Le “fact-checking” peine à s’imposer en France
Le fact-checking fait partie de l'arsenal traditionnel des journalistes américains. En France, les initiatives sont rares, sur Libération et le Monde.fr par exemple. Un constat sur lequel les Assises du journalisme sont revenues.
Face à l’avalanche de chiffres, à la pluie d’affirmations pendant la dernière campagne présidentielle, des journalistes ont décidé de les vérifier : des blogs comme “les Décodeurs” sur leMonde.fr, des rubriques telles qu’”Intox / Désintox” dans Libération, ont vu le jour.
Cette pratique du journalisme, appelée fact checking, est issue des pays anglo-saxons. Aux États-Unis, plusieurs sites Internet ne s’attachent plus qu’à cela. Le plus connu est politifact.com. Ce site, projet du quotidien floridien St. Petersburg Times, est devenu une référence, s’octroyant même un des prix Pulitzer décernés en 2009.
Aux États-Unis, les journalistes sont beaucoup moins gentils envers les hommes politiques qu’en France, explique Elaine Cobbe, correspondante de la chaîne américaine CBS News en France :
Nous partons du principe que les hommes politiques sont des représentants du peuple, qu’ils sont payés par nos impôts, et qu’ils doivent nous rendre des comptes. Les journalistes sont un peu le pont entre le peuple et les hommes politiques.
Cette différence entre les pays anglo-saxons et la France vient de l’origine même du journalisme. “En France, c’est beaucoup plus littéraire, soutient Elaine Cobbe, parce que les premiers journalistes étaient aussi écrivains. En Angleterre et aux États-Unis, c’est devenu un métier beaucoup plus tôt, avec un objectif : vérifier les faits”.
Des Internautes spécialiste
Et aujourd’hui, certains journalistes français comptent bien suivre cette conduite. “Il y a une méfiance vis-à-vis des hommes politiques, mais aussi vis-à-vis des journalistes”, affirme Nabil Wakim, journaliste au monde.fr et rédacteur aux Décodeurs. Le fact checking est peut-être le moyen de redorer le blason des journalistes.
Le phénomène est arrivé en France avec le tournant qu’a pris la communication politique, analyse-t-il, qui nous bombarde de chiffres. Forcément, les gens s’interrogent
Grâce à Internet, les journalistes peuvent de plus faire appel aux contributions des lecteurs directement. A l’occasion de l’interview du président de la République, mardi soir, nous avions organisé un forum en direct en essayant, avec l’aide des Internautes, de décortiquer les affirmations de Nicolas Sarkozy, témoigne-t-il. Il y a beaucoup de spécialistes parmi les internautes, et certains nous envoyaient des documents qui prouvaient que Nicolas Sarkozy avait tort !”
Autre motif de satisfaction, les lecteurs renvoyaient parfois sur des articles des Décodeurs, ou de la rubrique Intox/Désintox de Libération, notamment sur les erreurs du Président sur la fiscalité allemande. Mais Nabil Wakim n’est pas naïf, il sait qu’on est encore loin du succès de politifact.com.
Cercle vicieux
“Les Décodeurs est un peu en sommeil”, explique-t-il. “Nous ne sommes que deux pour l’instant.” A Libération, même constat. “Intox / Désintox n’est pas installé dans le journal”, confie Cédric Mathiot, journaliste en charge de la rubrique. “Je suis tout seul, et je ne peux pas tout vérifier, c’est un boulot énorme.”
Il ne comprend pas pourquoi le journal ne donne pas plus de place à sa rubrique : “J’ai de très bons échos des lecteurs ou d’autres journalistes. Mais Libération n’a pas d’argent pour augmenter l’effectif, et n’a pas la volonté d’augmenter la pagination. Mais c’est un cercle vicieux, parce que la rubrique ne devient toujours pas un rendez-vous installé dans l’esprit des gens.” Par conséquent, “Intox / Désintox” reste une rubrique “bouche-trous”, comme le déplore Cédric Mathiot.
Par le manque de moyen et une prédisposition culturelle à la “gentillesse” envers les hommes politiques, le fact checking ne s’installe que très lentement en France. “Les députés français ne savent même pas que cela existe”, assure Samuel Le Goff, attaché parlementaire de Lionel Tardy, député UMP de Haute-Savoie. “En fait, c’est encore la télévision qui les inquiète. Ils ont peur d’être filmé à leur insu et de passer dans une émission comme ‘Le Petit Journal’.”
Les députés ont donc plus peur de leur image que du mensonge. Il est temps que le fact checking s’impose en France.
[NDLR] De temps à autres, quelques projets de fact-checking sont menés par des pure-players comme Rue89 à l’occasion du dernier entretien télévisé de Nicolas Sarkozy. La soucoupe suit bien évidemment tout cela de très près…
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Article initialement publié sur Pour quelques lecteurs de plus, le blog des étudiants du CFJ consacré au suivi des Assises du Journalisme
Crédits photos CC FlickR Stéfan
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