Le « dégagisme » se manifeste
Les Belges n'ont pas de gouvernement depuis plus d'un an mais ils ont le dégagisme, sorte de mouvement qui promeut la manifestation comme forme d'art contemporain. Interview de son fondateur Laurent d'Ursel.
Quel rapport entre le « Ben Ali, dégage ! », ce slogan qui a fait le tour du monde, et Laurent d’Ursel, cet artiste belge entré dans l’art par derrière comme un courant d’air contemporain et dont les créations s’appellent, logiquement, des loeuvrettes ? Réponse : le « dégagisme ».
Pour vous donner une idée du bonhomme : il s’est fait tatouer le premier article de la Constitution belge sur les fesses, en y corrigeant les fautes de français.
Après bien des péripéties, en 2005, d’Ursel lance le collectif Manifestement pour faire de la manifestation une forme d’art contemporain, avec ses règles très précises : il faut des flics, une autorisation, un slogan et des concepts. Il faut que ça soit un peu chiant, comme toute manif.
Si j’ai rendez-vous avec d’Ursel à la Loeuvrette Factory, c’est pour qu’il me montre, « en primeur mondiale », comment le collectif prépare la parution d’un Manifeste du dégagisme. Un -isme d’inspiration tunisienne qui ne serait ni anarchie, ni révolution, mais plutôt une solution de génie, un savant mélange pamphlétaire que d’Ursel tente d’expliquer avec une ironie et une mauvaise foi bien assumées.
Nous sommes à la fin du mois de janvier 2011, le collectif Manifestement est en train de fêter l’achèvement de sa dernière manifestation en date qui avait pour slogan « Tous unis contre la démocratie ». On était en plein dans les événements en Tunisie et comme la terre entière on était tous un peu émoustillés par ça. Et puis ma femme, la salope, sort le mot « dégagisme » et on se
regarde tous et on se dit putain ça y est on y va. J’ai l’habitude de dire que quand j’ai la bouche pleine, elle parle à ma place. Mais ça m’humilie qu’elle ait sorti le mot avant moi.
L’intuition est toute simple : ça serait la première fois que des mouvements d’une telle ampleur réclament le vide de pouvoir sans solution de remplacement. Le fait de parler de démocratie, ça n’est venu qu’après. D’abord c’était « Ben Ali dégage », et après : le vide – ce fameux vide qui nous fait bander terriblement. Le siège du président ou du dirigeant est là , mais il est vide. Et après, concrètement, la vie continue. Et donc, logiquement, après le dégagement (dont le dégagisme est la philosophie), il y a une forme de proto-démocratie marquée par la vigilance – pour ne pas se faire couillonner une nouvelle fois – où le proto-démocrate est revenu de toutes les illusions. C’est une forme de maturité, le proto-démocrate sait que ça ne marche pas, que la démocratie a plein de défauts, qu’elle génère des catastrophes, voire des carnages. Et fort de ça, il continue dans ce système, mais en se méfiant de tout, et c’est ça la clé. La proto-démocratie vient après la version romantique de la démocratie-post-babacool-on-est-tous-frères à la Tahrir.
Le fait de ne pas remettre quelqu’un sur le siège du pouvoir, c’est l’anarchisme et c’est du n’importe quoi. Il y aura forcément tôt ou tard quelqu’un sur le siège mais avant il y a ce grand vide – et c’est ça le coup de génie des dégagistes – c’est d’avoir osé ce vide. On enlève Ben Ali, on enlève Moubarak, on enlève Sarko sans dire ce qu’on va mettre après. On va d’abord contempler ce vide. Et c’est pour ça que, de manière très significative, la première action que font les dégagistes c’est une nouvelle constitution. Et ça prend beaucoup de temps. Ce sont des élections pour des assemblées constituantes. J’ai encore entendu une klette sur France Culture ce matin qui disait « oui ça prend du temps, ils tardent à passer aux élections » ce qui est d’une bêtise totale. D’un point de vue dégagiste, on ne prendra jamais trop son temps pour méditer, mûrir et se demander par quoi on veut remplacer celui qu’on a dégagé.
Bien sûr, le dégagisme a ses problèmes, il ne garantit pas que celui qu’on met à la place du dégagé soit meilleur. Mais je suis tellement enthousiasmé par le dégagisme parce que c’est la preuve d’une très grande maturité. Qu’est-ce qu’il y a derrière tout ça : l’absence de cette foi naïve, infantile, puérile et à la con qui fait dire qu’on a la solution et qu’on est prêt à mourir pour l’avancer. Il y a aussi une espèce d’anthropologie du pouvoir, toute simple, qui renoue avec le début de la démocratie : les premiers à être dégagés, ce sont ceux qui sont sur le siège depuis trop longtemps, tout simplement.
Le révolutionnaire, c’est celui qui entend supplanter le détenteur du pouvoir. Le dégagiste, c’est celui qui entend déloger le détenteur du pouvoir. Les démocrates sont tous des révolutionnaires, et il n’y a rien de moins dégagiste que des élections, qu’un programme qu’on remplace ou qu’on reconduit. Il faut le vide pour le dégagisme. Le point cardinal, c’est qu’on dégage celui qui est au pouvoir. Ce qu’il y a après on ne sait pas, c’est le vide. À l’horizon : la proto-démocratie. Dans le Manifeste, on va devoir comparer dégagisme et révolution, ça va être un bel exercice de mauvaise foi.
[Tout enthousiasmé, d'Ursel me montre ce qu'il appelle « une première historique » : dans le tableau excel qui recense les mouvements artistiques, leurs manifestes et leurs credos, une colonne vide est laissée après celle du dégagisme]
C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que l’avant-garde, consciente d’elle-même, est assez critique et relativiste pour savoir qu’il y en aura une autre après. Tous les grands mouvements, dans l’histoire de la pensée, ont eu le sentiment d’être les derniers, d’avoir tout dit. Nous avons cette extrême sagesse de dire qu’en 2011 ça sera le dégagisme, mais peut-être qu’en 2025 il y aura un autre truc. C’est très important. Nous en sommes très fiers.
C’est l’idée de génie, parce que ça pense l’action politique d’une manière totalement différente. On ne doit plus s’emmerder à dire en quoi on a quelque chose de mieux. Maintenant c’est clair, le ras-le-bol est un concept politique. Le « dégage » a ses lettres de noblesse. Ça change tout. C’est beaucoup plus cool. Avant il fallait faire tout un programme. Aujourd’hui plus du tout : tu peux
t’improviser dégagiste du jour au lendemain
Ouais alors on a réfléchi sur l’immolation aussi, c’est fondamental. On s’est dit putain est-ce qu’il faudrait tous s’immoler, quoi ? Comme le couillon qui a fait ça sur le parking à France Télécom l’autre jour. Mais, en fait, étymologiquement, ça vient de farine, mettre dans la farine, rouler dans la farine. Donc on pourrait se fariner. On est rassuré : on peut être dégagiste sans bidon d’essence.
Manifeste du dégagisme, révolutionnaires d’hier et d’aujourd’hui : dégageons !
Collectif Manifestement
maelstrÖm réEvolution
Sortie fin juin
Publié aussi sur Vice
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