Lady Gaga, virtuose de l’image dropping
Les clips de l'artiste américaine multiplient les références, mode, cinéma, publicité, occultisme, etc. Seule la star fait tenir le tout ensemble et devient un medium au service d’une machinerie commerciale.
La plupart des analyses des vidéos de Lady Gaga mettent en avant un ensemble de références visuelles empruntées à une catégorie précise de sources et ignorent d’autres allusions. Ainsi, tel article considère que ces clips sont construits comme des bandes-annonces usant de références évidentes à des séquences de longs métrages, un autre reconnaît les tenues vestimentaires remarquables de la star, tandis qu’un troisième s’attache à mettre en évidence les emprunts au symbolisme occultiste. En réalité, les références visuelles que l’on peut déceler dans ces films sont nombreuses et s’enchevêtrent tellement qu’il n’est guère possible de privilégier une source ou un point de vue sans risquer une mésinterprétation.
Sur une séquence très brève de la vidéo du titre Paparazzi, nous identifierons des références diverses qui s’entrecroisent de façon apparemment chaotique. Il devient alors difficile de postuler que ces séquences possèdent une interprétation unique qui ne pourrait être connue que par ceux qui en possèdent les clés. Nous avançons bien au contraire l’hypothèse selon laquelle ces collages d’images puisées dans des réservoirs hétéroclites constituent un “image dropping“, une technique d’expression visuelle dont le ressort est l’étonnement du spectateur et qui a pour objectif principal la légitimation de la star en tant qu’artiste.
Soit donc la séquence de la vidéo Paparazzi comprise entre les timecodes 2:04 et 2:27 (23 secondes, pas plus…) où Lady Gaga chute puis gît au sol entourée de journalistes et photographes. On peut y retrouver les références explicites ou allusives suivantes :
Mode et marques : lors de la chute, elle passe sa main devant le visage, les bagues sur chaque doigt forment le mot DIOR. Les gants sont une création Gloved Up, un styliste londonien. Durant la chute, elle porte un corset Thierry Mugler et un bustier Tra La La. Ensuite, allongée inanimée sur le sol, elle porte une autre création de Thierry Mugler1, etc.
Source : Interview de Bea Åkerlund (femme du réalisateur Jonas Åkerlund et styliste de Paparazzi)
Publicité et cinéma : la spirale tournoyante est un moyen d’hypnose bien connu que l’on retrouve par exemple dans une publicité Wonderbra. La dernière phase de la chute rappelle aussi le film Vertigo d’Hitchcock et son affiche. Par ailleurs, le texte de Bad Romance mentionne aussi trois films d’Hitchcock dont Vertigo.
Occultisme : dans ses différentes vidéos, Lady Gaga se masque fréquemment un œil, attitude très souvent rapportée à un symbolisme occultiste. La spirale en mouvement est également parfois associée à un symbolisme ésotérique.
Faits-divers et cinéma : le corps de Gaga gisant sur le sol est une allusion au meurtre de Black Dahlia dont Brian de Palma a fait un film à partir d’un roman de James Ellroy. Sur les photos du meurtre2, la position des bras est identique et le collier dans la bouche figure l’horrible mutilation (Glasgow smile) stylisée sur l’affiche du film de Brian de Palma. Le groupe de journalistes et photographes autour du corps renvoie également au film et peut-être aussi à la bande-annonce de Watchmen (voir l’article de Constance Ortuzar).
Musique : Le journal The Evening Star surgit à l’image avec le titre Lady Ga Ga Hits Rock Bottom et la photo du corps de la star dans la position de Black Dahlia. Il est remplacé par une autre édition du même journal avec le titre Lady Gaga is Over et une photo de Gaga en fauteuil roulant.
Ces images rappellent la défenestration en 1973 du batteur Robert Wyatt qui est depuis cet accident en fauteuil roulant. Ce qui ne l’a pas empêché de réaliser ensuite son chef-d’œuvre Rock Bottom. Pour qui doute de cette référence musicale, rappelons que le réalisateur de la vidéo, Jonas Åkerlund, a lui-même été batteur du groupe de black-metal Bathory dix ans plus tard.
Les références on le voit sont multiples : mode, marques, cinéma, publicité, faits divers, occultisme, musique, sans oublier que ces films renvoient aussi à des images issues des jeux vidéos (les danseurs en vinyle dans Bad Romance et Silent Hill) et recyclent également des images de la star parues dans les médias (voir par exemple ici) ou des images provenant d’autres vidéos (Telephone comporte de nombreuses références à Paparazzi). Sans compter sans doute les sources que nous n’avons pas su détecter.
Il semble donc difficile d’attribuer une véritable cohérence narrative à ces références éparses. Visuellement, ces films ne sont pas réductibles à une influence dominante. Interpréter les vidéos de Gaga comme inspirées principalement par la mode, le cinéma ou l’occultisme constitue à notre sens une erreur.
Sur l’ensemble des vidéos de la star, c’est bien le personnage de Gaga en performance sur une ligne musicale qui font “tenir ensemble” toutes ces images disparates3. L’artiste devient ainsi un medium au service d’une machinerie commerciale4.
En fait, ces vidéos fonctionnent comme le name dropping dans le discours verbal et l’argumentation, c’est-à-dire selon un procédé d’expression qui consiste à citer des noms connus – notamment des noms de personnes, d’institutions ou de marques commerciales – et qui dénote souvent la tentative d’impressionner les interlocuteurs (d’après Wikipedia).
L’accumulation d’images qui rappellent d’autres images puisées dans divers réservoirs de la culture populaire, leur apparition très brève et leur télescopage dans un format court, constituent ce que nous appelons un effet d‘image dropping. Cette toile de fond est parfaitement reconnaissable mais elle doit néanmoins demeurer suffisamment en retrait par rapport à la prestation visuelle de la star.
Dans cet ensemble de sources, la mode et les marques ont cependant un rôle plus important. Dans le cas des marques s’ajoute alors à l’image dropping un véritable name dropping sur le nom des objets ou services reconnaissables (une dizaine de marques dans la dernière vidéo Telephone). Le name dropping renforce alors l’image dropping. Pour la mode, nous sommes en présence à la fois d’une esbroufe, d’un étourdissement du spectateur par une litanie de tenues et d’accessoires de luxe portés par Gaga et d’une légitimation de sa prestation artistique par association ; la star capte le statut artistique accordé à la haute couture.
(Merci à Sam Chapman et Claude Estèbe pour leurs idées et remarques)
- Oui, elle change de tenue durant la chute. [↩]
- Lien non fourni, mais c’est facile à trouver si vous y tenez… [↩]
- Lire aussi Lady Gaga killed the music star, par André Gunthert. [↩]
- Lady Gaga = Michael Jackson 2.0 par Fabrice Epelboin [↩]
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Billet initialement publié sur Déjà vu ; image CC Flickr qthomasbower
À lire aussi : Referential Mania: Analyzing Lady Gaga’s and Beyonce’s “Telephone”
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