Warlogs: L’enquête continue
Les Warlogs ne Wikileaks ne contenaient pas des scoops. Leur richesse vient des milliers d'histoires qu'ils renferment, offrant le meilleur reflet d'une bien triste réalité.
Dans la nuit du 11 octobre 2009, des rebelles afghans tenaient un checkpoint pirate dans une région agricole, Sholgara, dans le nord du pays. Alors qu’ils fouillaient une voiture afghane, ils trouvent des documents à en-tête du gouvernement. La sentence est prononcée immédiatement : le véhicule est brûlé et le conducteur exécuté.
Face à cet affront, les forces de la coalition ne pouvaient pas rester les bras ballants, il en allait de leur crédibilité ! Une opération “search and clear” (“recherches et nettoyage” en français) est mise sur pied le lendemain. Search and clear, en langage OTAN, désigne une fouille des maisons d’un village pour trouver des coupables. Inutile de préciser qu’aucun juge n’a besoin d’émettre de mandat de perquisition. Nous sommes en Afghanistan pour instaurer l’Etat de droit, pas pour l’appliquer.
En arrivant sur place, les forces de la coalition trouvent les habitants peu coopératifs. Les soldats afghans qui les accompagnent se mettent alors en tête de secouer un peu la populace pour les rendre plus loquaces. Un officier particulièrement zélé va même jusqu’à violer une gamine de 16 ans, certainement dans l’espoir de lui faire avouer son appartenance aux talibans.
Le glauque ne s’arrête pas là . La famille de la victime fait le déplacement jusqu’au quartier général du district pour faire état de l’affaire. Plutôt que d’enregistrer leur plainte, l’officier susnommé ordonne à son garde du corps de les descendre. Face à son refus d’obtempérer, il tire sur le garde du corps, sous les yeux de la famille.
Cette histoire est tirée d’un rapport militaire rédigé par la Task Force américaine Warrior, positionnée non-loin de là . Ce rapport, log dans le langage OTAN, est l’un des 76.000 mis en ligne par Wikileaks le mois dernier. Il ne renferme aucun scoop, si bien que les journalistes du Guardian et du New York Times ne s’en sont pas saisis. Il reflète simplement la réalité d’un pays livré à lui-même, où nos armées ne font que soutenir un clan barbare contre un autre.
Nous avons construit, avec l’aide de Slate.fr et du Monde Diplomatique, une application permettant de naviguer dans ces warlogs, comme nous l’annoncions le 27 juillet. Une nouvelle version a été mise en ligne la semaine dernière, qui donne aux utilisateurs la possibilité de faire remonter les histoires les plus intéressantes.
S’ils n’apprennent rien aux spécialistes, ces instantanés de l’horreur afghane mettent en évidence les vices de la guerre que l’on y mène depuis 9 ans. Au rayon arbitraire, par exemple, prenez ce log, qui se déroule dans la chantante Morghab, à la frontière turkmène. Des militaires US rapportent qu’un groupe d’Afghans s’est rendu au commandement local pour récupérer des corps. On les prévient qu’on ne les y autorisera que s’ils sont accompagnés par des « anciens ». Ils reviennent avec deux personnes supplémentaires (peut-être les anciens en question) qui sont aussitôt arrêtées par les services secrets.
On comprend mieux cette histoire quand on sait que la ville est le QG du colonel Amir Shah Naibzada, que les analystes de l’armée US décrivent (pdf) comme une personnalité ‘controversée’ dont les faits d’armes incluent le viol de 40 femmes d’un coup ! Ce même rapport explique que le ministre de l’énergie, Ismail Khan, voue une haine féroce à l’encontre de Naibzada, ce dernier ayant fait exécuter le fils Khan par ses miliciens. C’est l’une des raisons pour lesquelles cette région reste sous-développée, sans autre espoir de survie que le trafic d’héroïne.
Heureusement, nos soldats sont là -bas pour remettre les choses en ordre, pas vrai ? « Notre présence vise à assurer la stabilité et la sécurité » assurait Hervé Morin la dernière fois que le sujet a été abordé à l’Assemblée, en décembre 2009. Si c’était vraiment le cas, on ne s’associerait pas à l’une des plus grandes milices afghane, à savoir l’armée.
Un autre log permet d’y voir plus clair sur le fonctionnement de cette institution, grave facteur d’instabilité et d’insécurité. Des soldats de la Task Force Catamount y racontent une visite de routine effectuée en 2007 dans l’est du pays. Entre la distribution de sacs de riz et de pois, le militaire fait un rapide examen du peloton stationné sur place, composé de 35 soldats afghans. Sur les 35, seuls 31 sont armés. Sur les 31 armes personnelles, pas une ne provient du gouvernement. En d’autres termes, ces soldats ne sont que des hommes armés contrôlant un village. Leur allégeance au gouvernement leur permet simplement d’éviter les tirs américains et de recevoir des munitions gratuites de Kaboul.
Ces trois histoires ne sont que des anecdotes, puisées dans les 76.000 que renferment les warlogs. Pour l’instant, nous en avons analysé à peine 600. Déjà , des dizaines d’instantanés comme ceux-ci permettent de rentrer la tête la première dans la réalité d’une guerre que l’on nous présente encore comme stabilisatrice et juste.
Contacté au téléphone pour confirmer ces histoires, la 1st Brigade, qui regroupe les commandements des TF Warrior et Catamount, ne souhaite pas communiquer sur les warlogs. La langue de bois bien pendue, le secrétaire m’assure que les officiers de presse sont tous déployés et qu’on ne peut pas les joindre…
Contribuez vous-aussi à cette enquête !
Rendez-vous sur l’application Warlogs et cliquez sur ‘Je participe’. Vous n’avez qu’à lire l’article et indiquer si vous le considérez intéressant ou pas. Si nous sommes assez nombreux, les histoires les plus choquantes, les plus édifiantes, les plus frappantes remonteront d’elles-mêmes vers le haut de la liste.
Ces témoignages pourront jouer le rôle de la photo de Kim Phuc au Vietnam, la petite fille courant nue sur une route après un bombardement au napalm, ou celui de celles d’Abu Ghraib, qui révélèrent le comportement de l’armée US en Irak. Au minimum, ils relanceront un débat nécessaire sur le départ des troupes de l’OTAN d’Afghanistan.
Dire cela, ce n’est pas condamner les Afghans à une vie sordide et talibane. Des pays similaires sont en train de réussir à sortir de l’extrême pauvreté et à se mettre sur les rails du développement. On peut comparer l’Afghanistan au Tadjikistan, par exemple. En 2001, les 2 pays étaient au coude-à -coude pour le titre de pays le plus pauvre de la région, Douchanbé devançant légèrement Kaboul avec un PIB par habitant de 173$ contre 101$.
Dix ans plus tard, les Afghans sont, en moyenne, 3,6 fois plus riches. Les Tadjiks ont, eux, vus leur richesse multipliée par 4,3. Une différence de taille tient au montant de l’aide américaine annuelle reçue par l’Afghanistan, qui s’élève à près de 2 milliards de dollars, contre 12 million pour son voisin.
Tout comme ce n’est pas la guerre qui a sorti le Vietnam de la pauvreté ni de la dictature, celle que l’on mène en notre nom en Afghanistan ne résoudra rien. Les documents publiés par Wikileaks, s’ils sont pris à leur juste valeur, ont le pouvoir de faire comprendre cette vérité de Lapalisse aux électeurs et aux contribuables. Faites, vous aussi, avancer les choses en contribuant à l’enquête collaborative Warlogs.
Photos CC dvids
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