Pour des “creative commons” de la présence numérique
Pour Olivier Ertzscheid, ni une charte ni une loi ne représentent la bonne solution pour gérer la question des traces que nous laissons sur le web. Il prône plutôt un cadre réglementaire, sur le modèle des CC.
“Prénatales ou post mortem, comment maîtriser nos traces laissées sur le web“, tel est le titre d’une dépêche AFP (que vous pouvez trouver en intégralité ici ou là ) dans laquelle je joue le rôle de “l’universitaire spécialiste de l’Internet“.
Concrètement j’ai juste fait passer le message simplissime selon lequel si l’on mettait réellement en place (dès le lycée et dans les cursus universitaires) des formations non pas tant aux “technologies de l’information” mais aux “usages des technologies de l’information”, on s’éviterait bien des soucis :
- Selon Olivier Ertzscheid, “il faut avant tout passer par la formation : montrer aux gens comment utiliser au mieux et en conscience ces outils du web suffirait à supprimer l’essentiel des risques qu’ils présentent.” (…) “Ensuite, de là à dire que dès qu’on met quelque chose sur le Net ce sera conservé indéfiniment et accessible immédiatement par tout le monde et de partout, il faut relativiser. Techniquement parlant, il est toujours possible de maîtriser ses traces”, souligne-t-il.
-Bref. L’actualité pour laquelle j’étais sollicité par la journaliste de l’AFP concernait, à la marge, le fruit des cogitations de NKM et de ses compagnons de jeu table-ronde, à savoir la fameuse “charte” pour la construction d’un droit à l’oubli numérique. Dont au sujet de laquelle je vous conseille vivement la lecture synthétique de l’article de Michèle Battisti sur le site de l’ADBS.
Retour rapide sur les citations de la dépêche AFP :
-”La mémoire numérique de chacun a complètement explosé, notamment car nous sommes dans une société qui multiplie les traces”, résume Olivier Ertzscheid, universitaire spécialiste de l’Internet.
Et ben oui. Voir, parmi d’autres, le remarquable bouquin d’Emmanuel Hoog, Mémoire, année zéro.
-”Énormément de personnes mettent par exemple des photos de leurs enfants sur Facebook en ayant l’impression de rester dans le cadre de leur intimité habituelle, mais très peu se donnent les moyens de vérifier les règles de confidentialité de leur compte”, souligne à l’AFP ce maître de conférences à Nantes.”
Et ben oui. D’autant que – loin d’Å“uvrer à la simplification des choses – Facebook s’est fait une spécialité de changer lesdits paramètres de confidentialité toutes les cinq minutes. Cf notamment les diapos 154 à 160 de ce splendide diaporama :-)
-”‘Cette question du rapport à la mort et de la gestion du deuil est quelque chose de nouveau pour le média numérique, cela change notre perception de ce qui doit être conservé et ce qui peut tomber dans l’oubli’, résume Olivier Ertzscheid.
J’ai même ajouté que ce qui était en jeu sur le fond de la dépêche de l’AFP, c’était précisément notre rapport à la mort, ou plus exactement les nouvelles médiations inaugurées par le numérique autour d’une ritualisation millénaire et trans-civilisationnelle (= “le” rapport à la mort). Bref qu’il serait intéressant d’avoir sur le sujet, plutôt que celui d’un “universitaire spécialiste d’Internet”, le point de vue d’un anthropologue (Lévi-Strauss étant mort, il nous reste Michael Wesh) complété de celui d’un sociologue (Dominique Cardon me semblant le plus indiqué)
-Quant à un “droit à l’oubli numérique” que le gouvernement français souhaite mettre en place, l’universitaire est sceptique : “c’est encore très flou et des législations ou des chartes nationales ne couvriront jamais des pratiques internationales.”
Et en disant cela, j’ai immédiatement pensé à Lawrence Lessig. Et à l’invention des licences Creative Commons. C’est-à -dire un outil juridiquement opposable (devant un tribunal) mais non législatif (il n’y a pas de loi sur les “Creative Commons”). Et j’ai développé, en conversant avec la journaliste, l’idée selon laquelle plutôt que de réfléchir à des chartes (inapplicables et dont les principaux acteurs se désintéressent ou indiquent clairement qu’il n’en tiendront pas compte), plutôt que de vouloir à tout prix légiférer, il faudrait être capable d’inventer les “Creative Commons” de la présence numérique. Bref, il faudrait être capable de réglementer pour des usages, sans nécessairement légiférer sur des pratiques. Et ce qu’il s’agisse du droit d’auteur ou du droit à l’oubli numérique.
D’ailleurs, à bien y regarder, les 6 contrats nous donnent déjà une multitude de pistes :
-la “paternité” pourrait devenir la “filiation”, c’est-à -dire des données qui ne pourraient être, par exemple, que disponibles à l’avenir pour ma seule famille irl (“in real life”) une fois que j’aurai cassé ma pipe.
-”l’absence d’utilisation commerciale” resterait… l’absence d’utilisation commerciale. C’est-à -dire qu’il serait possible de réutiliser certaines données personnelles mais pas pour nous vendre de la publicité contextuelle.
-etc. (j’ai plein d’autres idées mais je ne les dévoilerai qu’en présence d’un défraiement conséquent relatif à la charge d’une mission ministérielle qui me sera immanquablement confiée après la lecture de ce billet :-)
“Euh oui mais bon là quand même on a déjà une charte, ce qui est mieux que rien du tout non ?”
NON.
Une charte, c’est du flan. En la matière, une charte n’est rien d’autre que de la poudre aux yeux seulement destinée à rendre compte devant les électeurs, des défraiements somptuaires engagés lors des réunions ayant conduit à son élaboration. Une charte n’est pas “opposable”. Une charte, “la” charte pour le droit à l’oubli, n’est et ne restera qu’un vague contrat moral non-ratifié par l’essentiel même des contractants visés.
“Bon ben et si on faisait une loi alors ?”
Une loi, c’est du Flanby. En la matière toujours, une loi serait nécessairement inapplicable (problème de la territorialité du droit contre la déterritorialisation massive de l’Internet, problème également, de la bolkensteinienne “concurrence libre et non-faussée” …) et forcément obsolète dès sa parution (le tempo législatif n’ayant que peu à voir avec celui des acteurs économiques et des usages afférents).
“Oah l’autre il est jamais content ma parole. Moi je maintiens qu’une charte c’est mieux que rien.”
Et moi je maintiens que non seulement, c’est du flan, mais qu’en plus cela révèle d’une incompréhension fondamentale dans la manière dont cette charte a été pensée, réalisée et rédigée : l’incapacité “du” politique à penser la nature pourtant précisément politique du web.
Car il y a plus. En voulant légiférer ou “mettre en charte” la problématique du droit à l’oubli, nos représentants politiques – et/ou les lobbys qui très souvent les pilotent – oublient une chose essentielle : nous n’entretenons pas avec Facebook, Google, YouTube, le web, “l’Internet”, le rapport que nous entretenons avec l’État. Notre rapport à l’État n’existe qu’au travers du prisme des lois édictées par celui-ci, lois que nous acceptons ou refusons de respecter ; soit ce que la tartufferie de la novlangue baptise le “vivre-ensemble”. En revanche, et à l’exact opposé de ce qui précède, le rapport aux usages rendus possibles par l’ensemble de ces sites et de ces acteurs d’un Internet révélateur de notre présence en ligne, ne relève qu’épisodiquement et au mieux, d’un éphémère contrat social entre moi et moi-même, contrat, qui plus est, en renégociation permanente.
Voilà pourquoi, une nouvelle fois, il est aujourd’hui urgent d’être capable de réglementer pour des usages, sans nécessairement légiférer sur des pratiques.
Moralité(s).
Les questions du droit à l’oubli et de la présence (ou de l’absence) numérique nécessitent un cadre réglementaire dont la légitimité – et accessoirement l’efficacité – ne pourra reposer que sur l’analyse et la prise en compte des usages réels du web, mais certainement pas sur l’instrumentalisation par certains (finkelkrautiens, woltonniens, sarkozystes et autres pères castrateurs), d’usages fantasmés ou de craintes destinées à effrayer/responsabiliser la ménagère de moins de 50 ans angoissée par la pédophilie sur Facebook, le bon père de famille gestionnaire de son portefeuille d’actions numériques sur Boursorama.com, l’adolescent téléchargeur compulsif boutonneux et autres stéréotypes sociologiques certes vendeurs et parlants mais sociologiquement inexistants ou construits a posteriori (ce qui revient donc in fine au même)
-Ce cadre réglementaire ne sortira d’aucun chapeau ministériel. Il devra être pensé de manière transdisciplinaire par – a minima – des anthropologues, des sociologues, des juristes et – peut-être – quelques autres universitaires spécialistes de l’Internet ;-)
-Ce cadre réglementaire devra, à terme, pouvoir être opposable sans passer par la case législative
-Ce cadre réglementaire ne doit pas être pensé “en fonction” ou “à l’insu” des acteurs dominant actuellement ce marché. Il n’a d’ailleurs pas nécessairement vocation à les y associer. Il doit s’efforcer d’isoler, dans les usages se rapportant à notre présence numérique, des invariants déclinables à l’échelle d’immenses agrégats d’individus de solitudes connectées. (en n’oubliant pas que l’expression de “l’Internet comme un ensemble d’individus connectés” est un faux-ami : les individus en question étant d’abord et avant tout connectés à des sites/plateformes/médias dont la plupart ne permettent en rien de relier ou de connecter des individus, créant même parfois paradoxalement de nouvelles formes “d’isolements connectés”)
-Son objectif premier doit être celui d’un contrat social reposant sur les individus et non sur les sites qu’ils utilisent, c’est-à -dire que chaque individu doit pouvoir y déceler une possible et immédiate réciprocité, un intérêt pour lui-même à appliquer des règles qu’il souhaiterait voir appliquer par les autres ; réciprocité et intérêt personnel hors lesquels toute cogitation/spéculation/proposition s’apparenterait immédiatement et immanquablement à une énième, pathétique et coûteuse séance publique de sodomie de diptères numériques.
Bref, les Creative Commons de la présence numérique.
Post-billetum : ça fait deux fois (1, 2) que je suis cité par l’AFP. Je monte donc officiellement le club des “UQVBCAFPSPCCHI” (Universitaires qui veulent bien que les citations à l’AFP soient prises en compte pour le calcul de leur H-Index)
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Billet initialement publié sur Affordance
Image CC Flickr KalleKarl
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