La démocratie Internet. Promesses et limites, par Dominique Cardon
Dans "La démocratie Internet", Dominique Cardon analyse en une synthèse claire les problématiques liées à la dimension politique d'Internet.
Dans La démocratie Internet, Dominique Cardon réussit la prouesse de rédiger une synthèse claire, problématisée, pédagogique et, ce n’est pas la moindre de ses qualités, courte, sur une question majeure touchant Internet: sa dimension politique. L’intérêt principal de l’ouvrage est sa cohérence et sa capacité à montrer que les éléments qui peuvent paraître éloignés entre eux et isolés constituent en réalité la trame d’une même histoire politique d’Internet. Il défend la thèse selon laquelle Internet est une opportunité pour la démocratie, grâce aux fondements égalitaires qui ont présidé à sa naissance et à son développement, mais qu’il doit affronter deux tendances fortes qui risquent, si l’on n’y prend garde, de le transformer en média de masse vertical : le développement d’une logique d’audience par les industriels dominant le secteur et la massification de la fréquentation d’Internet, qui impose d’élargir le panel des interventions collaboratives du peuple du réseau.
Internet n’est pas le mal, ses racines le prouvent
Ce livre s’adresse d’abord à un lectorat non initié et non convaincu, curieux de comprendre et d’agir dans une société évoluant rapidement, mais ne disposant pas de clés suffisantes pour se forger une opinion sur les questions politiques que pose Internet. En effet, le lecteur est d’abord exposé au bruit médiatique dominant, largement webophobe, abusant des anecdotes rapides et des postures craintives, des approximations et des jugements à l’emporte-pièce. Sans instruire le procès des médias dominants, il les décrit tout de même comme des gate keepers1, ces gardiens de l’ordre culturel et politique, qui souhaitent conserver le monopole de la transmission de la bonne parole à des citoyens considérés comme incapables de se forger une opinion de façon autonome. En décrivant éditeurs et journalistes comme les intermédiaires culturels incontournables entre l’information et un citoyen “infantilisé”2, Dominique Cardon aide à comprendre la diabolisation dont font trop souvent l’objet des initiatives aussi abouties et aussi sophistiquées que Wikipedia. Cette posture défensive s’explique sociologiquement, car Internet menace un ordre établi, forgé au XIXe siècle, au moment de la massification de la presse à bas prix3. Il remet en cause une hiérarchie des émetteurs de savoir et de vérités dont l’autorité n’était quasiment pas contestable dans le modèle vertical des médias de masse4.
Pour comprendre l’Internet d’aujourd’hui, il n’est pas possible de faire l’économie d’une approche historique, ce qui permet de comprendre les racines du réseau des réseaux. Dominique Cardon rappelle que les militaires n’ont pas conçu Internet, même s’ils ont participé au financement de sa conception :
la choses est désormais bien établie : Internet est surtout né de la rencontre entre la contre-culture américaine et l’esprit méritocratique du monde de la recherche5.
Plus encore, Internet est né des besoins de ses inventeurs, essentiellement des chercheurs et des informaticiens6, sans plan préconçu, mais avec une méthode égalitaire et méritocratique, nécessitant la mise en place de consensus et empêchant le contrôle du réseau par quelque acteur que ce soit. Cet ensemble de valeurs libertaires et solidaires est ancrée profondément dans les gênes du réseau. La notion de consensus, par exemple, qui a présidé à l’établissement des normes du réseau, se retrouve au coeur des principales réussites collaboratives du Web, trente à quarante ans plus tard7. La liberté de l’information et la liberté du code se retrouvent ici pour jeter les base d’un espace contributif puissant, dans lequel chacun peut apporter ses compétences, mais personne ne peut stopper le processus d’innovation. En cela, le droit est un élément décisif du modèle proposé par Internet : le logiciel libre et les licences Creative Commons constituent, de ce point de vue, des modèles. Cette démarche est favorable aux libertés individuelles et d’essence libertaire. Elle est compatible avec une autre tendance politique, le libéralisme. Ces deux mouvements se sont conjugués pour produire une alliance d’opportunité8.
Une hiérarchisation de l’information démocratique
Il n’est pas non plus possible de comprendre la “démocratie Internet” sans lumières sur la façon dont le réseau des réseaux est organisé. Car, contrairement à une opinion répandue, le Web n’est pas un immense sac dans lequel sont jetés quelques milliards de documents… L’auteur insiste, en effet, sur la forte hiérarchisation de l’information sur le Web. Il dénonce, au passage, les pamphlétaires et les journalistes pressés qui confondent accessibilité d’une page et visibilité de celle-ci. Dans l’océan des pages web, la hiérarchisation de celles-ci s’est imposée par la mise en place d’algorithmes d’essence démocratique, dont le parangon est le Page Rank de Google, qui donnent plus de visibilité aux pages qui sont les plus citées, les plus liées, les plus commentées. S’il n’est pas difficile de trouver des pages web choquantes et menaçantes pour la démocratie, celles-ci sont en général marginalisées par la hiérarchisation de l’information sur le réseau9. Cette pratique emprunte son modèle au monde scientifique, qui considère qu’un article cité par un chercheur est un article d’intérêt (modèle du Science citation index10). Cependant, l’organisation des contenus du réseau par les moteurs de recherche semble prendre une tournure de plus en plus médiatique, en s’approchant des logiques de l’audimat et du plébiscite11. Cette tendance inquiétante pourrait être tempérée par le développement des “métriques communautaires”12, mais celles-ci restent fragiles et le monde analogique a désormais pris position sur le réseau et entend rétablir un ordre dans lequel les médias et les plus grosses entreprises disposent de la plus imposante puissance de feu. De plus en plus, les poids lourds industriels reconquièrent sur le réseau les positions qu’ils n’ont jamais perdues dans le monde médiatique13. La puissance du modèle conversationnel apparaît cependant difficile à contrer : en 2005, les géants qu’étaient AOL ou Amazon ont commencé à reculer face aux nouveaux géants des contenus collaboratifs et des communautés numériques : YouTube, MySpace, Wikipedia et Facebook14. Ce mouvement a atteint en 2010 un point symbolique, puisque Google a cédé à Facebook la place de site le plus fréquenté du monde.
Il reste que ces champions des contenus collaboratifs sont devenus de puissants acteurs industriels, qui traitent des données issues de centaines de millions d’individus, où les fondateurs d’Internet pourraient voir avec déception des “bavardages” remplacer la conversation15 et des interactions rudimentaires remplacer l’argumentaire et la régulation procédurale16. Nombreux sont les pionniers du réseau qui considèrent le bouton “I like” de Facebook17 comme le degré zéro de l’argumentation, signant la fin d’une aventure démocratique. La massification du public d’Internet va-t-elle les faire retourner à leur condition de foule18 ou de public exclusivement nourri par les gate keepers traditionnels ? Ce serait compter sans “la force des coopérations faibles”19. Dominique Cardon explique en détail les mécanismes de l’exposition de soi, leurs motivations et la forme qui en découle20 :
La communication privée en public est l’un des formes d’échange les plus originales qui soient apparues avec les réseaux sociaux de l’Internet (…) Cet étrange jeu théâtral, dans lequel les utilisateurs miment l’aparté tout en parlant au su et au vu des spectateurs potentiels, permet de parader devant eux (…) [ouvrant] une microscène21.
Ces “petites” conversations22 finissent par croiser les “grandes” conversations et donner une forme nouvelle d’action collective, opportuniste, sans centre, volatile et puissante23. Ces mouvements ont inspiré la démocratie participative que les politiques veulent mettre au service de leurs candidatures. Mais ceux-ci ont bien du mal à reproduire en laboratoire ce qui émerge si spontanément là où on ne l’attend pas. Dominique Cardon y voit la manifestation d’une liberté des acteurs du réseau et un encouragement pour l’acceptation de la massification du celui-ci. Loin de croire que 100% des internautes contribuent à égalité aux contenus et à la vitalité du réseau, il rappelle la règle des 1/10/100 : une fraction de contributeurs est très active, une petite minorité participe régulièrement et la masse n’apporte pas de contribution décisive24. Mais l’ouvrage répète avec force que les “participations minimes, comme la correction des fautes d’orthographe sur Wikipédia, la notation de la qualité des articles, voire la présence silencieuse d’utilisateurs inactifs, sont indispensables à la motivation des plus actifs”25. C’est pourquoi il ne faut pas négliger ou mépriser les coopérations faibles. Il propose de considérer que le bouton “I like” est une des adaptations à la massification des usages, et qu’il contribuera, à sa mesure, au sein d’un dispositif contributif aux multiples formes, à l’organisation du grand “bazar”26 qu’est le Web. Internet constitue une opportunité démocratique. Il doit aujourd’hui négocier le virage de la massification sans changer de nature, c’est-à-dire évoluer sans perdre ses qualités créatives et ses principes égalitaires initiaux.
Article initialement publié sur Homo Numericus
Crédits photos CC FlickR par ElDave
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