Le neutrino a-t-il tué Einstein ?
Des neutrinos plus rapides que la lumière, Einstein déshonoré ? Pas si vite, nous dit Tom Roud, qui éclaire cette découverte de quelques fondamentaux de physique des particules, et nous rappelle que la science est un temps long, exigeant maturation.
C’est la déferlante depuis un tweet (!) de l’agence Reuters : les chercheurs du projet OPERA au CERN ont mesuré des neutrinos allant plus vite que la lumière. Tous les médias internationaux ont quasi-immédiatement embrayé, transformant la nouvelle en fait scientifique avéré renversant l’”icône Einstein” ( qui illustre la plupart des articles sur le sujet, cf. Le Figaro, Libé, Le Monde). Alors, est-ce la fin de la relativité ? Petite FAQ.
Qu’est-ce qu’un neutrino ?
L’histoire scientifique du neutrino est déjà longue et parsemée de nombreux écueils scientifiques. C’est en 1930 que Pauli postule son existence. Certaines désintégrations nucléaires ne donnaient alors pas autant d’énergie qu’attendu. Or le bon principe universel de Lavoisier, “rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme” s’applique aussi à la physique des particules; d’où l’idée de Pauli de proposer que l’énergie manquante est peut-être émise sous la forme d’une particule dont on ne connaît pas encore l’existence.
Ce n’est qu’en 1956 que l’existence du neutrino est démontrée pour la première fois expérimentalement. 26 ans, cela peut paraître long, mais il faut dire que le neutrino est un sacré galopin : il n’interagit quasiment pas avec la matière, ce qui rend sa détection difficile. Une image parlante tirée de Wikipedia :
Il faudrait une épaisseur d’une année-lumière de plomb pour arrêter la moitié des neutrinos de passage.
Il faut donc des détecteurs énormes pour observer des neutrinos expérimentalement, ce qui fait que les neutrinos restent des particules assez mystérieuses, même aujourd’hui.
L’expérience OPERA dont on parle depuis quelques jours vise précisément à mieux caractériser les propriétés des neutrinos, et notamment ce qu’on appelle “les oscillations de saveurs”. Il existe en effet trois types (“saveurs”) de neutrinos : les neutrinos électroniques, muoniques et tauiques. Or, un neutrino typiquement émis dans une réaction nucléaire est en réalité une superposition quantique de ces trois neutrinos (oui, comme dans le chat de Schrödinger). Quand on observe un neutrino, réduction du paquet d’ondes oblige, on n’observe qu’un des trois types de neutrinos.
Le problème est que les trois types de neutrinos ont des vitesses de propagation différente. Du coup, notre neutrino de Schrödinger, en fonction de l’endroit où on l’observe, va avoir une probabilité plus ou moins grande d’être mort ou vivant (ou plutôt électronique, muonique et tauique). D’un point de vue expérimental, on va donc observer plus ou moins de neutrinos d’un type en fonction de la distance à la source d’émission des neutrinos : c’est pour cela qu’on a le sentiment que la saveur du neutrino “oscille”.
Le but premier d’OPERA, donc, est de caractériser ces oscillations. On envoie un faisceau de neutrinos bien caractérisé depuis le Mont Blanc, on se met à Gran Sasso pour mesurer les propriétés des neutrinos qui ont traversé en ligne droite l’écorce terrestre (puisqu’ils n’interagissent pas avec la matière de toutes façons).
Avant toute expérience précise, on calibre, on mesure et soudain …
… Damned, mes neutrinos ont l’air de voyager plus vite que la lumière !
Voilà donc la nouvelle.
Entre 2009 et 2011, les chercheurs font des tas de mesures. On sait mesurer la distance parcourue à 20 cm près, tenant compte de la dérive des continents grâce à un GPS (on y reviendra). Le temps de propagation du faisceau à 10 nanosecondes près. Et on trouve que le neutrino semble avoir mis 60 nanosecondes de moins que la distance qu’aurait mise un photon – dommage que celui-ci ne traverse pas aussi facilement l’écorce terrestre, on aurait pu faire une course .
Les chercheurs cherchent des mois l’erreur, la faille … Et ne trouvent rien. Ils décident donc de partager leur observation avec le reste du monde, sur l’arXiv, le site de dépôt des articles de physique, dans un article au titre sobre et factuel :
Measurement of the neutrino velocity with the OPERA detector
in the CNGS beam
L’annonce fuite avant même que l’article n’ait été déposé, et Einstein, ce loser, se retrouve en photo dans tous les articles .
Alors, il a tort ou pas Einstein ?
Non, Einstein n’a pas tort.
Une bonne fois pour toute, non, Einstein n’a pas tort.
Rappelons-le, la théorie de la relativité d’Einstein est l’une des mieux vérifiée. A titre d’exemple, l’an dernier, l’effet de ralentissement du temps sous l’influence de la gravité prédit par la théorie a été vérifié expérimentalement avec une précision extraordinaire de moins de 0.0000007 %. Et si les chercheurs d’OPERA pensaient différemment, ils n’auraient pas utilisé le GPS pour mesurer la distance parcourue par le faisceau, puisque, rappelons-le, sans relativité, il n’y a pas de GPS.
Bref, même dans l’hypothèse improbable où ces mesures se confirmaient, les bases de la théorie de la relativité resteraient car cette théorie marche dans tous les cas existants jusque maintenant, tout simplement; on assisterait probablement à une extension de la théorie existante (tout comme la relativité elle-même était une extension de la théorie de Newton). Il n’y aura pas de table rase sur le mode “Einstein avait tort”, seulement des extensions de la théorie, normales lorsque l’on touche à de nouvelles frontières expérimentales . Et les physiciens ont à peu près autant d’imagination scientifique que les psychologues évolutionnistes pour expliquer leurs observations rétrospectivement, on voit par exemple déjà les idées de dimensions supplémentaires surgir dans les articles de journaux.
Mais la réalité, c’est qu’avant de s’exciter, il faut regarder froidement ces résultats à l’aune des résultats expérimentaux passés . Et c’est principalement là que le bât blesse : l’immense majorité des expériences connues sont compatibles avec la relativité restreinte, y compris pour les neutrinos.
L’exemple qui revient souvent ces temps-ci est l’expérience naturelle de la supernova 1987A. Une supernova est une explosion d’étoile consécutive à un effondrement gravitationnel, qui crache énormément de neutrinos. Peu après l’effondrement, des réactions de fusions entraînent l’explosion nova et donnent lieu à une émission de lumière très intense.
En 1987, donc, les observatoires terrestres ont eu l’immense chance d’attraper par hasard une supernova en direct. Ils ont d’abord détecté un afflux énorme de neutrinos venant de l’étoile Sanduleak -69° 202a, étoile qui, 3h après, explosa en supernova, la première visible à l’oeil nu depuis 1604. Cet écart de 3h est conforme à la théorie, qui prévoit un petit délai entre l’émission de neutrinos dus à l’effondrement et l’émission de la lumière due à l’onde de choc de l’explosion arrivant à la surface et explosant l’étoile de l’intérieur. Si les neutrinos voyageaient plus vite que la lumière conformément à l’observation d’OPERA, compte-tenu de la distance énorme entre l’étoile et la terre, ils auraient dû arriver des années avant la lumière de la supernova.
Bref, à ce stade, il faut raison garder et juste se contenter de dire qu’il y a quelque chose qu’on ne comprend pas. Ce petit quelque chose est peut-être de la physique, mais ce peut-être aussi une erreur bête quelque part (un bug dans un programme ?) ou une erreur plus subtile qu’on finira par découvrir après réflexion. Et on ne saura qu’en confirmant expérimentalement ailleurs.
Que révèle cette histoire ?
Que décidément, la temporalité et la dynamique lente propre à la science n’est pas vraiment compatible avec la dynamique médiatique. La science fonctionne sur des échelles de temps très longues : entre le début d’un projet et sa publication, il peut se passer des années. Si un nouveau phénomène surprenant est découvert, il faut encore des années supplémentaires voire des décennies pour qu’il soit confirmé, soit jugé intéressant et nouveau, et rentre dans le corpus de la science officielle validée. En fait, on pourrait presque dire que l’actualité scientifique n’existe pas : une découverte mettant des années à se décanter, nos échelles d’attention médiatique courtes sont totalement incapables d’appréhender son évolution. Ce qui existe en revanche, c’est une actualité des publications scientifiques, au rituel plus adapté à notre soif de nouveautés extraordinaires quotidiennes. Les revues scientifiques et les institutions jouent sur cette ambiguïté : embargo avant publication, conférences de presse sont un moyen de “concentrer” dans le temps la science, qui en réalité, est un processus long, lent, et très dilué.
Ici, très clairement, les médias ont cherché à court-circuiter encore davantage cette maturation scientifique lente. D’abord, l’information a fuité avant même le dépôt de l’article sur l’arXiv. L’article lui-même n’a pas été revu par les pairs, l’arXiv n’étant qu’un dépôt; il se revendique plutôt comme un fait troublant sur une grosse expérience internationale qu’il faut comprendre pour que la science continue, d’où la publication. Même si c’est peu probable à ce stade compte tenu de l’énormité prise par cette affaire et de la crédibilité du CERN, on ne peut pas exclure qu’il y a ait une faille dans l’article lui-même, qui serait détectée par l’œil laser d’un expert. Même s’il n’y a pas d’erreur dans l’article, il est possible que les résultats ne puissent être reproduits ailleurs, ce qui signifierait tout simplement qu’il y avait une erreur indétectable dans l’expérience.
On a également eu l’impression d’une surenchère terrible entre les médias. Tout d’un coup, l’histoire s’est répandue comme une traînée de poudre, on a eu l’impression que tous les journaux ont voulu très vite sortir un article sur cette histoire. Trois conséquences naturelles : absence de mise en contexte, excès de sensationnalisme et utilisation de clichés quasi identiques d’un média à l’autre. Nature est le seul ayant évoqué les expériences type supernova pour nuancer les résultats.
- Ajout 25 Septembre : on me signale que Sylvestre Huet (Libération) avait fait de même dans son chat et son article dès vendredi, et le Monde du week-end en a fait autant. Partout, on nous dit qu’Einstein, l’icône de la science, serait déboulonné. C’est l’emploi récurrent du mème “untel a tort”; personnalisation outrancière de la science qui correspond à cette image de la science par “coup d’éclat” qui n’a rien à voir avec la vraie science de long terme évoquée plus haut. Le paradoxe est d’autant plus grand que l’expérience OPERA s’est justement étalée sur trois ans et que l’article en question est bien évidemment co-signé par une pléthore d’auteurs.
Bref, la science avance, et les médias traditionnels semblent (re)tomber dans des travers vraiment néfastes pour l’image de la science même. Ce qui est effrayant est de les voir s’y précipiter comme un seul homme sous la pression de la compétition médiatique; sur le sujet les twittosphères et blogosphères scientifiques m’ont paru bien supérieures (pour moi aussi, terminer sur un cliché).
[Et je déplore aussi, pour moi y compris, que tout l'agenda de la discussion scientifique dans la cité soit dicté par ce genre d'événements]
- Ajout 8h50: Le Monde de ce week-end est bien meilleur (bravo David !)
Illustrations: à l’intérieur d’un détecteur de neutrinos (domaine public Fred Ullrich), CC FlickR monado, CC OPERA, CC Wikimedia ESO/L. Calçada
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