Quand l’e-gouvernance aggrave la fracture sociale en Inde

Le 15 juillet 2011

Bhoomi, un programme d’e-gouvernance dans le sud de Inde, est détourné pour mettre en oeuvre des grands projets fonciers. Aux dépens des populations rurales qu’il était censé aider.

Bhoomi. Le blason étincelant de l’e-gouvernance en Inde. Bhoomi. Une vitrine bien astiquée de démocratie moderne. Bhoomi. C’était presque trop beau pour être vrai.

Depuis 2001-2002, la base de données Bhoomi (“terre” en kannada) recense près de 20 millions de titres de propriétés foncières de fermiers de l’État sud-indien du Karnataka. Auparavant, le travail était effectué, à la main, par des responsables locaux en charge de plusieurs villages. Eux seuls pouvaient délivrer un titre de propriété (“Record of Rights, Tenancy and Crops”, abrégé “RTC”), sésame nécessaire à l’obtention de subventions, prêts bancaires, assurances… Dorénavant, toutes les données sont numérisées et centralisées en un réseau LAN reliant des agences couvrant les 177 districts de l’État. Il suffit donc de se rendre au kiosque où un agent s’occupe de la transaction, un écran montrant simultanément au client les manipulations effectuées.

La Banque Mondiale, un des fervents soutiens du projet, s’extasiait même en 2004:

Le projet Bhoomi (…) montre que mettre à disposition des citoyens les services du gouvernement, de manière transparente et efficace, leur donne les moyens de défier l’action corrompue et arbitraire de l’administration

Difficile de trouver une voix dissonante dans les commentaires laudateurs parsemant les sites officiels indiens. Et pourtant, tout est loin d’être aussi rayonnant dans le monde selon Bhoomi. Une étude, étouffée pendant de longs mois avant d’être rendue publique début 2007, tranche avec le discours public. Elle y montre comment la base de données, partant pourtant d’une bonne intention, a été accaparée par de gros promoteurs fonciers (que ce soit l’État ou des entreprises privées) à l’insu des populations rurales. Elle y démontre, de plus, que les objectifs premiers de Bhoomi (réduction de la corruption et des délais administratifs) n’ont pas été atteints.

Contacté par OWNI, le controversé créateur de Bhoomi, Rajeev Chawla, s’est contenté de réponses évasives et vagues.

Bhoomi e Governance

Corruption, délais: peut mieux faire

En réduisant et en centralisant le nombre de personnes habilitées à délivrer un RTC, la corruption, loin de diminuer, s’est maintenue. Quand elle n’a pas augmenté. Les employés des kiosques de Bhoomi, désormais en charge d’étendues relativement larges, ne sont plus soumis à la pression sociale du village qui jugulait leur appétit.

Parmi les six districts (taluks) étudiés autour de Bangalore, le schéma se confirme à chaque fois. Dans un des quartiers péri-urbains visés, par exemple, obtenir la mutation juridique d’un titre de propriété nécessitait auparavant une commission moyenne de 500 à 5000 roupies (7,5/75€). Avec Bhoomi, le pot-de-vin se monte à un minimum de 3000 à 5 000 roupies (45/75€) en temps normal, pouvant atteindre jusqu’à 15 000 ou 20 000 (225/300€) au moindre problème.

Le système ne bénéficie même pas de la rapidité informatique par opposition aux lourdeurs bureaucratiques d’antan. Les témoignages recueillis sur le terrain sont révélateurs. Pour la moindre action dépassant la simple obtention d’un RTC, un fermier doit maintenant compter deux à quatre mois et plusieurs visites à l’agence (donc autant de jours de travail en moins).

Faciliter le développement des grosses entreprises

Bhoomi touche au coeur d’un enjeu majeur du développement de l’Inde: la propriété de la terre. Le programme est utilisé comme un outil pour faire entrer le Karnataka dans l’ère de la mondialisation et attirer les entreprises à haute valeur ajoutée. Et là, le bât blesse. Dans la course à la croissance, les intérêts des grands conglomérats se heurtent souvent à ceux des populations locales, peu désireuses de quitter leurs terres et lucides quant aux promesses d’indemnisation.

La question de la propriété foncière est particulièrement prégnante à Bangalore. La capitale du Karnataka est l’équivalent indien de la Silicon Valley, le centre des grosses entreprises des technologies de l’information (“information technology” en anglais, IT). Il est donc vital pour le gouvernement local de ménager ces sociétés et de faciliter leur développement, notamment géographique. Infosys, Reliance Global ou encore ITC Infotech, pour ne citer que les plus importantes, sont notamment basées dans la ville . Ces fleurons de l’économie nationale jouent le rôle de locomotive d’une croissance indienne. Depuis plusieurs années, les dirigeants du Karnataka se sont donc lancés dans le vaste projet d’aménagement d’un “IT Corridor”: une zone, équivalente à 1,5 fois Paris, réservée aux entreprises d’IT.

Repérer les terres vulnérables

En centralisant la gestion des terres, Bhoomi facilite l’obtention d’informations pour la réalisation de gros projets fonciers de ce type. Il permet notamment de repérer les terres les plus vulnérables. Le but de cette restructuration des terrains: être le plus attractif possible aux investissements extérieurs. Même aux dépens des populations locales. Le fermier ne peut plus espérer peser sur la transaction, qui se faisait auparavant au niveau local.

60 à 70% de la population rurale de l’État dépend terres en défaut de paiement de taxes (pada). En raison de leurs faibles revenus, les petits fermiers n’ont généralement pas les moyens de lever ce statut (par un pot-de-vin ou le paiement de l’amende). Grâce à Bhoomi, des intermédiaires approchent ces fermiers pour leur proposer de lever la pada. En échange de quoi ils apposent leur nom ou celui de leur client sur le titre de propriété. Les terres pada étant classées en tant que sarakari (publiques) dans Bhoomi, leur acquisition est d’autant plus facile.

Quand l’État veut attirer les investisseurs

L’État du Karnataka joue ici un rôle crucial. Contrairement au secteur privé, les organismes publics (notamment le Karnataka Industrial Area Development Board, ou KIADB) détiennent le pouvoir de consolider un patchwork de terrains en une large parcelle.

Le KIADB est en droit d’acquérir n’importe quel terrain repéré par une des entreprises d’IT de Bangalore. Il lui suffit d’en notifier le propriétaire, qui ne pourra que très difficilement s’opposer à la mainmise sur ses terres. Selon des chiffres de 2005, le KIADB, aidé par des lois autoritaires, rachète des terres 18 000 à 23 000 euros/hectare aux fermiers, quand le prix du marché se situe entre 120 000 et 420 000 euros/hectare.

L’organisme public en profite d’ailleurs régulièrement pour s’emparer de plus de terres que nécessaire, une bonne partie du bénéfice allant alimenter le monument de la corruption indienne. Depuis 2009, le KIADB s’est ainsi procuré 37 000 hectares de terres agricoles, dont seuls 2 400 ont été redonnés à des projets divers.

La leçon de Bhoomi: dépasser la simple ouverture des données

Si nous voulons vraiment un gouvernement ouvert, nous avons toujours la lourde tâche de corriger les inégalités fondamentales et persistantes. Quelle que soit la fluidité avec laquelle elle circule, l’information seule ne suffit pas

Dans une récente tribune, le magazine américain Wired brandissait le cas de Bhoomi en (contre-) exemple des problématiques de l’ouverture des données. Le programme représente indéniablement un effort salutaire d’harmonisation et de numérisation des documents administratifs. Et pourtant cette e-gouvernance s’avère être un outil redoutable aux mains des forces qui modèlent le Karnataka d’aujourd’hui et de demain: seule une certaine frange des citoyens possède les aptitudes pour décrypter et utiliser cette nuée d’informations. Au risque de se retourner contre ces mêmes populations qu’elles sont censées protéger, les révolutions numériques ne peuvent résolument, en aucun cas, se dispenser d’une justice sociale.

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Illustrations: Flickr CC PaternitéPas de modification Clara Giraud PaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification Alexandre Marchand

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