Les grandes oreilles sur terrain vague

26% des interceptions des communications demandées par le gouvernement sont effectuées au titre d'une certaine "sécurité nationale". Mais cette notion s'avère particulièrement floue en France et ne recouvre en rien les vrais sujets de sécurité.

5 979 c’est le nombre d’interceptions de sécurité (lignes de téléphones mobiles, téléphones filaires, Internet…) demandées par le gouvernement en 2010. En augmentation de 18% par rapport à 2009, selon le dernier rapport publié par la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) qu’OWNI a épluché (consultable dans son intégralité au bas de cet article). Sur ce nombre, 1 554 écoutes appartiennent à la catégorie des interceptions au titre de la “sécurité nationale“, soit 26% des interceptions. Or celles-ci ne concernent en rien les affaires de terrorisme, de criminalité organisée ou d’espionnage économique, répertoriées dans d’autres catégories.

Le fourre-tout de la “sécurité nationale”

La notion de sécurité nationale n’est pas clairement définie dans le droit français. Le concept a été introduit par l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme puis repris par l’article 3 de la loi du 10 juillet 1991. Il est désormais assimilable à celui, historique en droit français, d’intérêts fondamentaux de la nation, précisés par l’article 410-1 du code pénal :

Les intérêts fondamentaux de la nation s’entendent au sens du présent titre de son indépendance, de l’intégrité de son territoire, de sa sécurité, de la forme républicaine de ses institutions, des moyens de sa défense et de sa diplomatie, de la sauvegarde de sa population en France et à l’étranger, de l’équilibre de son milieu naturel et de son environnement et des éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel.

La définition particulièrement large du code pénal ouvre un champ considérable pour les interceptions invoquant la “sécurité nationale”. Interrogée par OWNI, la CNCIS s’est montrée embarrassée pour dénommer les critères que recouvrait l’appellation:

Nous ne pouvons pas expliquer davantage les thèmes de sécurité nationale sur lesquels travaillent les services car nous sommes couverts par le secret-défense. La limite d’un rapport public est que nous devons nous cantonner aux définitions. La commission a cependant la préoccupation permanente que les services demandent des interceptions pour les bons motifs.

L’intérêt du Triple Play

Ces 1 554 écoutes au titre de cette sécurité nationale se réalisent dans un environnement technologique offrant des moyens accrus aux services de renseignement. La répartition des interceptions montre en effet l’accent mis sur la surveillance des téléphones mobiles, devant la téléphonie fixe et Internet – les demandes visant Internet ayant diminué de 4,97% en 2010. Mais le rapport de la CNCIS indique :

Ces évolutions sont à rapprocher du succès croissant des offres commerciales “Triple Play”  et bientôt “Quadruple Play” grâce auxquelles les particuliers ont désormais accès sous un même numéro d’abonnement à la téléphonie fixe, à Internet et à de la téléphonie mobile ainsi qu’à la télévision numérique.

En clair, la mise sur écoute d’un numéro de téléphone, associé à un boîtier ADSL, permet dans le même temps de surveiller tout le trafic transitant par Internet, sans vraiment le dire, entraînant une diminution a priori des interceptions dirigées spécifiquement sur Internet.

L’astucieuse combine des fadettes

Le flou qui entoure ces interceptions au titre de la sécurité nationale intervient dans un contexte déjà tendu pour la CNCIS, avec l’affaire des “fadettes”. Plutôt que d’avoir accès directement au contenu de la communication, les agents du renseignement peuvent consulter le contenant qui comprend les identifications des numéros appelés ou appelants, le détails des contacts et la géolocalisation des terminaux utilisés… Il s’agit d’une des pierres angulaires des techniques de renseignement. Celle-ci a été utilisée récemment par la DCRI, qui s’est donc procurée des factures téléphoniques détaillées (“fadettes”) afin de tenter de démasquer les sources de journalistes dans diverses affaires. Notre interlocuteur à la CNCIS tente de nuancer, sans vraiment convaincre:

Ces mesures sont moins intrusives dans la vie privée et moins attentatoires sur le plan des libertés publiques que l’interception des communications qui permet d’appréhender le contenu des échanges et des conversations. Néanmoins, elles portent atteinte partiellement au droit à l’intimité de la vie privée et au secret des correspondances. Nous espérons que l’autorité est toujours respectée. Mais lorsque des infractions sont commises, elles sont commises…


Photos et Illustrations via Flickr : Loppsilol [cc-by] ; Heretakis [cc-by-nc]

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