L’usager des grèves n’est qu’un personnage de fable

Le 24 octobre 2010

Dès les premières heures de grèves, son nom est sur toutes les lèvres et son quotidien toujours semé d'embuches, la faute aux grévistes. Et pourtant, c'est un scoop: il n'est pas. L'usager n'est qu'un mythe qu'il convient de déconstruire.

Dans ses Mythologies, publiées en 1957, Roland Barthes consacre un article à l’usager de la grève. Au sein de cet ensemble critique, l’usager est pris en otage, une fois n’est pas coutume, entre les romains aux cinéma et les martiens, l’Abbé Pierre et Greta Garbo, le strip-tease et la nouvelle Citroën. Si l’usager de la grève a pourtant toute sa place dans ce recueil, c’est qu’il est, lui aussi, un mythe. Un mythe assez bruyant et aux contours désormais suffisamment nets pour paraître réel – mais un mythe tout de même. C’est-à-dire une construction de l’esprit, une affabulation, une invention pure et simple. Il n’y a pas plus d’usager de la grève que de beurre en broche.

Note : Ce texte a été publié sur Relectures à l’occasion des grèves de novembre 2007. Il a ensuite été supprimé du site : ce n’était qu’un billet d’humeur. Toutefois, suite aux récents mouvements de protestation et grèves  contre la réforme des retraites, des lecteurs de “Relectures” ont demandé aux administrateurs du site de le remettre en ligne. Cette publication répond à leur souhait, d’autant que le quotidien Libération avait repris cet article dans une version tronquée et que les auteurs préfèrent en livrer la version originale.

L’usager n’existe pas

L’usager est un mythe : une telle assertion passera pour de la provocation le jour même où ces fameux usagers subissent un mercredi noir, une journée de galères, tandis que président, ministres et journalistes semblent prêts à ressusciter (à leur intention et pour quelques jours seulement) le concept pourtant prohibé de lutte des classes. Et cet individu X ou Y, qui « grogne » devant la caméra d’être ainsi pris en otage, qui est-il, sinon un usager ? Mais Barthes dit pourtant que

l’usager, l’homme de la rue, le contribuable sont à la lettre des personnages, c’est-à-dire des acteurs promus selon les besoins de la cause à des rôles de surface, et dont la mission est de préserver la séparation essentialiste des cellules sociales.


Pour qu’un usager de la grève puisse exister, il faudrait vivre dans un monde très irréaliste. Un monde dans lequel il y aurait, d’un côté, une population bien particulière : les cheminots, ou encore les fonctionnaires, les enseignants, etc. Et ces cheminots n’auraient pas besoin de voyageurs pour exister, ces enseignants n’auraient pas besoin d’élèves pour enseigner. Ils seraient cheminots, fonctionnaires, enseignants, en soi. Hors de tout contexte social. De même pour les collégiens, les lycéens : ils seraient élèves en soi, sans avoir besoin de la présence de professeurs ou d’enseignants pour leur conférer ce statut d’élèves. Idem pour les voyageurs, qui n’auraient pas besoin d’être conduits par des cheminots, des chauffeurs de taxi ou de bus : ils seraient des voyageurs en soi, monades fonctionnelles pures d’un monde dans lequel aucun rapport d’interdépendance n’existerait. Monde prodigieux des essences, dans lequel Nicolas Sarkozy lui-même serait président en soi sans avoir besoin d’électeurs, et dans lequel les électeurs n’auraient pas besoin du politique pour exister sous forme d’atomes d’électeurs !

Un monde de théâtre

Ce que dit Roland Barthes est simple : ce monde prodigieux n’existe pas, pas plus que l’usager de la grève, qui est une figure de fiction, une pure traduction dramaturgique d’un conflit social :

opposer le gréviste et l’usager, c’est constituer le monde en théâtre, tirer de l’homme total un acteur particulier, et confronter ces acteurs arbitraires dans le mensonge d’une symbolique qui feint de croire que la partie n’est qu’une réduction parfaite du tout.

Ce monde de théâtre supposerait qu’il puisse exister un Don Juan et une Elvire qui seraient durant toute leur vie un éternel séducteur, et une éternelle femme trompée. Cela fonctionne au théâtre, mais dans la vie réelle, nous sommes tour à tour séduits et séducteurs, trompeurs et trompés. Le dramaturge utilise ces fonctions dramatiques : il a besoin d’une femme, d’un amant et d’un cocu, pour raconter son histoire, servir le propos de sa pièce. La Fontaine a besoin du Renard et du Corbeau, du Chien et du Loup, du Chêne et du Roseau : ils servent la morale de la fable.

Et pourtant depuis quelques jours, les fourmis et les cigales existent pour de bon ! Les fourmis sont empêchées d’aller travailler, de circuler et sont plongées dans une sombre galère par des cigales privilégiées, égoïstes et réactionnaires. À la différence que ce n’est pas une fable : les cheminots sont vraiment en grève, et ceux qui utilisent les transports en commun doivent vraiment se débrouiller autrement. Mais alors, puisque tout cela n’a rien d’une fable, pourquoi raconter cette situation, ce conflit social, avec les méthodes du fabuliste, comme le font le pouvoir et les principaux médias ? Pourquoi élever de simples fonctions précises très partielles au rang de véritables individus autonomes ?

Ceci participe d’une technique générale de mystification qui consiste à formaliser autant qu’on peut le désordre social, répond Roland Barthes. En découpant dans la condition générale du travailleur un statut particulier, la raison bourgeoise coupe le circuit social et revendique à son profit une solitude à laquelle la grève a précisément pour charge d’apporter un démenti : elle proteste contre ce qui lui expressément adressé.

De la morale dans la fable

Toute fable sert une morale, mais dans la fable bourgeoise de l’usager de la grève, la morale est double : le destinataire – le citoyen qui s’informe sur les grands médias – accepte de se laisser réduire à sa fonction d’usager et de renoncer au lien social qui, comme une chaîne souple, le relie pourtant au cheminot sans l’y asservir. Quant à l’émetteur du message, il ne se contente pas de manipuler l’opinion en faveur de ses intérêts, mais il se berne aussi lui-même dans un pathétique coup double « dont la stupidité le dispute à la mauvaise foi » et où tout le monde est finalement trompé. C’est que, écrit encore Roland Barthes « nous retrouvons ici un trait constitutif de la mentalité réactionnaire, qui est de disperser la collectivité en individus et l’individu en essences. »


Mentalité réactionnaire ? N’oublions pas que ce texte est écrit au milieu des années 50, plus de dix ans avant mai 68 : quel rapport avec notre monde, avec le contexte précis du mouvement social qui nous préoccupe aujourd’hui ? Comment nous permettons-nous de penser Novembre 2007 avec les catégories analytiques de 1955 ? Sommes-nous si archaïques ? Tout a changé, pourtant, depuis !

Souvenons-nous de la merveilleuse formule de Lampedusa dans le roman Le Guépard : « Si nous voulons que tout demeure en l’état, il faut que tout change. » Tout a changé, et rien n’a changé :

Il y a encore des hommes pour qui la grève est un scandale : c’est-à-dire non pas seulement une erreur, un désordre ou un délit, mais un crime moral, une action intolérable qui trouble à leurs yeux la Nature. Inadmissible, scandaleuse, révoltante, ont dit d’une grève récente certains lecteurs du Figaro. C’est là un langage qui date à vrai dire de la Restauration et qui en exprime la mentalité profonde ; c’est l’époque où la bourgeoisie, au pouvoir depuis encore peu de temps, opère une sorte de crase entre la Morale et la Nature, donnant à l’une la caution de l’autre : de peur d’avoir à naturaliser la morale, on moralise la Nature, on feint de confondre l’ordre politique et l’ordre naturel, et l’on conclut en décrétant immoral tout ce qui conteste les lois structurelles de la société que l’on est chargé de défendre.

Individu et multiplicité

Il y a trois ans, dans son essai La fragilité, le philosophe Miguel Benasayag expliquait combien « la conscience, et surtout la croyance dans la conscience comme seule instance ou comme instance centrale de la pensée, n’est autre chose qu’une construction historique, idéologiquement élaborée pour justifier le monde de l’individu, la société de la sérialisation, autrement dit le triomphe du capitalisme et de ses structures de base : la séparation et l’unidimensionnalisationDans le multiple, la vie de chaque être évoque cette unité, ce “un” qui existe comme un multiple, tandis que dans la série, c’est-à-dire dans la dispersion, les individus sont pensés comme autonomes de toute unité, de tout ordre ; ils se vivent comme coupés, exilés de tout substantiel auquel pourtant ils appartiennent. »

Un raisonnement inverse pourrait ainsi mettre fin à ce que Roland Barthes dénonce comme un détournement formel : « le scandale vient d’un illogisme : la grève est scandaleuse parce qu’elle gêne précisément ceux qu’elle ne concerne pas. ». Un demi-siècle plus tard, M. Benasayag semble lui répondre lorsqu’il affirme qu’un nouveau raisonnement ne pourrait s’imposer « qu’après avoir renoncé au subjectivisme narcissique propre à notre époque, dans laquelle chaque individu se vit et s’imagine comme une sorte de personnage central dans une histoire personnelle où les autres, l’environnement et le tout ne sont qu’un décor, série de “figurants” aux petits rôles secondaires. »

Ne pas être qu’une fonction

Pour le coup, l’usager de la grève est véritablement pris en otage, mais absolument pas par ceux qu’il croyait. Barthes a raison d’écrire que « la restriction des effets exige une division des fonctions. On pourrait facilement imaginer que les “hommes” sont solidaires : ce que l’on oppose, ce n’est donc pas l’homme à l’homme, c’est le gréviste à l’usager. » La prise d’otage consiste en ceci : en acceptant d’être réduits à leurs fonctions d’usagers, l’homme ou la femme qui utilisent les transports en commun, concourent à consacrer un ordre politique qui pourra tout aussi bien, lors d’une prochaine loi, les faire passer du côté de leurs mythiques adversaires du jour.

En acceptant d’être dès aujourd’hui désignés comme victimes, ils valident un système logique qui s’assure, du même coup, la possibilité de les transformer plus facilement, un jour prochain, en victimes véritables. En légitimant la fonction comme fondement de l’individu, ils sabotent une conception du sujet qui ne les aurait pas toujours desservis, car ils auraient pu invoquer, le jour d’un licenciement ou d’une délocalisation, par exemple, un droit qu’ils auraient conquis en refusant d’être stigmatisés comme de purs usagers : le droit de ne pas être seulement des fonctions, des sujets rentables, mais au contraire des sujets humains complets contre lesquels la seule rentabilité et l’optimisation économique seraient des arguments trop partiels pour être légitimes.

L’essence du lien social

C’est dans ce sens que Barthes estime logique « qu’en face du mensonge de l’essence et de la partie, la grève fonde le devenir et la vérité du tout. Elle signifie que l’homme est total, que toutes ses fonctions sont solidaires les unes des autres, que les rôles d’usager, de contribuable ou de militaire sont des remparts bien trop minces pour s’opposer à la contagion des faits, et que dans la société tous sont concernés par tous. »

En veut-on une preuve ? Elle réside dans ce paradoxe : c’est au moment même où « l’homme petit-bourgeois invoque le naturel de son isolement que la grève le courbe sous l’évidence de sa subordination. » Ainsi, si les individus pouvaient évoluer hors du lien social qui les soude, la grève n’aurait, par définition, aucun effet ! Mais, au contraire, l’ample dérèglement qu’elle engendre doit être lu comme la démonstration pragmatique que l’individu qui prétend faire sa vie sans mesurer toute l’importance de ce lien social relève d’une mythologie irréaliste. On ne saurait donc donner de conseil plus avisé, aujourd’hui, au mythique usager de la grève que celui-ci : ne vous Thésée pas trop !

Crédit photo cc FlickR : Susan NYC, JacobDavis, Sergvolant, EtherREAL Webzine.

Article initialement publié sur Relectures.

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