Frères musulmans: ces questions qui agitent l’Occident

Le 17 février 2011

Alors que les médias occidentaux présentent le plus souvent les Frères musulmans comme le danger à craindre après la liesse révolutionnaire en Égypte, nous nous sommes interrogés sur la réalité de ce mouvement.

Depuis le début des manifestations qui ont abouti au départ d’Hosni Moubarak, l’attention des médias occidentaux s’est portée sur les Frères musulmans (jamiat al-Ikhwan al-muslimin). Aujourd’hui plus que jamais, des inquiétudes se font entendre quant à un éventuel « danger islamiste » en Égypte.

La rédaction d’OWNI s’est penchée sur la question afin de mieux comprendre ce mouvement protéiforme en répondant à six questions:

Les Frères musulmans sont-ils diabolisés par les médias occidentaux?

Le 1er février dernier, Fox News mettait en lumière les liens entre plusieurs membres des Frères musulmans et Al Qaida afin de justifier l’appellation de “parrain d’Al Qaida” pour désigner la confrérie.

Ces allégations sont trompeuses. En effet, s’il est certain que des figures importantes des Frères musulmans telles que Ayman Al-Zawahiri se sont tournées vers Al Qaida, elles n’en approuvent pas pour autant les positions de la confrérie et n’en sont d’ailleurs souvent plus membres.

On trouve également un certain nombre d’erreurs factuelles dans les médias français. Dans un reportage de Arte titré “Les Frères musulmans en embuscade”, on nous apprend par exemple que les Frères musulmans auraient 88 députés, en omettant totalement de mentionner la déroute des dernières élections législatives. Rue89, de son coté, présente la confrérie comme une organisation violente dès l’origine, ce qui est historiquement faux.

Dans un autre registre, l’émission Mots croisés du 7 février est un exemple frappant de la manière dont les médias français tendent à exagérer les craintes vis à vis de la “menace islamiste” en Égypte. Dans cette émission peu réputée pour son populisme, l’animateur Yves Calvi aura pourtant réussi à diffuser une bonne dose d’inquiétudes par ses (très) insistantes questions sur la menace que constituerait les Frères musulmans. Cette obsession est d’ailleurs tellement flagrante que Arrêt Sur Images a pris la peine d’en faire une compilation vidéo qui vaut bien le détour – et nous évitera de longs discours :

Les prises de position d’un certain nombre d’intellectuels médiatiques français  à l’égard de la révolution égyptienne peuvent également paraitre surprenantes. Dans une tribune virulente, le géopolitologue français Pascal Boniface dénonce successivement Alexandre Adler, Bernard Henri Levy et Alain Finkielkraut:

Curieusement nos trois vedettes médiatiques  s’inquiètent fortement de l’arrivée au pouvoir d’un mouvement intégriste religieux n’ont jamais rien dit contre le fait qu’en Israël un parti de cette nature soit membre depuis longtemps de la coalition gouvernementale. Le parti Shass un parti extrémiste religieux (et raciste) est au pouvoir en Israël avec un autre parti d’extrême droite celui-ci laïc et tout aussi raciste, Israel Beiteinu. (…) Les masques tombent. Nos trois intellectuels dénoncent un éventuel extrémisme en Egypte mais soutiennent celui au pouvoir en Israël.

Lorsque l’on s’intéresse d’un peu plus près au mouvement des Frères musulmans, on a l’impression d’un décalage entre l’image reflétée par les médias et la réalité des discours et de l’histoire du mouvement. Plutôt qu’une organisation extrémiste – à la limite du terrorisme – à laquelle on pensait naïvement avoir à faire au premier abord, on découvre petit à petit l’histoire beaucoup plus contrastée du mouvement. Ce sentiment se confirme d’ailleurs en discutant avec des égyptiens (lire sur OWNI le témoignage d’une française au Caire sur le sujet).

D’où viennent les Frères musulmans?

Le mouvement des Frères musulmans apparaît en 1928 dans Égypte coloniale. Son fondateur, Hassan Al-Banna entend symboliser une modernité islamique, mélange de références coraniques et de discours anti-coloniaux qui concurrencerait les idéologies européennes. L’idéal de justice sociale se mêle au ressentiment envers les Anglais qui confine parfois à la xénophobie. Une idée maintient le jeune groupe, alors très disparate : la société égyptienne s’est pervertie dans l’occidentalisation, il faut la ramener sur le droit chemin, islamique.

En lutte, parfois violente, contre le régime, les Frères musulmans sont réprimés. Al-Banna ne survit pas au mouvement qu’il a créé. Il est assassiné en 1949, soit trois ans avant la chute de la monarchie. Allié au leader nationaliste Gamal Abdel Nasser, les Frères musulmans participent à l’abdication du roi Farouk en 1952 et à l’établissement d’une république. Mais leur participation au nouveau régime est courte. L’entente de circonstance ne résiste pas aux dissensions fondamentales entre le projet nationaliste nassérien et le projet islamiste des Ikhwan (“frères” en arabe). La tentative d’assassinat de Nasser, attribuée à la Confrérie, signe la fin, brutale, de l’alliance. En 1954, le mouvement est dissous et interdit. Les membres qui ne sont pas arrêtés choisissent l’exil.

Qutb l’idéologue

C’est à partir de là que Sayyid Qutb, deuxième et sulfureux idéologue du mouvement, gagne en audience. Plus radical qu’Al-Banna, il prône une rupture complète avec le système politique en place. Al-Qaida se réclame d’ailleurs aujourd’hui des idées de Qutb, quitte à en modifier le contenu, alors que du coté des Frères musulmans, il ne fait pas l’unanimité. Le débat se poursuit même après son exécution par le pouvoir nassérien en 1966.

Sous Anouar El Sadate, président à partir de 1970, le mouvement connait une nouvelle scission. Auteur des accords de paix avec Israël en 1979, Sadate est assassiné par un membre d’un groupe dissident des Frères musulmans, al Jihad. Moubarak réprime fortement les branches les plus radicales. Le noyau dur de la confrérie se restructure, mais elle reste formellement interdite.

En 2005, lors des élections législatives, les candidats des Frères musulmans, officiellement indépendants, remportent 88 sièges sur 454 au Parlement. Leçon retenue par feu le pouvoir de Moubarak. Des mémos  révélés par WikiLeaks font état d’une escalade des arrestations des membres de la fraternité ces dernières années, notamment en 2010 avec l’arrestation de plusieurs leaders du mouvement, peu de temps avant les élections législatives.

Quelle place occupent-ils dans la galaxie de l’islamisme ?

La galaxie de l’islamisme est aussi large qu’hétérogène. Au-delà des disparités entre les mouvements, tous considèrent l’islam comme une idéologie politique. Initié par Al-Banna, cet islamisme sunnite se structure politiquement par opposition au nationalisme à partir des années 1970. Tant les sunnites (qui représentent environ 80% des musulmans) que les chiites ont connu leur moment islamiste. La révolution iranienne de 1979, portée par Rouhollah Khomeiny, a débouché sur l’établissement de la République islamique, fondée sur une doctrine islamiste.

En dehors du clivage sunnite-chiite, des groupes très différents se réclament de l’islamisme. Côté sunnite, les Frères musulmans se retrouvent sous le même label qu’Al-Qaida. Ayman al-Zawahiri, idéologue de groupe, s’en est régulièrement et violemment pris aux Frères musulmans, coupables de concessions à la laïcité et à la “démocratie”. L’inverse est vraie ; les Ikhwan (“frères”, en arabe) ont systématiquement condamné les actions d’Al-Qaida. Ils ont renoncé à la violence et prennent part à la vie sociale et économique égyptienne, voire à la vie politique.

Post-islamisme

A l’image de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) turque, les Frères musulmans ont revu leurs revendications à la baisse. Une frange radicale a fait sécession, poursuivant un jihad agressif, mais la majorité n’a pas suivi.

Ils sont devenus conservateurs quant aux moeurs et libéraux quant à l’économie

écrit Olivier Roy, professeur et directeur du programme méditerranéen de l’Institut universitaire européen de Florence (Italie). Exit les grands projets de société et les changements radicaux des institutions. Ils se sont en quelque sorte “sociaux-démocratisés” en entrant dans le jeu politique égyptien.

La galaxie de l’islamisme est devenue un trou noir. Dès 1992, Olivier Roy écrivait L’échec de l’islam politique. Il parle aujourd’hui de révolutions post-islamistes. L’islam politique n’a pas survécu à la confrontation avec les pouvoirs en place. Les plus radicaux se sont marginalisés en usant d’une violence extrême, à l’image d’Al-Qaida, la majorité a accepté le jeu politique de leur Etat respectif.

Quel est le programme politique des Frères Musulmans ?

N’ayant jamais été au pouvoir, le programme politique des Frères musulmans est avant tout un programme d’opposition dont la revendication principale est la déconstruction du régime Moubarak : réforme de la Constitution, respect des libertés individuelles, instauration d’une démocratie parlementaire.

Concernant les questions économiques, les Frères musulmans sont favorables à une politique social-démocrate comprenant la révision du rôle de l’Etat, l’extension de l’état providence, des réformes fiscales, la lutte contre le chômage et le protectionnisme. Un programme très similaire aux autres partis d’opposition, avec qui ils se sont d’ailleurs parfois alliés.

Un rôle de conseil

Ce qui différencie vraiment les Frères musulmans des autres se résume en un slogan : « l’Islam est la solution ». Les Frères musulmans veulent officiellement le retour du Califat et appliquer la loi de la charia (la loi musulmane) en Egypte. Mais nuançons la portée de ces annonces : la Constitution actuelle de l’Egypte, dans son article 2, reconnait déjà l’Islam comme religion officielle, et la charia comme principale source du droit égyptien. Par ailleurs, à la différence de l’Islam chiite d’Iran, les Egyptiens sont essentiellement sunnites : ils voient dans le clergé un rôle de conseil plus que de législateur absolu. Comme le soutenait récemment Sobhi Saleh, une figure importante de la confrérie, au Wall Street Journal :

L’Occident nous voit comme l’Iran, mais nous sommes différents. Nous sommes bien plus proches du régime turque.

Mais toutes ces propositions demeurent assez vagues. La dernière fois que la confrérie a publié un programme politique complet, c’était en 2007 un document de travail provisoire lourdement critiqué, notamment sur la question du droit des femmes et des chrétiens coptes qui ne pouvaient accéder aux postes les plus importants de l’administration. De même, beaucoup de Frères musulmans se passeraient volontiers de l’application de la Djizîa, l’impôt sur les non-musulmans que le Coran exige. Mais les conservateurs craignent l’effet domino que pourrait engendrer une renonciation officielle de certaines mesures dictées par la Charia…

Empêchés pendant longtemps par le pouvoir de jouer un rôle officiel, les Frères musulmans n’ont jamais vraiment consacré de temps et d’énergie à mettre de l’ordre dans leurs divisions internes. En attendant, le doute plane, à la faveur de la méfiance de l’Occident…

Dans quelle mesure peuvent-ils participer au pouvoir ?

Malgré leur interdiction officielle, les Frères musulmans sont devenus au fil des années le principal parti d’opposition à Hosni Moubarak. En 2000 ils gagnaient 17 sièges au parlement et en 2005 ils obtenaient 20% de l’Assemblée soit 88 députés.

Depuis les années 80, ils ont beaucoup gagné en légitimité et en popularité, notamment grâce aux actions sociales déployées pour compenser l’abandon de l’Etat sur ces questions. Dispensaires, écoles, soupes populaires… Les Frères musulmans sont très présents auprès des classes précaires de la société égyptienne. En 1995, lorsque l’Egypte fut frappée d’un tremblement de terre, les premiers secours et logements temporaires furent mis en place par les Frères musulmans, qui réquisitionnèrent les mosquées pour accueillir les personnes dans le besoin.

Mais quand bien même les oeuvres sociales de la confrérie sont approuvées par le peuple égyptien, cela ne leur garantit pas un soutien massif jusque dans les urnes. Comme le souligne Christopher Anzalone, doctorant à l’Institute of Islamic Studies de l’Université de McGill « Beaucoup de chercheurs émettent des doutes sur le fait que les Frères Musulmans pourraient être portés au pouvoir dans une Egypte post-Moubarak/post-autoritaire ».

Blocages et désaccords

Malgré le bon score électoral de 2005, l’organisation s’est depuis montrée plus divisée que jamais. En 2009, l’élection de Mohamed Badei comme successeur au poste de guide suprême des Frères musulmans a déclenché une vague de protestations sans précédent au sein du groupe réformiste. Dans les colonnes de ikhwanweb, le site officiel anglophone de l’organisation, on peut d’ailleurs y lire plusieurs tribunes très critiques à l’égard du processus électoral interne, notamment celle du blogueur réformiste Khalil El-Anani :

Cette crise a mis en relief l’absence de véritable démocratie et de transparence dans l’organisation. Sur toile de fond d’élections controversées et de procédures incompatibles avec les réglements internes, Akef (ndrl : le chef suprême sortant) n’a pas réussi à contenir les conflits sur le futur bureau d’orientation. (…) Ces élections, équivalentes à un coup d’état sans effusion de sang pour les réformistes et les pragmatiques, ont détruit les espoirs de la jeune génération de réformes internes. La plupart des membres du bureau d’orientation ont plus de 50 ans et n’ont pas penchant réformistes. Mis à part El-Erian, on sait peu de choses sur eux. Les membres des frères musulmans de la base sont autant dans la confusion que le grand public.

Et la situation ne s’est pas améliorée depuis. Lors des dernières élections législatives de novembre, le mouvement s’est à nouveau décrédibilisé, cette fois-ci sur la question du boycott des élections, proposé par les autres partis d’opposition à Moubarak. Alors que les conservateurs étaient favorables à la participation aux élections (qui permet notamment aux éventuels élus de bénéficier de l’immunité parlementaire), les réformistes préféraient quant à eux se joindre au boycott, en partie pour ne pas donner l’impression de jouer le jeu de Moubarak. Au final, l’hésitation des Frères musulmans a non seulement remis au grand jour leur divisions, mais ils n’ont surtout gagné aucun siège.

Même schéma lors des manifestations du 25 janvier : les Frères musulmans hésitent encore. La jeune génération qui veut se joindre officiellement au mouvement se heurte aux conservateurs, plus frileux, notamment par peur des représailles dont l’appareil sécuritaire du régime Moubarak était coutumier. Lorsque les Frères musulmans décident finalement de rejoindre les manifestations, ils se font discrets. Depuis, bien qu’ils étaient été invités à négocier avec Omar Souleiman, ils ne cessent de répéter que cette révolution n’est pas la leur, qu’ils ne veulent qu’une chose : le départ de Moubarak. Ils se rangent même derrière le leadership de Mohamed El Barradei qui ne leur est pourtant pas très favorable.

Mais maintenant que Moubarak a définitivement quitté le pouvoir et que l’armée tient le régime, les Frères musulmans vont pouvoir enfin jouer un rôle concret dans la vie démocratique de l’Egypte. Ils ont déjà annoncé vouloir créer un parti officiel si le conseil suprême de l’armée l’autorise. Mais même s’ils deviennent des interlocuteurs incontournables, les estimations ne leur octroient que 15 à 30 % des suffrages. Ce qui est loin de constituer une majorité au parlement, et laisse largement la place à d’autres partis.

Quelle est la position de la confrérie vis à vis d’Israël et de l’Occident ?

Dans une déclaration modérée quoique sibylline, le Premier ministre israélien a affirmé le 31 janvier : “l’Egypte devrait surmonter la vague actuelle de manifestations, mais [le gouvernement israélien] doit regarder vers le futur”. L’inquiétude transparait. Même son de cloche chez son Ministre des Finances Yuval Steinitz qui déclarait :

les Frères Musulmans sont fanatiques, pas moins que les Mollahs d’Iran.

Depuis le début de la révolte, le gouvernement israélien suit avec la plus grande attention les événements. En jeu, les accords de paix de Camp David, signés par Sadate en 1981, qui pourraient être remis en cause si les Frères Musulmans arrivaient au pouvoir, en tout cas selon Tel Aviv.

En jeu aussi les livraisons de gaz égyptien à Israël. Signé en février 2008, un accord prévoit la vente de 1,7 milliards de mètres cubes par an pendant 15 ans. La livraison a atteint 2,1 milliards de mètres cube en 2010 et pourrait dépasser 3 milliards de mètres cube cette année. Le 5 février dernier, une explosion dans le terminal gazier d’El-Arish, dans le nord du Sinaï a interrompu le traffic du gazoduc et attisé les craintes de voir les livraisons de gaz remises en cause avec un nouveau régime égyptien.

L’Egypte tire des revenus substantiels de cet accord, le commerce a atteint 502 millions de dollars en 2010. L’opposition égyptienne a dénoncé à plusieurs reprises le prix de vente du gaz qu’elle estime être en-dessous des prix du marché. “L’accord est un affront pour la fièreté des Egyptiens et une trahison” selon Ibrahim Yousri, un ancien diplomate égyptien. Un arrêt total des livraisons est peu probable, vu le revenu que tire l’Etat égyptien de ces ventes.

Ambiguïté et pragmatisme

A propos d’Israël, les Frères musulmans cultivent l’ambiguïté. Les dernières déclarations se veulent plutôt conciliantes. Sobhi Saleh, membre important de la confrérie, a affirmé que les Ikhwan respecteraient le traité de paix avec Israël “aussi longtemps qu’Israël ne l’enfreindra pas en premier”. Une posture déclaratoire ? D’autres usent d’une rhétorique plus musclée, à l’instar de Mohammed Badie, chef de la confrérie, qui parlait le 16 janvier dernier du “régime sioniste [qui] cherche la destruction de [leurs] valeurs, cultures et de l’identité islamique au profit de ses valeurs occidentales”.

Le même déclarait que les Frères musulmans “n’[avaient] aucune animosité envers les pays occidentaux”. Pragmatiques, les Frères Musulmans ? Le gouvernement de transition, auquel ils participeront probablement, aura plus que jamais besoin des milliards de dollars d’aide de Washington. Et puis, la question d’Israël et des Etats-Unis est intimement connectée, tant un regain de tension avec Israël serait perçu par Washington comme une atteinte à ses intérêts nationaux.

>> Photos flickr CC Asim Bharwani ; it is on ; Bismika Allahuma ; Ramy Raoof

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