux médias, désormais dits « sociaux », changent le journalisme et vont organiser différemment la vie politique.
Numérisation, personnalisation, mobilité, complète interconnexion à l’Internet et entre les gens, sont bien les nouvelles caractéristiques de notre manière de nous informer tout au long de la journée, à la maison, dans les transports et au travail.
Nous l’avons souvent dit : les natifs numériques s’informent différemment. Ils ont fait passer les médias d’un monde de l’offre, à celui de la demande : ils picorent et ils …produisent.
Ils accèdent aux informations importantes, le plus souvent fragmentées, par des voies inédites, par le partage, leurs réseaux et de plus en plus en mobilité. Ils ne voient plus dans l’imprimé un support satisfaisant leurs besoins. Exigeants et créatifs, ils privilégient l’image, et se sont socialisés visuellement par le web.
Skype est devenu le deuxième opérateur de téléphonie internationale. Facebook, au coeur de l’existence des adolescents, a transformé les relations grands-parents / petits-enfants. Passé est le temps, où les réseaux sociaux étaient réservés aux ados ! Twitter, le nouveau réseau de communication à la mode en ce début 2009 et support de breaking news, est aujourd’hui utilisé d’abord par les 30/45 ans ! Le web grandit et MySpace a l’air déjà dépassé.
C’est maintenant l’arrivée de « la génération M » : les milléniaux mobiles, multi-taskers et multimédias, nés après la chute du Mur de Berlin ! Une génération qui sacrifie du temps de télévision et de publicité, au profit d’un temps d’expression et de relations, dans des médias sociaux en ligne, désormais plus utilisés, dans le monde, que l’email.
Ces mutants ont grandi sans dépendre des journaux ou de la télévision. Les médias classiques ne se sont pas aperçus des changements sociologiques et technologiques liés à cette nouvelle indépendance, ou n’ont pas voulu les voir. Ils ne sont plus les uniques fenêtres sur le monde ! Nous sommes tous désormais branchés à un nombre incalculables de sources d’informations, inimaginables il y a, seulement, 15 ans. Les news, les nouvelles, ne sont plus ce qui raccorde uniquement à l’évolution de la société. Les grands journaux ne sont plus en mesure de dire quoi penser, ni même de fixer l’ordre du jour des discussions politiques, économiques et sociales. La popularité persistante d’Obama se moque bien de la désintégration de l’ordre médiatique.
Web2.0 + smart phones/netbooks : explosion des usages liés à la mobilité
Tout dernier champ de bataille des grands acteurs –Microsoft, Google, Apple, Sony, médias classiques comme pure-players, télévisions et radios, fabricants de téléphone portables et opérateurs, Amazon et ses lecteurs ebook Kindle, ou Acer et ses netbooks– qui veulent tous le contrôle de nos poches et de nos sacs à main : les terminaux mobiles intelligents qui permettent d’être connectés en permanence.
L’iPhone, en assurant enfin l’arrivée d’Internet sur nos portables, a bien tout changé. Le téléphone devient un terminal intelligent et est en train de prendre la première place à l’ordinateur. En moins d’un an, plus d’un milliard d’applications iPhone ont déjà été téléchargées. Plus de 35.000 différentes sont en catalogues, la plupart gratuites. Avec tous ces services pratiques (news, sports, finance, météo …) l’Iphone se transforme en vrai journal. Nous nous moquions des Japonais, mais il n’est plus inimaginable de lire des romans sur son téléphone portable ! Demain, les lecteurs ebook connectés seront des opportunités pour la presse et l’édition.
Quel nouveau modèle ?
Le modèle de l’imprimé n’est plus seulement attaqué, il est mourant.
La pub, les petites annonces, les contenus et les lecteurs s’en vont tous sur le web. Le vieux modèle de la publicité est en bout de course. Les grands annonceurs ont une logique simple : ils coupent les budgets, se concentrent sur les marques fortes et vont sur Internet (pour ne pas se couper des jeunes). Un modèle infiniment plus souple et diffus se met en place, où la taille importe moins. Les audiences se fragmentent, les dépenses publicitaires des annonceurs aussi. Google est de plus en plus montré du doigt, non pas pour le trafic qu’il continue d’apporter aux sites de news, mais pour l’oxygène dont il les prive (la publicité).
Car le prix escompté des nouvelles, des informations et des loisirs sur le web reste désespérément nul. Les derniers mois ont donc vu resurgir la tentation de faire payer en ligne pour des contenus d’informations. Dans l’océan du web, le journalisme de qualité va devenir rare, et donc payant. Faux, assurent les natifs numériques, « accros » à la gratuité, si vous mettez des murs, nous irons voir ailleurs ! Le débat est loin d’être tranché.
En attendant certains n’hésitent plus, des deux côtés de l’Atlantique, comme en Asie, à réclamer des plans de sauvetage (« bailout ») des journaux. Tout le monde cherche comment compenser correctement les fournisseurs d’informations, dont les rédactions à Bagdad ou en Afghanistan coûtent cher. Peut-on forcer, au nom de la démocratie, les gens à payer ou à consommer des contenus de médias classiques ? Il y a comme du désespoir dans le comportement de certains patrons de presse : « nous coulons, l’information ne vaut plus rien, coupons encore dans les rédactions, et l’audience a tort ». Ou pire encore: « Et si on avait eu tort d’aller dans le numérique ? ».
Le journalisme, ordonnateur du chaos ! Le web, outil d’explication !
Nous vivons la fin de certains supports. Vivrons-nous la fin du journalisme ? Pourra-t-il continuer d’aller sur le terrain, d’être en mesure de révéler la face cachée de la réalité, de relier des faits apparemment sans rapport, d’enquêter sur la corruption, les abus, la cupidité, les promesses non tenues, de prendre le temps de la réflexion ?
Les pessimistes ou les râleurs diront, comme souvent, qu’il n’y a plus d’audience pour du journalisme de qualité, que c’est la couverture « people » qui l’emportera. Soyons convaincus du contraire. L’audience pour la qualité et l’intelligence ne fait que croître. Mais il faudra aussi accepter d’accomplir une autre révolution : celle de la pertinence.
Nos sociétés, en crise, en quête de repères, ont d’abord besoin d’informations de qualité, fiables, certifiées.Le web, c’est encore le Far West de l’info ! Les fournisseurs se battent pour notre attention. Nous sommes noyés sous une avalanche croissante d’informations et de sollicitations. A force de « media snacking », l’« infobésité » menace !
La nouvelle valeur ajoutée des médias traditionnels sera aussi la fourniture de contexte, cruciale pour faire face à la surabondance d’informations dans un monde de plus en plus complexe où la simple diffusion d’informations ne suffit plus.
Contexte donné, d’abord, par les journalistes, par leurs mises en perspective, leurs explications et analyses, leur mémoire, leur culture, le sens qu’ils donneront rapidement aux informations, leur capacité de raccorder les sujets, les évènements, les problématiques, l’histoire… (« to connect the dots ») et leur capacité à réduire le bruit. Pour l’instant, l’info sur Internet, c’est peut être plus vaste, mais c’est sûrement moins fouillée, et ça manque d’épaisseur.
Contexte donné, ensuite, par les nouvelles technologies : métadonnées, liens entre les contenus, liens vers des enrichissements extérieurs, GPS pour la localisation, codes barres, dialogue des machines etc… C’est toute la force du web et des outils multimédias que d’offrir aujourd’hui une couverture et un traitement de l’information plus riches et plus dynamiques. Des fenêtres sur des univers, et non plus des pages statiques.
De nouvelles formes de narration émergent, permettant, par exemple, de mieux appréhender la crise économique et financière, par des graphiques fixes ou animés, par l’enrichissement d’experts, par les témoignages humains des victimes, par les conversations qui s’y déroulent, par des collaborations avec d’autres médias, pour tenter, par de multiples interconnexions, de trouver les grandes lignes directrices des évènements qui nous chahutent. Le formidable podcast de vulgarisation « Planet Money » de la radio publique américaine NPR, les cartes géographiques animées dans le temps des plans sociaux, ou les graphiques illustrant le volume physique des centaines de milliards de dollars des plans de relance, sont aujourd’hui extrêmement utiles. Comment croire que nous, journalistes économiques et financiers, maîtrisions notre sujet, quand les banquiers centraux n’y sont pas parvenus !
Journalisme de lien social, enfin. A condition que les médias traditionnels aient moins de mal avec cette nouvelle donne qui a vu le public s’emparer en quelques années de leurs outils de production et de diffusion. Il va leur falloir s’habituer, composer et profiter de cette nouvelle force d’expression, d’interaction, de participation, de collaboration et de partage.
Déjà , des unités éditoriales se créent, grâce à des initiatives individuelles venant de reporters chevronnés, remerciés par les journaux en difficulté, et viennent concurrencer en ligne leurs anciens employeurs.
C’est aussi l’essor d’un nouveau journalisme d’innovation, d’un journalisme plus entrepreneurial.
Aujourd’hui, grâce au numérique, de petites structures montent des opérations mondiales (cf. Craigslist, Digg, Twitter…).
La « crise transformationnelle » va balayer ceux qui n’auront plus de valeur ajoutée. Cette valeur ajoutée sera dans les services –individuels et à la communauté–, et la qualité du contexte. Des expérimentations d’imprimés à la demande et à domicile, de magazines à la carte et de média stores sur le web sont lancées. Mais il est difficile de passer d’une offre de flux à une offre à la demande, en changeant en plus de support principal.
Le monde d’abondance, chaotique, complexe, instable, désordonné, sociable, connecté, des médias va continuer de se fracturer, de se transformer et de se diriger vers toujours plus de numérique. Nous ne sommes qu’au début de la phase de transition entre un mode spécifique de collecte, de diffusion et de consommation de l’info, vers un nouveau monde où le défi sera de demeurer des entreprises de médias en offrant des produits et des services à une audience qui a grandi avec Google. Des imprimeries et des circuits physiques de distribution ne pourront pas longtemps concurrencer des « bits » circulant via une connexion Internet. Tout le monde tâtonne, mais l’heure n’est plus à se demander s’il faut laisser passer le train, ou juste mettre un pied dans la porte. Il n’est même plus temps d’innover, il faut se transformer. Ne pas se limiter à seulement « faire du développement », mais engager la diversification. Ce n’est plus « adapt or die » mais « change or die ». Il faut penser autrement. Car pendant que les médias traditionnels rechignent face au numérique, le public et les annonceurs, souvent plus avertis sur le plan technologique, vont tout simplement ailleurs.
En embrassant les nouveaux usages et les nouvelles technologies, l’évolution va les faire changer de forme ou les voir disparaître. Même Apple, proche de la faillite s’est réinventé grâce au numérique. La « destruction créatrice », chère à Schumpeter, est à son zénith dans le secteur des médias.
Groupes multimédias, fondations, organismes à but non lucratif, nouveaux médias sociaux… Il n’existe pas à ce jour de modèles uniques, mais des pistes vers des systèmes hybrides, plus complexes, avec des savoir-faire numériques, de nouvelles fonctionnalités complétant l’information, des diversifications pour engager et fédérer l’audience, et probablement pour certains, une évolution vers des médias marchands, pour éviter que les journaux ne soient plus que les « danseuses » de quelques milliardaires américains, mexicains, européens ou russes.
Le rôle des dirigeants de médias sera de produire des objets numériques, de gérer des droits sur différentes plateformes, via différents appareils. Le défi sera surtout de trouver le modèle permettant d’investir dans des rédactions qui jugent de leur devoir d’informer et d’expliquer le monde, tout en donnant au public toutes les options qu’il est en droit d’attendre aujourd’hui.
Il y a fort à parier que les médias de nos enfants n’existent pas encore! Quant à ceux d’hier, qui se croyaient au centre du monde, le grand public ne s’en préoccupe plus guère, tant la défiance est grande vis-à -vis des institutions et des pouvoirs.
(Introduction au Cahier de tendances MediaWatch Printemps Eté 2009)
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