La révolution graphique égyptienne
Qu'ils soient de béton ou virtuels, les murs servent de terrain d'expression politique aux artistes égyptiens. Pour ces actes, ils encourent les foudres de la police.
Après les élections, “on continue” (moustamirroun) disent, par le biais d’un efficace raccourci visuel, les militants du mouvement du 6 avril, un groupe créé en avril 2008 (cf. billet de l’époque), au cÅ“ur – sur la Toile et dans la rue – des luttes qui ont conduit à la chute de Moubarak. Le message passe sur les réseaux sociaux et leurs flux numériques bien entendu, mais aussi, à l’image de ce qui s’est produit depuis le début des luttes, sur les murs de la ville.
Source de nombreux reportages photographiques, la créativité de la révolution égyptienne – souvent marquée par cet humour national qui reste, aux yeux de bien des Arabes, une spécialité locale – a fait de la ville son théâtre, avec la place Tahrir pour scène centrale. Les militants ont pris possession de l’espace urbain, au sens propre du terme, en inscrivant leurs slogans et leurs images sur les murs des lieux publics. Fort à propos, la Casa Arabe de Madrid vient de monter une exposition sur ce thème : quelques images sont visibles sur leur site.
Il s’agit bien d’une lutte de terrain, avec des créateurs militants qui s’organisent en commandos, en général nocturnes, pour installer leur production dans des endroits retenus pour leur caractère stratégique : un lieu particulièrement passant bien entendu, mais également un endroit marquant les limites du territoire “sous contrôle” de l’insurrection. De leur côté, les forces “du maintien de l’ordre” comme on les appelle en français décident ou non de fermer les yeux, en fonction de la situation.
La première vague de mobilisation en janvier dernier a ainsi été marquée par une intervention graphique de Ganzeer en hommage à Islam Raafat, “reportage” photographique ici, une des premières victimes de la révolution. Tout récemment, les “événements de la rue Mohamed Mahmoud”, juste avant les élections, ont été précédés par l’arrestation de plusieurs “artistes”1. Comme le Code civil égyptien n’a pas prévu ce type d’infraction, les fauteurs de trouble doivent être poursuivis sous différents prétextes, à l’image de Ganzeer, encore lui, arrêté pour avoir “dressé un drapeau portant atteinte à la sécurité publique” ! En règle générale, ils finissent par être rapidement relâchés, éventuellement sous caution…
Leur liberté, ils la doivent aussi à leur présence sur la Toile, en particulier dans les réseaux sociaux qu’ils savent mobiliser quand ils sont en danger. Graphistes, designers, artistes multimédias, les activistes de la révolution graphique égyptienne ont mis leur savoir-faire professionnel au service des luttes politiques. Naturellement, ils utilisent les techniques numériques pour médiatiser leur combat, mais également pour créer une bibliothèque virtuelle, largement collective, de ressources iconographiques qui sont ensuite reprises, ou non, par les manifestants à travers des formules visuelles reproduites sur les murs mais aussi sur les pancartes des manifestants, sur les T-shirts, etc.
Au centre du discours de mobilisation durant ce qu’on a appelé la « seconde révolution » de Tahrir, tout récemment, on trouve ainsi un slogan, transmis par internet, Koun maa al-thawra (كن مع الثورة: “Sois avec la révolution”), une formule graphique et linguistique dont on comprend mieux la pertinence grâce à un très bon billet (publié par Mashallah News, en anglais) dans lequel son auteur, Mohamed Gaber donne une idée de l’imbrication complexe entre vocabulaire linguistique et éléments plastiques, tout en soulignant utilement la dimension historique de la mobilisation graphique en Égypte.
En effet, cette mobilisation ne date pas de la révolution égyptienne. Au contraire, elle a accompagné l’opposition politique qui s’est exprimée avec toujours plus de force depuis au moins 2008, peut-être même 2005 si l’on considère que c’est l’ouverture d’un espace virtuel d’expression et d’opposition, notamment avec les blogs de journalistes citoyens, qui a ouvert la voie aux changements de l’année 20112.
Il n’est pas sans intérêt non plus de savoir que le graffiti protestataire trouve son origine, au Caire, dans les milieux des ultras du football, ceux-là même dont l’expérience des combats de rue avec la police locale, a été décisive en certains moments d’affrontement, pour préserver l’occupation de Tahrir en janvier dernier, et tout récemment lors des affrontements de novembre. De même, la diffusion d’un manuel de lutte urbaine, accompagné d’illustrations efficaces3, semble bien avoir joué également un rôle important. On notera d’ailleurs que son auteur a parfaitement conscience des limites du support informatique, et qu’il prend soin de rappeler aux utilisateurs potentiels de ne pas le diffuser via Facebook ou Twitter, surveillés par la police…
Comment transformer la révolte virtuelle – à la fois “potentielle” et “numérique” – en soulèvement populaire ? Les interventions graphiques qui ont accompagné la révolution égyptienne apportent leur réponse à cette question centrale pour les mouvements oppositionnels en donnant un exemple de la manière dont les virtualités des flux numériques peuvent prendre corps dans la réalité physique de l’espace urbain, sur le concrete (béton) des murs du Caire !
Article initialement publié sur le blog d’Yves Gonzalez-Quijano, Culture et politique arabes, sous le titre : “Virtual and concrete : petite contribution à la création graphique de la révolution égyptienne”.
Photos et illustrations : Sauf la numéro 2, photos de graffiti par Hossam El Hamalawy via Flickr [cc-byncsa] sélectionnées par Ophelia Noor pour Owni /-)
- on reviendra dans le prochain billet sur la qualification, en termes plastiques, de leurs actions [↩]
- voir cet article : Internet en Egypte, une redéfinition du champ politique ? [↩]
- voir ici, avec une traduction en anglais [↩]
Laisser un commentaire