La télévision, ce divertissement de mauvais aloi

Le 15 avril 2011

L'association Icare livre un rapport anxiogène sur la consommation de télévision par les élèves. André Gunthert nous propose d'envisager la télé comme une ressource culturelle, et non sous l’angle habituel de la guerre des cultures.

Dédiée à l’éducation aux médias, l’association Icare a livré récemment une compilation remarquée de chiffres-clés sur le rapport à la télévision du public d’âge scolaire. Suite à la publication par Médiamétrie de son rapport 2010, où l’on observe pour la première fois depuis des années l’arrêt de la chute de la consommation télévisée (3h32 par personne et par jour en moyenne), Icare souligne notamment qu’« un écolier en primaire passe tous les ans plus de temps devant le tube cathodique que face à son instituteur (956 heures contre 864) ».

Une rapide division montre que ce dernier chiffre correspond à un total quotidien de 2h37 par jour, sensiblement moins élevé que la moyenne de la consommation de l’ensemble des Français (74%). Mais il l’est encore beaucoup plus… que celui fourni par une enquête réalisée l’an dernier par la même association dans un collège en région, où la moyenne quotidienne n’atteint qu’1h01 pour les 11-15 ans (32%).

D’où l’on peut conclure sans grand risque d’erreur que les jeunes Français regardent beaucoup moins la télé que leurs aînés. Pas de quoi crier à l’addiction – ou alors il faut de toute urgence s’occuper de nos seniors, qui font considérablement grimper la moyenne…

Ce n’est pas l’impression que laisse la compilation statistique d’Icare, qui contribue plutôt à nourrir l’inquiétude.

Entre 1983 et 2007, les budgets de pub ciblant les enfants sont passés de 100 millions à 17 milliards de dollars (170 fois plus en 24 ans).

Ou encore :

Aux États-Unis, juste après la Seconde Guerre mondiale, il a suffi de 7 petites années pour que le taux d’équipement des foyers passe de 1 à 75%. Pour atteindre le même niveau de couverture, la radio avait mis 14 ans, le réfrigérateur 23, l’aspirateur 48, l’automobile 52, le téléphone 67 et le livre des siècles.

Mélanges de données américaines anciennes et de statistiques françaises récentes

Quel est le sens de cette accumulation de chiffres hors contexte empruntés aux sources les plus hétéroclites, qui mélange joyeusement données américaines anciennes et statistiques françaises récentes ? Cette compilation est livrée d’entrée par une citation de Pascal Bruckner (philosophe) : « La télévision n’exige du spectateur qu’un acte de courage – mais il est surhumain -, c’est de l’éteindre. » (MàJ: ci-dessous en commentaire”>L’animation a été modifiée depuis la rédaction de cette critique).

Il est navrant de voir une association pleine de bonne volonté se donner pour guide un intellectuel qui est à l’éducation aux médias ce qu’Eric Zemmour est à l’analyse politique. Et plus consternant encore de voir qu’après le constat que le temps consacré au petit écran est supérieur à celui passé en classe, le seul message explicite est celui d’éteindre la télé.

Aussi efficace que le conseil énoncé naguère de ne pas s’inscrire sur Facebook, ce message est bien, aujourd’hui encore, celui que délivre globalement l’institution scolaire et ses représentants, qui partagent avec Bruckner la conviction que la télé n’est pas une vraie source culturelle, mais un divertissement de mauvais aloi. La lecture des chiffres réunis par Icare transmet fidèlement l’idée que les heures passées devant l’écran sont au mieux du temps perdu, au pire une aliénation au diktat de la consommation.

Qui aurait l’idée de s’inquiéter du temps passé à bouquiner ? Lire, nous le savons tous, est une activité culturelle noble, valorisée par l’institution et qui ne peut être que bonne – à l’inverse de la télé, qui ne peut être que mauvaise…

Admirable puissance du préjugé. Comme nous le rappellera une promenade dans une librairie quelconque, l’édition est la plus vieille des industries culturelles, et comprend à ce titre une variété de contenus dont la gamme qualitative ne se distingue pas foncièrement de celle proposée par les programmes télévisés. Tout comme Arte n’est pas la chaîne la plus regardée, la règle en matière d’édition est que ce sont les mauvais livres qui se vendent le mieux – heureusement pour la librairie, qui ne survivrait pas longtemps si elle ne devait s’appuyer que sur les essais de Benveniste ou de Lévi-Strauss…

Les ouvrages de Marc Lévy ne sont pas de “vrais” livres

Une réalité que nous ne voyons que d’un œil. La valorisation de la littérature nous empêche de considérer les ouvrages de Marc Lévy ou les recueils de recettes de cuisine comme de “vrais” livres. Inversement, la perception négative de la télévision nous enjoint de considérer le foot et la télé-réalité comme des manifestations de sa nature profonde. Ces clichés ne valent pas mieux l’un que l’autre. La vraie différence dans le rapport des jeunes à ces diverses offres culturelles est que leur consommation livresque est efficacement guidée par les adultes, dont la maîtrise s’appuie largement sur les schémas de reproduction culturelle (oui, tu peux lire Marcel Pagnol ; non, Gérard de Villiers ce n’est pas de ton âge)…

Les chiffres réunis par Icare dénombrent des téléspectateurs, des téléviseurs ou des heures passées à les regarder, jamais aucun contenu. C’est dommage, car le rapport Médiamétrie souligne que la bonne tenue des statistiques télé, boostées l’an dernier par la TNT, est largement soutenue par la fiction : blockbusters, séries américaines et films français ont fait les succès d’audience de 2010, et représentent globalement un quart de la consommation télévisuelle.

Oui, comme Balzac, Stendhal ou Flaubert, la télé raconte aussi des histoires. Plutôt que les taux de pénétration des marchés, j’aurais préféré qu’on nous détaille les goûts des adolescents. Le dessin animé Les Simpson, actuellement diffusé par W9, que je donnerais au doigt mouillé comme le programme préféré des jeunes Français entre 10 à 15 ans, est par exemple une impressionnante machine à recycler des modèles culturels et des problématiques sociales, appuyée sur une ironie décapante et un goût du second degré inconnus des vieux Disney.

Un accroissement du contrôle des programmes par les téléspectateurs

Parmi les données mises en exergue par Médiamétrie, il y a le développement de la consultation en différé, par enregistrement (27% des foyers sont équipés d’un lecteur enregistreur numérique à disque dur) ou catch-up TV (rediffusion sur Internet), ce qui signifie un accroissement du contrôle des programmes par les téléspectateurs. Une donnée malheureusement passée sous silence par Icare, qui préfère nous rappeler que :

la surconsommation de télé peut entrainer une diminution de l’activité physique, une dégradation des habitudes alimentaires, une réduction du temps passé à lire, une altération du sommeil, un affaissement des performances scolaires et un assèchement des interactions intra-familiales.

Oui, indiscutablement, la surconsommation de télé peut entrainer de nombreux effets nuisibles. Comme d’ailleurs la surconsommation de n’importe quoi d’autre, qui est par définition néfaste. Ce qu’on attendrait, de la part d’une association d’éducation aux médias, c’est qu’elle aide parents et professeurs à mieux utiliser cette ressource, en l’intégrant à nos autres pratiques culturelles, plutôt que de renforcer les préjugés. Comment contextualiser un cours par le conseil d’un programme approprié, rebondir d’un documentaire sur une visite de musée, ou discuter avec les élèves eux-mêmes de leurs pratiques télévisuelles…

Apprendre la télé aux professeurs

Une classe de CM1 se vit présenter le premier volet d’une série TV déployée sur 8 épisodes. Lorsque l’on demanda aux élèves d’imaginer l’ensemble de l’intrigue sur la base de ce seul premier volet, ils furent 80% à prédire plus de 70% des évènements qui allaient survenir, relève Icare, en nous laissant conclure au caractère formaté des contenus, alors que cette observation indique surtout l’existence d’une culture audiovisuelle.

Les jeunes d’aujourd’hui, qui ont passé de si longues heures devant les écrans, disposent d’un bagage sans précédent dans ce registre, et savent reconnaître sans hésiter genres, figures et citations – quel dommage de ne pas utiliser ce savoir dans l’enseignement des formes fictionnelles.

Pour ce faire, encore faudrait-il envisager la télé comme une ressource culturelle, et non sous l’angle habituel de la guerre des cultures, qui néglige toute forme populaire récente et ne sait reconnaître que les contenus validés par l’institution. Oui, il faudrait apprendre la télé aux professeurs, majoritairement incapables aujourd’hui de se servir de ces contenus, puisqu’ils ont été exclus de leur formation, et qui ne peuvent guider les élèves, livrés à eux-mêmes dans leurs choix de consommation télévisuelle. Un cercle vicieux qui enferme l’école dans un pur schéma reproductif. Ce ne sont visiblement pas les associations d’éducation aux médias qui vont l’aider à en sortir.


Billet initialement publié sur L’Atelier des icônes, un blog de Culture visuelle.
Crédits photo via Flickr : Autowitch [cc-by-nc-sa] ; Digital Noise [cc-by-nc-sa] ; An untrained eye [cc-by-nc]

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