Chili: les 33 mineurs oubliés de l’Atacama
Six mois après leur sortie du gouffre, les mineurs chiliens de San José ont perdu bien des illusions. Indemnités non payées, promesses sociales non tenues, rumeurs non justifiées... OWNI est retourné dans le désert de l'Atacama, sur la piste des 33.
L’hiver arrive au Chili. Mais au nord, le soleil ne plie pas.
Nous survolons le désert d’Atacama, grand comme un tiers de la France, dans le nord du Chili.
Les montagnes cuivrées sont, sur certains sommets, tachées de poudre blanche. De loin, elles font penser à de la neige. Ce sont en fait les traces du nitrate et du salpêtre jadis extraits de cette riche étendue, vaste réserve d’or et de cuivre. Les tapis de fleurs roses et charnues d’octobre ont disparu. L’Atacama est un des déserts les plus arides au monde, cette floraison, exceptionnelle, n’a lieu qu’une fois tous les dix ans.
En plein coeur du désert, on s’arrête à Copiapo. Une ville de 130 000 habitants, discrète et sans grand intérêt touristique, une fois qu’on a fait le tour de la Plaza Prat. La place centrale est bordée de bancs, jardins et cafés, où s’échangent des rumeurs les plus folles.
C’est dans cette ville minière qu’habitent la plupart des trente-trois mineurs qui, le 5 août 2010, avaient été pris au piège à 700 mètres au fond d’une mine d’or et de cuivre, à cinquante kilomètres de Copiapo. L’histoire des « 33 » de la mine San José, qui ont réussi à survivre dix semaines dans cette prison souterraine, avait pris des allures de télé réalité.
Depuis longtemps le Chili n’avait suscité un tel intérêt.
La libération, sous l’oeil d’un milliard de téléspectateurs
Le monde redécouvrait ce pays tout en longueur, le plus grand producteur de cuivre au monde (près de 70 millions de dollars de cuivre exportés chaque jour), dont on ne parlait guère depuis l’arrestation, à Londres, du général-dictateur Augusto Pinochet, en 1998.
Le président de centre-droit Sebastian Pinera, une sorte de Berlusconi sud-américain en moins exalté, s’était emparé du drame. Une occasion formidable, alors que sa cote de popularité baissait, de se construire une nouvelle image. Celle du bon samaritain proche du peuple.
Au mois d’octobre 2010, les hôtels de Copiapo étaient pleins à craquer. Plus de deux mille journalistes avaient été accrédités. Des dizaines de milliers d’articles, d’autres milliers de journaux télévisés réalisés dans le monde entier. Comme le relève le journaliste Jonathan Franklin1 :
Deux mois après l’éboulement catastrophique, le nombre de visites sur Google pour « Chiliens » et « mineurs » atteint les 21 millions.
Les abords de la mine s’étaient transformés en gigantesque salle de presse à ciel ouvert.
Le camp bariolé à la surface de la mine, où patientaient familles et journalistes, avait été rebaptisé le « camp de l’Espoir ». Drapeaux, ballons, guirlandes, ex-voto, caméras, tentes, enfants, mineurs, cheval, gardes civiles, camions, antennes, clowns, soleil, poussière, et en-dessous, les 33 mineurs dans la nuit de la terre. L’oeil du monde scrutait chaque nouvelle venue des profondeurs.
Le 12 octobre, enfin, sous les yeux de plus d’un milliard de téléspectateurs, les mineurs étaient extraits de l’enfer, un à un, à bord d’une étroite capsule, baptisée « Phénix ». Puis ce fut la gloire, les feux des projecteurs, les interviews rémunérées, les voyages organisés. Six mois ont passé, la vague médiatique est retombée. Mais que sont devenus les 33 mineurs chiliens? Et les 300 autres mineurs de San José?
La tournée mondiale d’Edison, fan d’Elvis
Lorsque nous arrivons à Copiapo, mi-avril 2011, le barnum est parti. Plus un journaliste à l’horizon. Seul un confrère chilien continue de suivre les pérégrinations des 33.
Dix heures du matin, le soleil déjà , envahit le bitume. Nous marchons vers le centre-ville. Mais sur la route, une inscription taguée sur le mur d’une maison bleue azure nous arrête.
Fuerza Edison, tu familia de espera, arriba los mineros
(« Courage Edison, ta famille t’attend, vive les mineurs »)
C’est la maison d’Edison Pena ! Edison est une des figures des 33 : fan d’Elvis Presley, il avait aussi parcouru le marathon de New-York, quelques semaines après sa sortie de terre.
En short et baskets, les cheveux taillés en hérisson, Edison ouvre la porte. « Entrez, c’est par là ! » Il semble surexcité. Il a toujours été un peu fou. On entre dans une cour à peine aménagée. Une table, des chaises, et un banc dans un coin. « Asseyez-vous là ! Vous voulez boire quelque chose ? Une bière ? » Edison s’en va, et réapparaît quelques secondes plus tard, une Corona à la main. Les mains et les jambes tremblantes, raconte une « histoire de dingue » : son dernier voyage, au Japon. « C’était drôle, personne ne parlait espagnol, il n’y avait pas d’interprète ! Je ne comprenais rien ! ». Ses genoux s’entrechoquent sans arrêt. Edison se lève subitement, et se lance dans un exercice de mime, en riant.
La première fois que je suis allé aux toilettes, j’ai cherché le papier pendant des heures ! Vous vous rendez compte, ils n’ont pas de papier ! Il y avait des tas de boutons partout… j’ai appuyé sur tous les boutons en même temps, et je me suis pris plein de jets d’eau sur les fesses !
A nouveau, Edison s’en va. Il réapparaît cette fois avec une paire de chaussons en tissu bleu. Il rit encore. « Ils portent ça les Japonais ! » Et il enfile ses drôles de chaussures neuves. « Allez, on y va ! » Edison veut aller en banlieue de Copiapo, dans une cabane en bois où des amis à lui jouent aux cartes et boient des bières. Il veut qu’on le filme là -bas, en train de raconter ses deux mois d’enfermement dans la mine San José. « Avec ce film, je serais riche ! »
A ce moment là , Angelica, sa femme, arrive. La jolie brune de quarante printemps, nous salue, souriante, mais aussi inquiète. « Il est hors de question que tu ailles là -bas sans moi! ». Le couple se chamaille quelques minutes, puis Angelica soupire, se sert un coca-cola, et raconte l’horreur que furent les voyages organisés. Le Japon, l’Angleterre, Israël, les Etats-unis.
J’ai accompagné Edison quasiment partout, on m’a complètement méprisée. Ce que j’ai vécu, l’enfer d’attendre dans l’incertitude si mon mari était vivant, puis les deux mois d’angoisse passés sur le « camp de l’Espoir » avec les autres familles… tout ça, à l’étranger, les journalistes s’en fichaient ! La seule chose qui les intéressait, c’était de décrocher des interviews des 33.
Mais ces voyages n’ont-ils pas été une parenthèse de rêve, avec rémunération à la clef ? Mario Gomez, le plus âgé des 33, fait le même constat qu’Angelica:
J’ai très peu voyagé : pendant plusieurs mois, mon passeport n’était pas à jour ! Cela dit, dès que j’ai pu, je suis parti. Mais ces voyages orchestrés par le gouvernement ne nous ont pas rapporté un kopeck. Les quatre mineurs partis en Chine, en novembre, ont bien été payés : 20 000 dollars par personne. Mais c’était l’argent des entreprises minières chinoises, dont ils venaient faire la promotion ! Notre dernière virée, aux Etats-unis, était humiliante. Nous n’avions pas d’argent, mais des bons quotidiens équivalent à 20 dollars par jour. On nous servait des sandwichs qu’on mangeait recroquevillés sur des tables basses. Nous n’étions plus les héros de San José, mais des ouvriers en vacances organisées chez les yankees.
Le regard subitement vide, Mario répètera trois fois : « C’était une humiliation ».
« Il va très mal, il se drogue »
Retour chez Edison. On entend des enfants jouer dans la maison. Une petite fille s’avance doucement. Najita a quatre ans, elle s’agrippe à la robe de sa mère. Angelica lui caresse le visage, puis annonce, le regard perdu : « C’est Dieu qui a voulu qu’ils continuent à vivre ». Et Edison s’en va.
Subitement, Angelica se redresse sur son siège. « Il va très mal. Je vis un enfer depuis qu’il est sorti de la mine. Il passe son temps à boire avec copains. Le pire, c’est quand il part à Santiago, il paie des tournées générales. Regardez-moi ces factures ! » Elle déroule une série de tickets. 200 000 pesos, 400 000, encore 200 000…
Et il se drogue. Déjà en soi c’est très mauvais, mais en plus, il est sous médicaments, à cause de ses troubles psychologiques.
D’après plusieurs mineurs, Edison se droguait déjà avant l’accident.
Le pire, c’est qu’il est imprévisible. Parfois, Edison part sans me prévenir. Il peut se passer plusieurs jours sans que je sache où il est.
Le lendemain, on devait se revoir pour le tournage. Mais Edison est furieux. Il vient de se disputer avec Angelica. « Elle est insupportable, elle ne me fait aucune confiance ! Et en plus elle boit ! Il y a du rhum dans ses verres de Coca-cola ». Le film-fortune, ce sera pour une autre fois.
La plupart des 33 ont les mêmes troubles qu’Edison. Déprime, besoin de solitude, alcool, difficulté à trouver le sommeil.
Victor Zamora, 35 ans, le poète du groupe, a mis longtemps avant d’accepter les baisers de ses enfants et les caresses de sa femme. « J’avais un besoin énorme de solitude, je ne supportais plus qu’on me touche ». Il a du mal à occuper son temps libre : « Je m’ennuie… heureusement, il y a ma fille qui me distrait ! Elle est enceinte ».
Samedi soir, José Ojeda, 46 ans, un gaillard de petite taille, d’une gentillesse singulière, est resté chez lui avec sa nièce. Comme la moitié des 33, il est toujours sous ordonnance médicale. José regarde la télévision en buvant des bières.
Ma femme n’est pas là , elle s’est réfugiée chez ses parents pour quelque temps. Ce n’est pas facile pour elle, ça fait six mois que je dors dans le salon, sur le carrelage. Le lit, je ne peux plus ! Je ne dors que trois-quatre heures par nuit. Pour me calmer, je bouffe des tablettes entières de comprimés tous les jours, et je bois des bières. Parfois, je ne mange pas pendant trois jours.
José se met à pleurer. « Ca fait six mois, mais je n’arrive pas à m’en sortir. Pourtant, je vois un psychologue trois fois par semaine ».
Il se reprend rapidement. « Pardonnez-moi ! Un mineur, ça ne pleure pas ! ».
Photo Anaëlle Verzaux et CC Secretaria de Communicaciones.
- Jonathan Franklin, « Enterrés vivants, la véritable histoire des 33 mineurs chiliens » (Robert Laffont), page 183. [↩]
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