Le vote électrocuté

Le 23 mai 2012

À partir de ce mercredi 23 mai, les Français de l'étranger peuvent voter pour élire leurs députés, grâce à des sites spécialisés. Mais ce vote électronique souffre déjà de multiples dysfonctionnements. "Système inacceptable et peu fiable", "dangereux pour le secret du vote" : les experts que nous avons sollicités décrivent une quasi imposture électorale.

Pour la première fois, les Français de l’étranger sont appelés à élire leurs députés. Onze nouvelles circonscriptions leurs sont dédiées lors de ces élections législatives. En plus du vote classique par bulletin, qui se déroulera le 2 juin, il leur est désormais possible de voter par Internet entre le 23 et le 29 mai.

Sont concernés tous les électeurs ayant accepté de communiquer leur adresse électronique, soit 700 000 personnes parmi le million de votants réparti sur les cinq continents, d’après le ministère français des Affaires étrangères. Sur son site, le Quai d’Orsay revient sur le dispositif et annonce :

Pour la première fois, lors de ces élections législatives, il sera possible de voter par Internet. Cette option de vote électronique vise à faciliter l’exercice du droit de vote de nos compatriotes établis à l’étranger parfois très loin des bureaux de vote. Elle s’ajoute à la possibilité de vote à l’urne, par correspondance ou par procuration.

Jamais utilisé lors des législatives, le vote par Internet n’est pourtant pas une nouveauté. Il a été utilisé dès 2006, à l’occasion de l’élection de l’Assemblée des Français de l’étranger, puis à Paris lors des prud’homales de 2008. Deux expériences qui se sont soldées par des échecs, avec un faible engouement des électeurs et des rapports d’experts accablants. En 2008 par exemple, les internautes équipés du navigateur Firefox ne pouvaient pas visualiser l’intégralité des listes. Ceux disposant d’une version plus récente du navigateur ne pouvaient tout simplement pas voter, faute de support développé pour la version 3.0, alors la plus répandue.

Violation

En 2006, François Pellegrini a été mandaté par l’Association démocratique des Français à l’Étranger (ADFE, proche de la gauche) pour contrôler le scrutin. Dans son rapport, le professeur d’informatique à l’Université Bordeaux-I souligne un “grave problème de violation du secret du vote de certains électeurs”.  Six ans plus tard, il l’affirme : rien n’a changé. Alors que le vote doit garantir la confidentialité et la sincérité du choix de l’électeur, François Pellegrini pointe les failles :

L’intérêt de l’isoloir est avant tout d’éviter les pressions, et bien sûr d’éviter de divulguer son choix. Comment garantir cela via Internet ?

Pour l’enseignant, c’est “tout le réseau de confiance qui est brisé.” Illustration avec les mots de passe et les détails techniques du vote, qui sont adressés par simple mail aux électeurs, sans protection particulière.

Exemple de mail envoyé aux Français de l'étranger mis en ligne par le Parti Pirate

Opaque

Pour se charger du processus électoral, l’État a fait appel à des entreprises privées, un procédé certes habituel mais qui fait craindre des irrégularités.  Dans une grande enquête, Bastamag ne manque pas de pointer les plantages en série et les conflits d’intérêt des différents prestataires.

Le système de vote par Internet n’en est pas à ses premiers déboires. Atos Origin [l'une des 5 entreprises retenues par l'Etat, NDLR] était en charge en octobre 2011 des élections professionnelles dans l’Éducation nationale, pour lesquelles elle a essuyé de vives critiques. De multiples dysfonctionnements ont remis en cause le bon déroulement du scrutin. Juste avant les élections, un des syndicats a eu accès pendant dix jours aux listes électorales de ses concurrents.

Souvent consultée dans ces dossiers, la Cnil a émis plusieurs délibérations. La dernière a été publiée le 8 mai 2012, le jour de la publication du décret sur le vote électronique. Elle préconise un contrôle du vote par un expert indépendant ne devant pas présenter “d’intérêt financier dans la société qui a créé la solution de vote à expertiser, ni dans la société responsable de traitement qui a décidé d’utiliser la solution de vote.” Ces mesures ont été reprises par le législateur mais laissent dubitatif, surtout face à l’absence totale de point de vue contradictoire, une situation dénoncée notamment par Numérama. François Pellegrini, lui, lâche sans détour :

La Cnil, c’est pipeau. Quelles que soient les recommandations, l’expert n’aura pas accès aux électrons !

Derrière ces critiques, la question du droit de regard sur le système se pose : les entreprises privées mandatées par l’État sont en effet seules responsables de la gestion technique du vote. L’opacité des procédés mis en place est l’un des problèmes majeurs qui alertent Bernard Lang, ancien directeur de recherche de l’Inria. Lors de l’élection de 2006, il a lui aussi rédigé un rapport sur le vote par Internet pour le compte de l’Union des Français de l’étranger (UFE, proche de la droite). “Il est tout à fait inacceptable que la gestion du vote – procédé régalien s’il en est – soit entre les mains d’une entreprise privée. Et en plus, personne n’a de droit de regard !” lance le jeune retraité.

Pour cet expert, “le fait de rendre les choses secrètes ne les rend pas plus sûres.” D’autant que le vote par Internet est potentiellement plus dangereux que les systèmes traditionnels :

Si une personne mal intentionnée souhaite falsifier le vote, elle sera beaucoup plus nuisible avec un tel dispositif.  En détournant le système informatique mis en place, elle peut modifier les résultats à grande échelle. Généraliser le vote par Internet est une folie, c’est laisser la porte ouverte à un risque de triche massive.

Acide

Unanimes, les experts s’accordent à dire que malgré toutes les procédures de sécurité et de contrôle, le vote par Internet est par essence faillible. Le Sénat, qui s’est penché en 2007 sur l’utilisation du vote électronique chez nos voisins européens conclut en ces termes :

De façon générale, le vote électronique ne paraît pas répondre aux espoirs qu’il a nourris.

C’est au Pays-Bas que le recul est le plus net : après avoir concerné jusqu’à 90% des suffrages exprimés dans les années 90, les procédés de vote électronique ont été bannis en 2008. À l’origine de cette décision, encore et toujours un manque de fiabilité.

En cas de fraude dans sa circonscription, chaque citoyen est libre d’alerter le Conseil constitutionnel, qui se charge ensuite de vérifier les infractions. Selon les résultats, les décisions peuvent varier : pour des problèmes concernant un faible nombre de bulletins, une annulation de certains résultats est à envisager. Dans des cas de graves irrégularités, les Sages peuvent aller jusqu’à l’invalidation générale de l’élection. Présent dans une centaine de circonscriptions, le Parti pirate a fait part de ses réserves quant à l’utilisation du vote par Internet.  Il incite d’ailleurs tous les électeurs qui voteraient de la sorte à témoigner sur une page spécialement dédiée.

Alors que 700 000 personnes pourraient potentiellement voter via Internet lors de ces élections législatives, Bernard Lang réaffirme ses craintes :

Le seul geste citoyen à faire, ce serait de verser de l’acide dans le dispositif.


Illustrations via FLickR par Laurence Vagner [CC-by-nc-sa] modifiée avec PicYou, via le Parti pirate [CC-by] et via FlickR par kirk lau [CC-by]

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