L’école des candidats

Le 23 février 2012

Chaque élection présidentielle remet l'école, et l'éducation, au centre du débat. Mais les différentes propositions ne sont pas à la hauteur de l'enjeu. Analyse du point de vue philosophique.

Citation : Kant : « Il faut procéder socratiquement dans l’éducation »

La question de l’école monte en puissance dans la campagne des candidats à l’élection présidentielle. Dans certains cas, elle est présentée comme un coût qui demeure trop élevé ; dans d’autres comme un véritable investissement social et humain qu’il convient de remettre à niveau. Dans certains cas on lui reproche de ne pas orienter assez tôt des enfants dont on sait qu’ils ne seront jamais doués pour des études longues ; dans d’autres cas on lui reproche d’avoir abandonné le combat pour donner à chaque enfant la possibilité d’épanouir son potentiel culturel et d’accentuer toutes les inégalités.

Dans certains cas on se soucie de former pour la plus grande partie des enfants des capacités à entrer dans le monde du travail tel qu’il est, à côté de filières d’excellence ; dans d’autres cas on se soucie de développer pour tous les capacités d’apprentissage et de réflexion dont chacun aura besoin pour participer aux évolutions des connaissances et des techniques, mais aussi dans sa vie citoyenne et personnelle. Dans certains cas l’école est un domaine qui passe après la sécurité, l’accroissement des marges des entreprises, le contrôle des étrangers et des chômeurs ; dans d’autres cas elle est présentée comme la priorité humaine et sociale devant toutes les autres questions. Chacun a tout loisir de situer les divers candidats dans ces alternatives.

Mais derrière ces clivages il se pourrait que l’on trouve aussi plusieurs manières de concevoir le statut même de l’éducation. Ainsi les dernières années ont-elles vu se multiplier, à travers des réductions de moyens humains, une série de mesures qui affectent les contenus éducatifs selon une logique extrêmement cohérente. Sous la présidence précédente, la dissertation littéraire avait été marginalisée, puis le statut même de l’enseignement philosophique fut violemment attaqué et ne dut sa survie qu’à une riposte massive des enseignants concernés. C’est l’histoire qui ensuite subit les coups les plus durs, avec des programmes absurdes et la suppression pure et simple en classe de terminale scientifique. Ce sont les programmes économiques et sociaux qui furent ensuite les cibles explicitement idéologiques du MEDEF et du gouvernement.

Les langues dites « rares » (le Chinois par exemple ?), les langues dites « mortes », la dimension culturelle des langues vivantes, les options artistiques, bref, tout ce qui de près ou de loin est au cœur de la réflexion, de l’esprit critique, de l’épanouissement personnel, de la créativité, est ouvertement et activement attaqué, les horaires réduits, les postes supprimés, le travail en demi classe annulé. Comme le Président l’avait ironiquement déclaré, on peut vivre sans avoir lu La princesse de Clèves, et ceux qui veulent faire du latin ou du grec peuvent se payer des cours particuliers.

Il y aurait ainsi un objectif assigné à l’école : former des capacités à exécuter des gestes et opérations programmés, et au mieux à développer des techniques déjà existantes. Pour cela, point n’est besoin d’enseignants bien formés, point n’est besoin d’effectifs permettant le dialogue, et dans bien des cas des logiciels et questionnaires d’évaluation peuvent faire l’affaire. Pour le reste, c’est-à-dire pour former les futures « élites » dirigeantes en tous domaines, la mise en concurrence des établissements, les désectorisations, le développement du privé, l’investissement dans quelques grandes écoles, deviendront des modèles d’apprentissage culturel de haut niveau. Et cette toute cette logique qui permet les suppressions de postes et de moyens matériels et humains, tandis que c’est une tout autre logique qui justifie la progression quantitative et qualitative de ces moyens, non pas malgré la crise, mais en raison de celle-ci, et pour en sortir. Et c’est derrière cette alternative que l’on trouve une question philosophique essentielle.

L’école doit-elle offrir des contenus à apprendre, c’est-à-dire à prendre tels qu’ils sont ? Ou bien l’école doit-elle, à travers l’enseignement de ces contenus, inviter à apprendre en apprenant à apprendre et à comprendre, ce qui suppose que chaque élève développe en lui une culture critique et active qui l’associe en profondeur aux événements pédagogiques ? Certes, toute éducation est bien forcée de lier ces deux dimensions, mais qui ne voit que la seconde devient une exigence croissante, à mesure que s’accroît la vitesse du mouvement des sociétés ? Cela ne fait que rendre plus évidente une idée qu’à la fin du XVIIIème siècle le philosophe Emmanuel Kant avait déjà bien cernée. S’il remarquait que chaque génération a la tâche d’éduquer la suivante, il ajoutait aussitôt :

Il faut procéder socratiquement dans l’éducation.

Socratiquement, c’est-à-dire en ne se contentant pas de montrer un chemin et en vérifiant que l’élève le prend bien, mais en l’associant à la découverte du bon chemin, par la mise en contradiction de plusieurs chemins possibles, par l’intériorisation non pas de réponses toutes faites, mais de réponses venant satisfaire l’embarras de questions déjà intériorisées. L’éducation solide passe ainsi par l’erreur, l’étonnement, la rectification, le plaisir de découvrir enfin une réponse satisfaisante. Par la remise en questions de ce qui semble être une réponse.

Vingt cinq siècles après le dialogue socratique, Gaston Bachelard résumait ainsi cette essence de la culture :

Deux hommes, s’ils veulent s’entendre vraiment, ont dû d’abord se contredire. La vérité est fille de la discussion.

C’est ce que détruit l’obsession actuelle de l’ “évaluation” dès l’école primaire. Mais que mesure-t-on ? Par rapport à quoi prétend-on évaluer ? Selon quelles finalités ? Le physicien théoricien Jean-Marc Lévy-Leblond a bien raison de souligner à propos des sciences qu’on ne peut les enseigner vraiment sans accorder “autant d’importance à la compréhension du savoir qu’à sa production” ; la mathématicienne Stella Baruk a bien raison de souligner à propos de l’enseignement des mathématiques qu’il est le plus souvent vécu comme la “récitation d’un catéchisme formel et rituel”, une “langue inaccessible à l’entendement”, un ” savoir achevé” qui plonge les élèves dans un “vide conceptuel”. Cela signifie que les enseignements scientifiques aussi exigent une révolution qui les fasse pleinement contribuer à l’épanouissement critique et les associent enfin à des formes de plaisir intime. On cessera peut-être alors de déplorer rituellement la crise des vocations pour les études scientifiques.

Allons plus loin : en perpétuant cette forme positiviste d’apprentissage des matières scientifiques, et en l’érigeant en modèle d’enseignement de toutes les disciplines, on habitue insidieusement dès le plus jeune âge à considérer que les vérités sont toujours “déjà-là”, extérieures à la pensée critique comme à l’histoire humaine. Alors les Experts et Princes qui nous gouvernent peuvent venir dans les médias, bomber le torse en proclamant que leur politique est la seule possible, que le peuple ne la comprend pas, et que la “science” économique comme la “science” politique décident de ce qui doit être et de ce qui ne peut pas être. Même si les citoyens en rêvent. Cela donne une belle actualité à ce que le Nobel Ilya Prigogine et la philosophe Isabelle Stengers écrivaient il y a quelques années :

Il est devenu essentiel que science et démocratie inventent une nouvelle forme de dialogue.

Écoutons bien : chaque candidat veut une école en cohérence avec ce qu’il veut pour la société.

N.B : A lire, de Kant, les Réflexions sur l’éducation ; de Gaston Bachelard, La philosophie du non ; de Stella Baruk, L’âge du capitaine – de l’erreur en mathématiques ; de Jean-Marc Lévy-Leblond, par exemple, L’esprit de sel ; d’ Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, par exemple, Entre le temps et l’éternité. Et, si j’ose, Enseigner la vérité ? que je publiais il y a quelques années.


Poster-Citation par Marion Boucharlat pour Owni ; illustration par Essence of a dream (CCbync) ; L’École d’Athènes par Raphaël [Public domain], via Wikimedia Commons

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés