L’étonnante méfiance des scientifiques envers l’image
Quand "Sciences et Avenir" interroge des chercheurs sur les images scientifiques, ils se montrent très méfiants, restant dans la défiance que Platon avait déjà théorisée.
Titre original : Actualité de Platon
“Les observations au sol et en orbite nous envoient une profusion d’images astronomiques mais contrairement à ce qu’on pourrait croire, elles entravent notre compréhension du ciel. Car elles ne sont que l’écume de l’astre, elles ne nous en dispensent qu’une vision superficielle, figée et partielle.” Ainsi commence l’interview de Michel Cassé, astrophysicien, dans le dernier numéro hors-série de la revue Sciences et avenir, consacré à 10 ans de sciences en images 2001-2010. Sur les 8 scientifiques interviewés, seulement 2 parlent des images en termes positifs, contre 6 qui émettent de sérieuses critiques ou au mieux dressent un bilan mitigé. Florilège :
Les images “se substituent souvent à la réalité, toujours au détriment de la réflexion et du questionnement. Au fond, l’image est une économie de pensée [qui] provoque une réponse immédiate (…)” (Jean-Claude Ameisen, médecin immunologiste).
L’image ne peut être dissociée de son décryptage. (José Achache, géophysicien).
La terre est transparente, mais le verre au travers duquel nous l’observons est encore dépoli ! (Barbara Romanovitch, sismologue).
La nouvelle imagerie ne peut pas remplacer les fouilles. (Pascal Depaepe, préhistorien).
Nous trouvons exprimée là, dans un langage moderne, la défiance que Platon avait déjà théorisée contre les images, inaptes selon lui à restituer les Formes ou Idées divines, sources par conséquent de déformations, d’illusions et d’erreurs. Il est étonnant de lire une telle concentration d’opinions négatives de la part de scientifiques sollicités pour enrichir le contenu d’un numéro de revue entièrement consacré aux merveilles de l’imagerie scientifique.
Certains reconnaissent à l’occasion les vertus opératoires des formes d’images utilisées dans leurs disciplines respectives : “révéler des détails toujours plus petits dans le corps humain” (Mathias Fink, physicien) ; “éclairer des zones de plus en plus complexes du manteau” terrestre (Barbara Romanovitch) ; “valider des hypothèses” (Robert Vergnieux, archéologue).
Mais ces avantages semblent bien minces comparés aux critiques, souvent radicales, qu’ils expriment sur le passage de la pureté conceptuelle du langage mathématique à sa mise en images :
Les équations mathématiques (…) décrivent les objets célestes, mais notre imaginaire a besoin d’images. L’astronomie a pris l’habitude de les rendre esthétiques et de les diffuser largement, prétendant dévoiler le réel. C’est sur cette fausse promesse qu’elle crée de l’émerveillement. La science s’apparente ainsi à de la magie, et les astronomes à des chamans qui dévoilent le ciel aux habitants de la Terre. Cette utilisation de l’image fait du tort à la science. (Michel Cassé)
En clair, emportée par la séduction des images, la science se complairait dans l’obscurité trompeuse de la caverne décriée par Platon.
L’image, un pis-aller pour les scientifiques
Mais alors, pourquoi cette luxuriance d’images à quoi nous ont habitués la science et la technologie ? Depuis la photographie, elles n’ont cessé d’inventer de nouvelles formes de figuration visuelle, mais également sonore, pour pousser toujours plus loin leur pertinence descriptive. Pourquoi ces inventeurs inlassables d’images seraient-ils aussi sceptiques sur les vertus de leurs outils ? Et d’abord, pourquoi en créent-ils toujours de nouveaux ?
Par commodité, nous répondent-ils : les ordinateurs “produisent des montagnes de résultats. La seule façon raisonnable de les appréhender est de les mettre en images, dans l’espoir de voir quelque chose d’inattendu. D’être surpris, notre système visuel étant ‘fait’ pour cela.” (Jean-François Colonna, mathématicien) Nous somme bien ici dans la dialectique platonicienne, adaptée aux dilemmes de la science moderne : le calcul mathématique dépasse de loin les facultés mentales des scientifiques qui les élaborent sur des ordinateurs hyper-puissants, de même que les prisonniers de la caverne grecque n’avaient que de lointaines réminiscences des Idées célestes.
Les uns comme les autres sont donc obligés d’en passer par les formes de leur imagination, essentiellement visuelle, pour espérer y “voir” quelque chose. Ce n’est qu’un pis-aller, que les scientifiques cherchent sans cesse à améliorer, mais dont ils ne peuvent ignorer la tare originelle. Certains, toutefois, reconnaissent aux images une vertu heuristique : créer la surprise, valider des hypothèses grâce à des simulations graphiques, bref découvrir au delà du déjà connu.
Les critiques les plus sévères pointent surtout la dérive des images scientifiques : non plus leurs déficiences incontournables en tant qu’outils de recherche, mais leur potentiel d’illusion lorsqu’elles sont projetées dans le contexte social et politique. L’imagerie scientifique sert à profusion pour alimenter des débats de société, asséner des certitudes sur l’origine de tel ou tel comportement humain, convaincre de la supériorité de l’expertise scientifique, etc.
Les images scientifiques alimentent ce virage idéologique en le parant de certaines vertus d’évidence ou d’autorité :
“Les nombres n’ayant pas de couleur, la mise en image des résultats est souvent arbitraire. Il devient alors facile, en général involontairement, de cacher ce qui est, de montrer ce qui n’est pas ou de donner une image à ce qui n’en possède pas : les atomes, les particules élémentaires… Les images que l’on en présente ne correspondent pas à leur vraie nature, mathématique. Notre appréhension du réel peut s’en trouver pervertie, art et science ne devant point être confondus.” (Jean-François Colonna)
Car la beauté est l’une des “armes” des images scientifiques, qui contribue à les rendre plus convaincantes, ou pas : “Ces images [satellites] sont paradoxales. Elles sont toujours belles, même lorsqu’elles nous révèlent une dégradation de la planète. A cette échelle, les problèmes locaux et les pollutions régionales n’apparaissent qu’au regard exercé. Aussi, je doute leur capacité à faire prendre conscience au public des enjeux pour la Terre. ” (José Achache) Et Jean-Marc Lévy-Leblond (physicien et philosophe) d’enfoncer le clou :
Plus la technoscience contemporaine s’industrialise et se militarise, plus elle recourt à l’alibi artistique. Que cherche-t-on à justifier en multipliant les couleurs et les moyens ?
C’est ainsi qu’un luxuriant numéro de revue, saturé d’images toutes plus spectaculaires les unes que les autres, panorama chatoyant de la science triomphante, tourne à la critique en règle contre le règne des images – accusées non seulement d’être des outils insuffisants, mais encore trompeurs, et cela d’autant plus que l’esthétique des images de la sciences a envahi notre imaginaire visuel. Ce numéro de Science et Avenir s’achève sur Avatar et les nouveaux films de science-fiction, qui nous font croire à l’existence de créatures imaginaires plus vraies que nature. Comment les scientifiques pourraient-ils s’en étonner et le déplorer, eux qui ont tout appris aux illusionnistes du grand écran ?
>> Illustration FlickR CC : kasi metcalfe
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Billet initialement publié sur La vie sociale des images, un blog de Culture visuelle.
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