Neutralité sans foi ni loi
C'est la semaine de la neutralité du Net ! Objet d'une proposition de loi, le concept se retrouve ce soir devant le Parlement et le gouvernement. Cette fois, c'est le régulateur des télécoms (Arcep) qui s'y colle. Et qui dresse un état des lieux sans toutefois proposer de nouvelle loi.
Décidément, c’est un peu sa fête ! Après la proposition de loi de la député UMP Laure de la Raudière il y a quelques jours, la neutralité du Net se retrouve une nouvelle fois devant le Parlement. Cette fois-ci, c’est le gendarme des télécoms (Arcep) qui s’y colle, en présentant aux élus et au gouvernement un rapport [PDF] prévu de longue date.
Sur le fond, le document de 134 pages diffère peu de la version présentée au public en mai dernier (lire notre analyse sur le sujet : “Le régulateur se remet à la neutralité du Net”). Plus offensif qu’il y a quelques mois, le régulateur des télécoms ne se montre pas toujours tendre avec les fournisseurs d’accès à Internet (FAI), dont les pratiques et les modèles d’avenir sont ” susceptibles d’entraver, dans certaines circonstances, le principe de neutralité de l’internet” (p.5).
L’Arcep se garde bien néanmoins de se prononcer explicitement en faveur d’une loi protégeant la neutralité du Net. Pas folle la guêpe ! Enlisée dès la rentrée dans un projet très politique de rapprochement avec le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, elle évite soigneusement de pénétrer dans un territoire qui ne serait pas le sien -et qui lui vaudrait quelques coups de tatanes. Tout en rappelant dans un même mouvement subtil son utilité et son périmètre d’action. Pour un résultat mi-figue, mi-raisin.
Pédagogie
S’il ne se démarque pas par son engagement, le rapport de l’Arcep a néanmoins le mérite d’être pédagogique. Un bien nécessaire pour des élus souvent dépassés par les enjeux complexes du réseau.
Ce débat porte essentiellement sur la question de savoir quel contrôle les acteurs de l’internet ont le droit d’exercer sur le trafic acheminé. Il s’agit d’examiner les pratiques des opérateurs sur leurs réseaux, mais également leurs relations avec certains fournisseurs de contenus et d’applications. Peuvent-ils bloquer des services, ralentir certaines applications, prioriser certaines catégories de contenus ? Doivent-ils au contraire s’en tenir strictement au respect du principe d’égalité de traitement propre au « best effort » originel des concepteurs de l’internet ?
Définition de la neutralité, forces en présence, avancées des travaux en Europe comme en France : l’Arcep dresse un panorama assez complet des implications économiques et techniques du concept de neutralité, qui affirme que “les réseaux de communications électroniques doivent transporter tous les flux d’information de manière neutre, c’est-à-dire indépendamment de leur nature, de leur contenu, de leur expéditeur ou de leur destinataire.”
Une notion qui, “bien qu’elle n’ait pas à ce stade fait l’objet de dispositions légales, réglementaires ou même de stipulations contractuelles” écrit l’Arcep, sous-tend le fonctionnement d’Internet depuis ses débuts. Mais avec des utilisateurs toujours plus nombreux, et des services toujours plus gourmands en bande passante (streaming audio, vidéo, jeux en ligne…), certains acteurs souhaitent bousculer ce fonctionnement tacite :
D’une part, les opérateurs soulignent la pression que fait peser la croissance soutenue des trafics sur le dimensionnement des réseaux ; d’autre part, les utilisateurs (internautes comme fournisseurs de contenus et d’applications) rappellent tous les bénéfices tirés d’un modèle neutre, notamment le foisonnement d’innovations et d’usages qu’il a entraîné, et attirent l’attention sur le fait qu’une atteinte aux principes de fonctionnement de l’internet pourrait remettre en cause son développement.
FAI égratignés
Guerre de cyber-tranchées dans laquelle l’autorité des télécoms s’abstient de trancher. Même si elle égratigne, dans un vocabulaire arcepien certes mesuré, quelques arguments et projets commerciaux des opérateurs.
Elle évoque ainsi le risque d’apparition d’un “Internet à deux vitesses”, où le ralentissement ou le blocage de certains contenus “susceptibles d’entraver, dans certaines circonstances, le principe de neutralité de l’internet.” De même, elle s’inquiète de la mise en place “d’offres premium”, pratique “d’autant plus efficace pour un FAI que la qualité de service associée à l’internet «best effort » est basse”, souligne l’autorité.
Le gendarme des télécoms s’abstient néanmoins d’aller au-delà des prérogatives qui sont les siennes. Et justifie sans arrêt ses prises de position, notamment en rappelant le pouvoir que lui confie l’Europe via le Paquet Telecom : le “règlement de différends” qui pourraient apparaître entre les FAI et des sites Internet, ou “la fixation d’exigences minimales de qualité de service.”
Rien de plus ! L’Arcep la joue bonne élève et déclare :
Il appartient désormais au Parlement et au Gouvernement de déterminer les suites qu’ils souhaitent donner à ce rapport.
A peine se permet-elle quelques incartades, afin de mettre en avant ses efforts dans les quatre chantiers qu’elle a mis en place sur la transparence des offres des FAI, la qualité de leurs prestations, la gestion de trafic et l’interconnexion entre les acteurs du Net.
Ou pour rappeler à Orange, Free, SFR, Bouygues et compagnie qu’ils “n’ont pas à prendre l’initiative du contrôle de la légalité des contenus qu’ils acheminent.” Précisant néanmoins en préambule que ces “questions sociétales et éthiques [..] relèvent du législateur, du juge et d’entités administratives autres que l’ARCEP.”
Ou encore pour inviter, toujours avec force pincettes et humilité, le Parlement à renforcer certaines de ses fonctions. Ainsi dans le cadre de l’observatoire de la qualité de l’accès à l’Internet fixe, elle suggère au Parlement, “s’il l’estime utile” bien sûr, “de donner à l’ARCEP les moyens juridiques et financiers pour mesurer de façon plus indépendante les indicateurs de qualité de service.” Une décision qui lui “appartient”, évidemment, dans un dossier où l’éventualité de tricheries de la part des opérateurs a été pointée bien des fois. Subtile art de feindre de ne pas y toucher.
J’ai pas touché !
Une position qui a de quoi agacer. Du côté du collectif de La Quadrature du Net, Benjamin Sonntag lance :
Il faut mettre fin à ce jeu de dupes qui depuis trois ans consiste à empiler les rapports et les déclarations en faveur de la neutralité, tout en se refusant à inscrire dans la loi ce principe fondamental.
Il faut dire que l’autorité marche sur des œufs.
Côté européen, elle doit composer avec la position de Neelie Kroes, qui ne se démarque pas par une démarche proactive en matière de neutralité du Net, et celle du régulateur européen, le Berec, qui se montre un poil plus déterminé.
Côté français, c’est encore pire : la sortie d’Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif, cet été, contre les décisions jugées trop “politiques” de l’Arcep pendant l’affaire Free mobile, a laissé quelques plaies. Largement rouvertes par le projet de rapprochement avec le Conseil supérieur de l’audiovisuel (traduite en simple “évolution de la régulation de l’audiovisuel” en langage arcepien), lancé à la rentrée par le gouvernement, et qui s’apparente à une sanction politique.
Sans compter que le cabinet de Fleur Pellerin a fait savoir qu’il ne désirait pas se lancer dans une loi sur la neutralité. S’en tenant au statu quo, et renvoyant au régulateur des télécoms en cas de problème. Il ne serait donc pas opportun pour ce dernier de s’opposer, même subtilement, à cet avis, qui va (pour une fois) dans son sens…
Photo [CC-bysa] par Spaghetti Junction
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