Les journaux tels que nous les connaissons: un “accident historique” ?
Le business model de la presse traditionnelle s'est construit dans un contexte qui ne se reproduira plus explique Clay Shirky. Il se montre du coup très pessimiste sur l'avenir du journalisme "chien de garde".
Le business model de la presse traditionnelle s’est construit dans un contexte qui ne se reproduira plus explique Clay Shirky. Il se montre du coup très pessimiste sur l’avenir du journalisme “chien de garde”.
Je m’étais déjà promis de relayer ce point de vue, mis de l’avant récemment sur Six Pixels of Separation, le célèbre blogue du non moins célèbre Mitch Joel, président de Twist Image. Et, alors que l’on vient d’apprendre de CanWest Global, qui possède entre autres le réseau de télévision Global, The National Post, et plusieurs autres quotidiens dont The Gazette à Montréal, vient de placer certaines de ses divisions sous la protection de la loi de la faillite, cela tombe (hélas) d’autant plus à point nommé. The Gazette ne fait pas partie des divisions incluse dans cet arrangement, mais, comme les autres quotidiens de la chaîne, il est en difficulté, et a évité une grève il y a quelques mois.
Pour contexte, rappelons que, ici, Le Journal de Montréal, propriété de Quebecor, est en lock-out depuis dix mois ; que la direction de La Presse (Gesca) a récemment brandi une menace de fermeture si aucune entente avec ses employés quant à des coupures n’était conclue d’ici le premier décembre ; que les autres quotidiens de Gesca doivent aussi faire face à des restrictions, de même que d’autres entreprises de média ici. Et, ailleurs au Canada et en Amérique du Nord, les exemples du genre se multiplient.
Et, c’est maintenant clair pour tout le monde, la récente récession est loin de tout expliquer : c’est tout le modèle d’affaires des médias traditionnels qui est remis en question. Et, en ce qui concerne les journaux, la remise en question touche directement la question de l’information : qui elle intéresse, qui elle rejoint… et surtout ce qu’il en coûte pour la produire, et qui est prêt à financer cela. Pour les journaux, en effet c’est l’information qui compose l’essentiel du contenu.
Le point de vue relayé par Mitch Joel est celui de Clay Shirky, énoncé, récemment lors d’une conférence du Shorenstein Center on the Press, Politics and Public Policy, un organisme lié à l’université Harvard. J’avoue que je ne connaissais pas Clay Shirky, auteur d’un best-seller intitulé Here Comes Everybody: The Power of Organizing Without Organizations. Mais je me promets bien d’aller lire davantage ce qu’il a écrit.
En ce qui concerne les journaux, on pourrait résumer ainsi un des principaux points mis de l’avant par Shirky dans sa conférence : le présent modèle d’affaires des journaux, où des entités commerciales financent massivement la production de quelque chose qui, finalement, s’apparente davantage à un service public, est une sorte d’accident historique, maintenant voué à disparaître. Je vais tenter de résumer le mieux possible ce qui émerge de son point de vue, et faire ressortir les implications que je vois pour ce qui se passe ici. Mais j’incite fortement quiconque est le moindrement intéressé par ces questions à aller lire les propos de Clay Shirky, qui ont été reproduits intégralement sur le blogue du Nieman Journalisme Lab, un autre organisme lié à Harvard (d’ailleurs, pour ceux qui sont davantage « auditifs », il y a aussi un lien vers la version audio). Croyez-moi quand je vous dis que c’est du temps que vous n’aurez pas gaspillé… quoique, si vous êtes moindrement concernés par l’avenir des journaux, ou par tout ce qui touche à l’information et au rôle du journalisme, c’est un point de vue qui risque de vous déranger.
Voici déjà une citation : « Some time between the rise of the penny press and the end of the Second World War, we had a very unusual circumstance — and I think especially in the United States — where we had commercial entities producing critical public goods. We had ad-supported newspapers producing accountability journalism. Now, it’s unusual to have that degree of focus on essentially both missions – both making a profit and producing this kind of public value. But that was the historic circumstance, and it lasted for decades. But it was an accident. There was a set of forces that made that possible. And they weren’t deep truths – the commercial success of newspapers and their linking of that to accountability journalism wasn’t a deep truth about reality. Best Buy was not willing to support the Baghdad bureau because Best Buy cared about news from Baghdad. They just didn’t have any other good choices. »
[« Quelque part entre l’avènement de la presse de masse et la fin de la Seconde Guerre mondiale, on était face à des circonstances très particulières, surtout aux États-Unis, où des acteurs privés produisaient des biens publics indispensables. On avait des journalistes financés par la publicité qui jouaient un rôle de chien de garde. De nos jours, il est rare de voir une organisation qui se concentre autant sur ces deux problèmes : dégager un profit et produire ce genre de bien public. Ce furent des circonstances exceptionnelles et elles durèrent plusieurs décennies. Mais c’était un accident. Il y avait un ensemble de forces qui ont rendu ça possible. Cela n’avait rien à voir avec une réalité profonde – le modèle d’affaires du journalisme ‘chien de garde’ n’était pas lié à une réalité du marché. Wal Mart ne payait pas pour un correspondant à Bagdad parce qu’ils en avaient envie. Ils n’avaient tout simplement aucune autre option. »]
Ce qui a permis aux journaux de pouvoir de maintenir une politique d’indépendance rédactionnelle face aux annonceurs, soutient Shirky, c’est qu’ils étaient, en quelque sorte, en situation de monopole : « The advertisers were not only overcharged, they were underserved. Not only did they have to deliver more money to the newspapers than they would have wanted, they didn’t even get to say: “And don’t report on my industry, please.” There was a time when Ford went to The New York Times during the rollover stories and said, “You know, if you keep going on this, we may just pull all Ford ads in The New York Times.” To which the Times said, “Okay.” And the ability to do that — to say essentially to the advertiser, “Where else are you going to go?” — was a big part of what kept newspapers from suffering from commercial capture. »
« Non seulement les annonceurs payaient trop cher, mais ils étaient aussi très mal servis. Non seulement devaient-ils payer plus qu’ils auraient voulu, ils n’avaient pas non plus le droit de dire ‘Et pas un mot sur mon entreprise, s’il vous plait’. Une fois, Ford est allé voir le New York Times pendant une crise liée au renversement des 4×4 et dit ‘Vous savez, si vous continuez comme ça, on retire les pubs Ford du NYT’. Le Times répondit simplement : ‘OK’. La possibilité de faire ça, de dire à l’annonceur ‘Vous allez aller où ?’ a joué un grand rôle dans la santé financière des journaux. »]
Alors voilà. Il y a d’autres aspects, à commencer par la pertinence, ou non, de faire payer pour du contenu, sur lesquels je reviendrai certainement. Mais voici, pour finir, ce qu’il a à dire en ce qui concerne le journalisme tel qu’on s’est habitués à le connaître : « I think a bad thing is going to happen, right? And it’s amazing to me how much, in a conversation conducted by adults, the possibility that maybe things are just going to get a lot worse for a while does not seem to be something people are taking seriously. But I think this falling into relative corruption of moderate-sized cities and towns — I think that’s baked into the current environment. I don’t think there’s any way we can get out of that kind of thing. So I think we are headed into a long trough of decline in accountability journalism, because the old models are breaking faster than the new models can be put into place. »
[« Je pense que quelque chose de terrible va arriver. Et ça me semble incroyable à quel point, dans une conversation entre adultes, les gens ne prennent pas au sérieux la possibilité que les choses vont sérieusement empirer pendant un certain temps. J’ai l’impression que cette descente vers plus de corruption dans les petites et moyennes villes est en gestation dans l’environnement actuel. Je vois pas comment on pourrait y échapper. C’est pourquoi j’ai le sentiment que l’on se dirige vers un long déclin du journalisme ‘chien de garde’, étant donné que les anciens modèles s’écroulent plus vite que les nouveaux se construisent. »]
À ma lecture, lundi soir dernier, ce dernier passage m’avait particulièrement frappée : je n’avais jamais vu, auparavant, remettre en question de façon aussi limpide – on pourrait même dire aussi crue – la survie du journalisme tel qu’on le connaît, et de la fonction qu’il remplit.
Et voilà que je lis, aujourd’hui dans la section « Forum » du journal La Presse (page A20), une opinion, signée par un ex-conseiller municipal de la ville de Trois-Rivières. Il y est question de favoritisme en ce qui concerne l’attribution de contrats d’architecture ; et l’auteur plaide pour l’instauration d’une fonction de commissaire à l’éthique pour les villes. Mais c’est le passage suivant qui m’intéresse : « Qu’en est-il dans ces villes qui n’ont pas toujours de partis de l’opposition structurés, de journalistes d’enquête ou de médias indépendants, qui peuvent dénoncer des situations sans craindre de perdre LE gros contrat de publicité ou la publication des avis publics avec la Ville ? » Et de quoi parlait Clay Shirky, déjà ? « … this falling into relative corruption of moderate-sized cities and towns… » Ouch.
Billet initialement publié sur le blog de Marie-Claude Ducas sous le titre L’avenir des journaux: un point de vue brillant… mais dérangeant ; traduction des citations : Nicolas Kayser-Bril
Sur la renaissance du journalisme d’investigation grâce à des médias non-profit : ProPublica remporte un Pulitzer: la fin de l’hypocrisie d’une information “for profit”?
Photo CC nc-by noodlepie
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