Et si la culture s’ouvrait à l’opendata?
L'opendata est freiné dans le cas des données culturelles en raison d'un article de la loi CADA de 1978 alors qu'il n'a pas lieu d'être, estime Calimaq.
Lundi 16 mai, la CNIL a publié une synthèse (Comment concilier la protection de la vie privée et la réutilisation des archives publiques sur Internet ?) qui me paraît importante dans la mesure où elle confirme une intuition que j’ai depuis longtemps : l’exception culturelle prévue par la loi du 17 juillet 1978 (dite loi CADA) en matière de réutilisation des informations publiques est inutile et vide de contenu juridique réel. De quoi s’agit-il exactement et pourquoi est-ce important ?
Il y a un mois, la Fing dans un billet intitulé « La culture est-elle le parent pauvre de l’Open Data ? », déplorait le fait que :
Les initiatives « open data » dans le monde de la culture semblent en effet encore peu fréquentes.
Et elle avançait une cause juridique pour expliquer cet état de fait :
Il faut aussi dire que la législation n’encourage pas le changement puisque la loi de 1978 permet aux acteurs publics de la culture d’exclure de son champ les données culturelles.
Cette loi de 1978 constitue en France le texte fondamental, qui a introduit en transposant une directive européenne un véritable droit à la réutilisation des données publiques.
Pourtant, comme j’avais déjà essayé de le montrer dans un billet l’an dernier, il existe dans cette loi à l’article 11 une disposition appelée « exception culturelle », permettant aux établissements culturels de sortir leurs données du régime général de réutilisation, en fixant leurs propres conditions:
Par dérogation au présent chapitre, les conditions dans lesquelles les informations peuvent être réutilisées sont fixées, le cas échéant, par les [...] établissements, organismes ou services culturels.
Les motifs avancés pour justifier l’existence de cette exception sont nombreux, mais ils ont été exposés récemment par voie officielle sur C/Blog, le blog du Ministère de la Culture. Il nous est indiqué deux raisons pour lesquelles les données culturelles ne seraient pas des données « comme les autres » :
La nature même de ces données ne peut, sans précaution, être assimilée au vaste ensemble des données publiques administratives assujetties au traitement de droit commun prévu par la loi du 17 juillet 1978. C’est la raison pour laquelle le législateur a instauré une dérogation au principe de libre réutilisation qui assure aux établissements, organismes ou services culturels détenteurs et/ou producteurs de données publiques la possibilité de déterminer le régime de réutilisation applicable. Les opérateurs culturels peuvent ainsi conserver une certaine latitude pour écarter ou limiter la réutilisation de certaines données sensibles (fonds d’archives de guerre ou données nominatives) ou des données protégées par un droit de propriété littéraire et artistique ou industrielle.
Les données culturelles sont-elles plus sensibles que les autres ?
Le document publié par la CNIL porte à mon sens un coup sévère à la première justification avancée : la nécessité de protéger les données personnelles. La CNIL énonce bien tout un ensemble de règles destinées à protéger les données sensibles figurant dans les informations publiques des institutions culturelles, mais à aucun moment elle ne vise la fameuse exception culturelle de l’article 11. Les restrictions qu’elle apporte au principe général de réutilisation des données découlent manifestement des exigences de la loi Informatique et Libertés, citée à plusieurs reprises, qu’elle combine ici avec la loi CADA.
Cela signifie que le raisonnement avancé sur C/Blog est juridiquement incorrect : l’exception culturelle n’est pas justifiée par la nécessité de protéger les données personnelles. À vrai dire, cela n’a rien de surprenant. Toutes les institutions publiques sont susceptibles d’être confrontées au problème des données personnelles et celles qui concernent les institutions culturelles ne sont pas particulièrement plus sensibles que les autres. Dira-t-on par exemple que les données personnelles d’un service d’archives sont plus sensibles que celles d’un hôpital ou du ministère de la Justice ? Cela n’a aucun sens.
C’est pourquoi d’ailleurs la loi de 1978 avait déjà prévu des dispositions protectrices en lien avec les données personnelles applicables à toutes les administrations, à son article 13, sans aucun rapport logique dans le texte avec l’exception culturelle de l’article 11. CQFD.
La CNIL ayant à mon sens passablement affaibli (atomisé ?) l’argument lié aux données personnelles, passons à celui des données protégées par un droit de propriété littéraire et artistique ou industrielle. On peut penser que de ce point de vue, la spécificité des établissements culturels est plus forte, car leurs collections (notamment en bibliothèques et en musées, mais les archives sont aussi concernées) contiennent un grand nombre d’œuvres susceptibles d’être protégées par des droits d’auteur (tableaux, photographies, sculptures, livres, manuscrits, estampes, affiches, etc).
Néanmoins , l’exception culturelle ne peut pas non plus être justifiée par ce raisonnement, car la loi de 1978, tout comme pour les données personnelles, a explicitement prévu ce cas, encore une fois dans un article séparé (le dixième), sans lien avec l’article 11 :
Ne sont pas considérées comme des informations publiques, pour l’application du présent chapitre, les informations contenues dans des documents : [...]
-  sur lesquels des tiers détiennent des droits de propriété intellectuelle.
Assez logiquement, la loi prévoit que le principe de réutilisation des données ne s’applique pas lorsque celles-ci correspondent à un document protégé par des droits de propriété intellectuelle, car autoriser la réutilisation reviendrait à violer les prérogatives des titulaires de droit. Mais cela n’a rien à voir avec l’exception culturelle, puisque cette règle est générale et vaut pour toutes les administrations.
Et c’est parfaitement logique, car les institutions culturelles ne sont pas les seules à détenir des documents potentiellement couverts par des droits de propriété intellectuelle. Allez donc voir le Répertoire des Informations Publiques du Ministère de la Justice (RIPMJ) par exemple. Il distingue selon que les informations sont des données publiques ou relèvent d’un droit de propriété intellectuelle et l’indique par une signalétique différente. Et pour ce faire, il n’a nullement besoin d’une exception culturelle ! CQFD bis.
Conclusion : l’exception culturelle est… inutile ! Et j’irais même plus loin : telle que formulée par la loi de 1978, il est quasiment impossible de lui donner une signification juridique réelle (une journée d’étude toute entière a récemment été consacrée à cette question, sans déboucher sur un résultat tangible, personne n’étant capable d’indiquer ce que pouvez bien signifier cette exception).
Au-delà de l’aspect purement juridique, ce défaut de conception de la loi de 1978 pourrait avoir des conséquences graves, car un certain nombre de service d’archives ont cru pouvoir s’abriter derrière l’exception culturelle pour refuser à une célèbre firme de généalogie de réutiliser leurs données (y compris à titre payant). Celle-ci a réagi en provoquant une série d’avis de la CNIL et de la CADA, puis en intentant des procès devant les juridictions administratives. Nous devrions d’ailleurs bientôt connaître la première décision d’un TA, à propos du cas des Archives du Cantal. La CNIL n’est certes pas une juridiction et ses positions ne s’imposent pas ipso facto aux juges, mais je doute sérieusement que les décisions à venir puissent s’écarter beaucoup du document publié aujourd’hui et donner un contenu réel à cette exception culturelle, car je ne vois pas comment c’est logiquement possible à partir de la loi.
L’incertitude juridique freine le mouvement de l’opendata
Loin de moi l’idée de minimiser l’enjeu de ces procès et notamment celui de la protection des données personnelles contenues dans les documents d’archives (sur la question, voyez ce bon dossier). Mais je pense que c’est une très mauvaise chose que d’avoir cherché le bénéfice de cette exception culturelle : insaisissable, difficile à interpréter et au final, dangereuse.
De plus, je pense – et en cela je rejoins la Fing – que cette incertitude juridique – ce droit « gazeux » comme l’a très bien nommé Michèle Battisti – freine considérablement la participation des institutions culturelles au mouvement en faveur de l’opendata qui commence à se dessiner en France. J’en veux pour preuve le compte rendu de la première réunion d’Etalab, la mission chargée en France de créer un portail – data.gouv.fr – pour favoriser la réutilisation des données. Regardez bien la liste des participants : pas un acteur en provenance de la sphère culture (à part France Télévisions), alors qu’un grand nombre de ministères sont représentés !
Pourtant, à l’étranger, des établissements œuvrent en faveur de la réutilisation la plus large des données culturelles. L’Université de Yale aux États-Unis vient d’annoncer qu’elle plaçait 250 000 images numérisées issues de ses collections dans le domaine public et qu’elle les libérait de tout droit de réutilisation. La Bibliothèque du Congrès vient de son côté de lancer un remarquable National Jukebox [en], qui facilite la réutilisation et le partage de ses enregistrements sonores numérisés. En novembre dernier, la British Library annonçait qu’elle libérait 3 millions de notices bibliographiques, en les plaçant sous la licence CC0. En Australie, archives, bibliothèques et musées participent à part entière au portail data.gov.au (un concours de mashup – LibraryHack [en] – vient même d’être lancé à partir de données bibliographiques et de contenus).
Les atermoiements autour de l’exception culturelle constituent finalement un faux débat. La Commission européenne envisage d’ailleurs une refonte de la directive relative aux informations publiques et dans le questionnaire qu’elle proposait à cet effet fin 2010, elle posait ouvertement la question de l’intérêt du maintien de cette exception.
À ce faux débat, j’aimerais en opposer un vrai.
La loi de 1978 prévoit explicitement qu’elle ne s’applique pas aux informations contenues dans des documents sur lesquels des tiers possèdent des droits de propriété intellectuelle (des oeuvres donc). Mais qu’en est-il pour les documents pour lesquels les droits patrimoniaux sont éteints, suite à leur entrée dans le domaine public ? Il s’agit pourtant d’une part très importante des collections des bibliothèques, archives et musées, et celles qui font prioritairement l’objet de campagnes de numérisation.
Dans cette hypothèse, il paraîtrait logique que symétriquement à ce qui se passe pour les œuvres protégées, la loi de 1978 s’efface pour que l’on en reste à l’application stricte du Code de Propriété Intellectuelle. Les oeuvres sont dans le domaine public et il n’y a aucune raison pour que leur statut juridique change lorsqu’elles sont transformées en données.
Le domaine public est chose essentielle, car il est la condition de possibilité de plusieurs libertés publiques (droit à la culture, à l’information, à l’éducation).
C’est dans ce lien étroit entre données culturelles, domaine public et libertés fondamentales que ces données sont exceptionnelles à mes yeux et pour nulle autre raison.
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Billet initialement publié sur :: S.I.Lex :: sous le titre “De l’inutilité de l’exception culturelle en matière de réutilisation des données publiques”
Crédit images CC Flickr laverrue, Enso2. par Muesse Wikimedia Commons et pixshure
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