OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Pourquoi la “révolution douce” du télétravail ne prend pas? http://owni.fr/2011/03/29/pourquoi-la-revolution-douce-du-teletravail-ne-prend-pas/ http://owni.fr/2011/03/29/pourquoi-la-revolution-douce-du-teletravail-ne-prend-pas/#comments Tue, 29 Mar 2011 06:30:30 +0000 paristechreview http://owni.fr/?p=53876 Il y a presque 40 ans, le télétravail semblait sur le point de devenir la norme. C’est toujours le cas aujourd’hui. Pourquoi cette révolution est-elle si lente – et à quoi ressemblera le monde du travail de demain si elle finit effectivement par aboutir?

En 1973, lorsque Jack Nilles [EN], ancien ingénieur en télécommunications à la NASA, étudia pour la première fois la possibilité d’utiliser l’électronique pour travailler à distance, il fut impressionné par tous les avantages potentiels que cela représentait. Il n’était nul besoin d’être un scientifique chevronné pour en comprendre l’intérêt. La société économiserait des milliards en essence et en heures de travail productives. Les entreprises verraient chuter les dépenses liées à leurs locaux et auraient des équipes bien plus fraîches et dispos. Quant aux employés, libérés des heures passées sur l’autoroute et dans les trains de banlieue, ils bénéficieraient d’une meilleure qualité de vie, avec plus de temps, d’énergie et d’argent disponible pour leurs amis et leur famille.

Nilles, qui a quitté le gouvernement en 1972 pour mener des recherches interdisciplinaires à l’Université de Californie du Sud, à Los Angeles, appela cette nouvelle opportunité le « telecommuting » (télétravail en français). Au milieu des années 70, se rappelle-t-il aujourd’hui, il pensait que le télétravail deviendrait la norme dix ou vingt ans plus tard.

Vous avez dit révolution ?

40 ans plus tard, nous sommes pourtant toujours coincés au bureau. Alors même que le monde a adopté les e-mails, Internet, les téléphones portables et aujourd’hui les réseaux sociaux, beaucoup d’entre nous font toujours de longs trajets au volant, aller et retour – et s’assoient souvent devant le même ordinateur portable qu’à la maison. Même aujourd’hui, la plupart des sondages montrent qu’aux Etats-Unis et en Europe, le télétravail est relativement rare. Si le fait de travailler à distance une partie du temps devient de plus en plus fréquent, moins de 2 % de la population télétravaille à plein temps dans les deux régions.

Dans l’ensemble, c’est comme si une partie du futur n’était pas encore arrivée, « un peu comme quand, enfant, vous imaginiez que nous irions tous travailler en voiture volante », explique Jon Andrews, consultant à PricewaterhouseCooper (PwC) à Londres.

Il y a de bonnes raisons pour lesquelles nous n’en sommes pas encore aux voitures volantes, mais qu’en est-il du télétravail ? Les réponses ne sont pas évidentes. Certaines études suggèrent que cela fonctionne bien. « Les télétravailleurs sont plus satisfaits de leur travail et le fait d’être loin du bureau la majeure partie du temps est source de beaucoup d’avantages », affirme Kathryn Fonner, professeur assistant de communications à l’Université du Wisconsin à Milwaukee. Kathryn Fonner a récemment mené avec Michael Roloff, professeur en communication à l’Université du Northwestern à Evanston, dans l’Illinois, une étude qui compare le niveau de satisfaction professionnelle des gens qui travaillent chez eux au moins trois jours par semaine avec celui de ceux qui travaillent uniquement au bureau.

Premier de ces avantages, selon Jack Nilles, ceux qui télétravaillent tendent à être plus et non pas moins productifs que les travailleurs basés dans des bureaux. 
D’après Nilles, qui est aujourd’hui consultant en télétravail pour JALA International, les entreprises ont aussi des raisons financières de préférer le télétravail. La plupart s’aperçoivent qu’elles peuvent économiser l’équivalent de 10 à 15 % du salaire d’un employé si celui-ci ne travaille pas dans leurs locaux. « Et comme avait coutume de le dire [feu le sénateur américain] Everett Dirksen, ‘un milliard par ci, un milliard par là, et assez vite vous parlez de beaucoup d’argent’ », commente Nilles.

Contraintes sociales

Pourquoi, alors, le télétravail n’a-t-il pas « pris » davantage ? « Les problèmes liés à la supervision et à la surveillance du travail ne sont pas des moindres », suppose Juliet Schor, historienne du travail au Boston College, « donc à moins que les gens soient payés à la tâche, ils sont compliqués à gérer pour les employeurs ». Nilles affirme lui que ces inquiétudes relèvent largement de l’imaginaire.

Le problème de base est le même depuis le début…. Le télétravail engendre ou déclenche une révolution sociale dans l’organisation et c’est toujours effrayant pour les dirigeants, affirme-t-il. Le plus grand obstacle au développement du télétravail a toujours été au niveau de l’oreille du manager plutôt qu’une quelconque difficulté technologique.

« Aujourd’hui, la contrainte est d’ordre social plutôt que technique », acquiesce Andrews, de PwC.
Nilles annonce clairement à ses clients que la décision d’autoriser ou non le télétravail dépend souvent en premier lieu de la manière dont l’entreprise définit ses priorités : productivité ou « politique » et temps de présence. L’inquiétude des employés peut aussi entrer en ligne de compte. Pour les célibataires en particulier, le bureau remplit toujours une fonction sociale importante. Dans les sociétés les plus high-tech, des études ont montré que 15 à 20 % des couples mariés se sont rencontrés au travail. Encore aujourd’hui, le bureau reste un des ingrédients principaux de l’imagination populaire, comme le suggère le succès que rencontrent des séries télé comme la comédie sombre « The Office » [EN] ou la trame plus noire encore de « Mad Men » [EN].

Des sondages ont suggéré que beaucoup d’employés craignent qu’en sortant du bureau, ils sortent aussi de l’esprit de leurs supérieurs, et restent ainsi à l’écart d’une promotion éventuelle. D’autres s’inquièteraient que leur patron ayant réalisé que le travail pouvait être fait à la maison, il pourrait aussi bien réaliser qu’il peut être fait à l’étranger.

De fait, si on se place d’un certain point de vue, on peut dire que la révolution du télétravail s’est bel et bien produite – mais les appels viennent de Noida (en Inde), pas de Neuilly. La sous-traitance de certains processus commerciaux représente une industrie de 59 milliards de dollars pour l’Inde seule. Pourtant, même au royaume des télécoms indien, l’open space est la règle plutôt que l’exception pour les entreprises high-tech. Nasscom, une association indienne de l’industrie high-tech, estime que les sous-traitants indiens de l’industrie des télécommunications ont investi dans plus de 18 millions de mètres carrés de bureau sur les dix dernières années.

Comme expliqué précédemment, le nombre de personnes qui travaille une partie de son temps à distance continue pourtant d’augmenter. Cette tendance naît parfois d’une logique de coût, particulièrement dans des entreprises technologiques comme Hewlett-Packard, qui peut économiser tout en mettant en avant sa technologie. Mais l’arrivée, chaque année, sur le marché du travail de jeunes qui n’ont jamais eu à associer travail et lieu de travail pourrait être un facteur plus déterminant.

Pour quelqu’un qui rêve d’être Don Draper (le publicitaire brillant et ténébreux de « Mad Men »), c’est peut-être une mauvaise nouvelle ; mais pour les autres, beaucoup d’opportunités nouvelles voient le jour – et pas seulement dans le domaine technologique. Starbucks et McDonald’s ont surfé avec beaucoup de succès sur la popularité du Wi-Fi. Pour le seul mois d’octobre, 30 millions de personnes se sont loguées sur les réseaux Wi-Fi gratuits de Starbucks aux Etats-Unis. Avec un peu moins de succès, des entrepreneurs plus modestes ont essayé de concevoir des immeubles et des « bureaux » comprenant des endroits où se réunir et des pièces pour travailler.

Les entreprises ont aussi beaucoup plus de facilité aujourd’hui à proposer des services nouveaux, note Jon Andrews. Il est par exemple plus facile pour des personnes de se réunir, au sein d’une entreprise et en externe. Au sein des entreprises, explique Jack Nilles, disposer de meilleurs moyens de communication permet aux experts de former plus facilement des « organisations éphémères », des équipes éparpillées à travers le monde qui se réunissent virtuellement pour résoudre un problème particulier.

Aujourd’hui, ceci est aussi valable pour les start-ups. Hal Varian, le nouvel économiste en chef de Google, a noté depuis cinq ans déjà l’émergence de « micro-multinationales » – des petites entreprises qui opèrent à cheval sur deux ou trois pays. Ces temps-ci, de plus en plus de ces petites multinationales se forment, des groupes se rencontrant en ligne et exploitant au mieux les ressources de chaque côté, comme le font les grandes entreprises depuis des décennies.

Au niveau du management, le télétravail a changé la manière d’opérer de manière parfois surprenante. Les outils de communication permettent aux cadres d’être en contact avec plusieurs sites à la fois. Mais ils voyagent toujours beaucoup – ils n’abandonnent pas le bureau, ils en ont plusieurs.

Si vous regardez les cadres les plus internationaux aujourd’hui… Ils passent finalement une grande partie de leur temps à télétravailler, observe Jon Andrews. Ils prennent leurs ordinateurs portables avec eux où qu’ils aillent.

Ironiquement, plutôt que de diminuer, comme on aurait pu s’y attendre dans un monde où tout le monde dispose gratuitement d’outils de vidéoconférence, les dépenses annuelles mondiales consacrées aux déplacements professionnels ont augmenté. Elles atteignent aujourd’hui 896 milliards de dollars (631 milliards d’euros) et devraient grimper à 1.200 milliards (845 milliards d’euros) d’ici à 2014, selon la NBTA Foundation [EN], l’organisme de recherche de la National Business Travel Association.

Le phénomène selon lequel la flexibilité conduit à passer plus de temps au travail ne fonctionne pas seulement pour les accros de la classe affaires. Les employés, libérés des heures de transport quotidiennes, ne passent pas ces dernières à jouer au golf. Jack Nilles a conclu que c’était l’inverse. « Les personnes qui télétravaillent tendent à travailler longtemps après que leurs collègues du bureau sont rentrés à la maison », écrivait-il dans un post de blog récent. Le problème est suffisamment sérieux pour que l’une des sessions de formation dispensée par son cabinet soit consacrée à apprendre aux employés à trouver un juste rythme de travail.

Le problème du travail en équipe

Le télétravail présente aussi de nouveaux défis aux managers. Le premier d’entre eux : l’effet sur la dynamique de groupe. « Même avec de nouvelles technologies, cela restera difficile », dit Cary Cooper, directeur de Robertson Cooper, un cabinet de conseil en psychologie organisationnelle britannique, « parce que beaucoup de ce qui contribue [à la construction d’une équipe] ne se joue pas dans des rendez-vous formels comme les vidéoconférences, les conference calls ou Skype. Beaucoup de tout ça se joue en coulisses, dans des moments informels ».

Nilles affirme de son côté que les effets positifs liés à la proximité géographique ont été surestimés. « Il est concevable que certaines opportunités de créer du lien soient manquées lorsque les personnes ne sont pas ensemble », admet-il. Mais, selon lui, « la plupart des lieux de travail sont dysfonctionnels. Ces conversations autour de la fontaine à eau tendent à concerner le sport ou comment un tel agit avec un tel plutôt que l’invention de nouveaux produits géniaux ».

La recherche semble aller dans le sens des observations de Nilles. L’étude récente de Kathryn Fonner et Michael Roloff a conclu que beaucoup d’employés sont heureux de télétravailler en partie parce que cela leur permet de rester en dehors de la « politique » du bureau. « Les télétravailleurs peuvent éviter ou échapper à la partie politique des relations de bureau, et c’était une chose dont ils étaient particulièrement satisfaits », explique Kathryn Fonner.

Les chercheurs ont également conclu que les télétravailleurs produisaient plus en évitant les réunions à répétition et la surcharge d’information en même temps que les manœuvres politiques, et devaient faire face en même temps à moins de conflits entre vie professionnelle et familiale. Satisfaire les besoins de chacun n’est pas pour autant une sinécure. « Les employés en télétravail ont beaucoup de difficulté à cause de limites moins claires », rappelle Fonner. « Il devient facile de naviguer de sa vie professionnelle à sa vie personnelle, mais c’est aussi stressant car vous êtes sans cesse en train de passer de l’un à l’autre ».

> Billet publié initialement sur ParisTechReview sous le titre Pourquoi la révolution douce du télétravail ne prend pas ?
Illustration Flickr CC Yanajenn, Erin_m et Sebastian Hillig

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Contre le mythe de la lenteur salvatrice, la “démobilité” ? http://owni.fr/2010/11/04/contre-le-mythe-de-la-lenteur-salvatrice-la-demobilite/ http://owni.fr/2010/11/04/contre-le-mythe-de-la-lenteur-salvatrice-la-demobilite/#comments Thu, 04 Nov 2010 13:01:03 +0000 Philippe Gargov http://owni.fr/?p=34665

La vitesse, c’est le mal

“La vitesse physique de déplacement vous fige. On est inerte, délatéralisé. Oui, les œillères, c’est la vitesse”, prêche Paul Virilio dans un entretien fleuve accordée à VICE. “Au secours ! Tout va trop vite !”, titre de son côté Le Monde Magazine pour résumer un peu hâtivement (lol) une excellente interview du sociologue allemand Hartmut Rosa, auteur d’un essai sur “l’accélération” de nos sociétés (La Découverte). Le rappeur Oxmo Puccino, enfin, complète notre trio de Sages avec ces lyrics tirées de Demain peut-être (vers 3’10”) :

“On se dématérialise, devenons matérialistes

Et on ne réalise pas que tout va si vite

Mais la vitesse n’emmène pas loin,

A quoi bon s’élever pour

Tourner en rond ?”

Point commun de ce podium “vitessophobe” ? Vous l’aurez compris : la vitesse c’est le mal, et le progrès technique est sans surprise jugé coupable de cette accélération vertement critiquée (ils ne sont évidemment pas les seuls). Il serait difficile de leur donner tort, du moins sur le constat. À vrai dire, comment pourrait-on contredire Hartmut Rosa quand il rappelle que “le temps a anéanti l’espace. Avec l’accélération des transports, la consommation, la communication, je veux dire “l’accélération technique”, la planète semble se rétrécir tant sur le plan spatial que matériel. Des études ont montré que la Terre nous apparaît soixante fois plus petite qu’avant la révolution des transports. Le monde est à portée de main.” Thank you, Captain Obvious ! Car la critique de la vitesse fait rarement dans la subtilité, et nos sages enfoncent des portes grandes ouvertes.

Les remèdes à ce “mal de vitesse” tombent dans ce schéma sous le coup de l’évidence : tout va trop vite ? ralentissons ! “En ralentissant, vous redonnez du champ”, dit Virilio – et il a bien raison. Oui, car fustiger les détracteurs de la vitesse n’en fait pas de moi son défenseur, bien au contraire. La lenteur est vertueuse, et j’avais déjà fait part de mon opinion sur le sujet dans un texte écrit à l’époque pour le Groupe Chronos : “Prenez le temps d’aller lentement”. Mais alors, me direz-vous, pourquoi diable vous parlé-je de tout ça ? parce qu’il me semble que Virilio ou Rosa se trompent d’ennemis, en se focalisant sur la vitesse et l’accélération.

À marche stressée

À trop axer son discours sur la lenteur comme “remède miracle”, il me semble que l’on ne se pose pas les vrais questions. La lenteur, d’abord, souffre de la largesse de ses définitions. Qu’appelle-t-on “lenteur”, au juste ? Certains évoquent ainsi, pêle-mêle, le tramway, le bus, le vélo ou la marche. Autant de modes aux vitesses sensiblement différentes. La vitesse urbaine moyenne étant aujourd’hui plafonnée à 25 km/h, peut-on vraiment parler de lenteur lorsque l’on est en bus ou en tramway, voire en vélo (les habitués dépassent les 20 km/h moyens) ?

Reste la marche, seule véritable “mode lent” ; elle était justement l’invitée d’honneur d’un forum Chronos auquel j’ai pu assister hier matin (cf. mon compte-rendu : Walkability is in da place). Logiquement, la lenteur y tenait une place de choix. Jusqu’à ce Jean Grébert (Renault) rappelle depuis l’assistance que la marche n’était pas forcément le mode poétique et contemplatif se dessinant entre les lignes de cette “lenteur salvatrice”. Car la marche peut aussi se faire dynamique et tonique lorsqu’elle est subie (ou simplement lorsque l’on n’envisage pas la marche comme un mode au ralenti : cf. mon éloge du “slalom urbain” dans Eyeshield 21).

Hartmut Rosa reproche ainsi à la vitesse de limiter notre capacité à consommer l’espace traversé furtivement : “L’accélération technique s’accompagne très concrètement d’un anéantissement de l’espace en même temps que d’une accélération du rythme de vie. [...] Cette accélération des rythmes de vie génère beaucoup de stress et de frustration. Car nous sommes malgré tout confrontés à l’incapacité de trop accélérer la consommation elle-même. C’est là un des stress majeurs liés à l’accélération du rythme de vie : le monde entier nous est offert en une seconde ou à quelques heures d’avion, et nous n’avons jamais le temps d’en jouir. [...] Cette rapidité et cette proximité nous semblent extraordinaires, mais au même moment chaque décision prise dans le sens de l’accélération implique la réduction des options permettant la jouissance [de l’espace] traversé”. Mais le ralentissement du transit, par exemple par la “mise en marche”, garantira-t-il pour autant la possibilité de “consommer” le territoire ? Rien n’est moins sûr ; car même ralenti, le courant du mouvement emporte le passant vers ses obligations. Dans ces situations, les “œillères” de Virilio restent belles et bien présentes…

Or, et c’est là que le bât blesse, la marche subie est aujourd’hui majoritaire, puisque incluse dans chacun de nos déplacements quotidiens “sous pression” (courses, domicile-travail, rendez-vous, etc.). Que reste-t-il alors des vertus enchanteresses de la marche ? Du vent, mais du vent lent. Ça nous fait une belle jambe. Il faut donc changer de regard, c’est-à-dire d’ennemi dans le viseur.

“Rejoignez l’mouvement”, qu’ils disaient…

Et si le vrai problème n’était pas dans la vitesse/accélération du mouvement, mais dans le mouvement lui-même ? Nos sociétés sont fondées sur l’idée que le mouvement – qu’il soit rapide ou non, soutenable ou non, vivable ou non – est nécessairement positif. C’est palpable dans le discours sur la lenteur, qui ne remet jamais en cause le “pourquoi” du déplacement, en se focalisant sur le “comment”.

Il suffit de jeter un œil aux slogans publicitaires pour en prendre la mesure… au hasard, en se rendant sur le tumblr “Rejoignez le mouvement” qui recense toutes les marques usant et abusant de la formule, des plus attendus (le mouvement étant justement leur argument de vente : Peugeot, Playstation Move…) aux plus surprenants (le Mouvement des Chrétiens Retraités, SRSLY ?!). La formule n’est qu’un des nombreux avatars de ce “dogme du mouvement” (qui fait écho au “dogme du flux” de Bruno Marzloff). Il est loin d’être le seul, et les exemples pourraient remplir un autre tumblr.

Citons ainsi l’Institut pour la Ville en Mouvement, dont l’appellation résume tout des enjeux qui la sous-tendent ; ou le géographe Michel Lussaut qui rappelle que “se tenir immobile dans notre société est considéré comme une remise en cause de la ‘norme sociale puissante’ à l’heure de la mobilité permanente” (via) ; ou encore le philosophe Zigmunt Bauman lorsqu’il propose un angle d’attaque aussi simple que pertinent : la métaphore du “liquide” pour décrire le basculement de nos sociétés dans “l’ère du flux” qui ne connaît “qu’un seul interdit : s’arrêter, faire la pause, se retirer de la course à l’éphémère”. Hors du mouvement point de salut, en somme. Sauf si… ?

Le mouvement ? Faites-le taire !

N’est-il pourtant pas nécessaire de remettre en cause cette “mobilité” trop souvent incontestée, ou du moins d’en questionner la légitimité ? Car les maux décrits par Rosa ou Virilio ne sont pas tant ceux de la vitesse que ceux du mouvement en général, du “liquide” qui rend chaque seconde plus friables nos certitudes et perceptions du quotidien (stabilité de nos relations sociales et professionnelles, par exemple). En termes de déplacement physique, c’est bien les trajets subis qui sont en ligne de mire ; et peu importe qu’ils soient lents, rêveurs ou ludiques s’ils sont vecteurs de stress et de pression. Le remède est dès lors tout trouvé : si la mobilité est la cause, il ne reste qu’à s’en affranchir. C’est certes très binaire, mais ça a le mérite d’être moins largement diffusé.

Cette voie de sortie existe bel et bien ; on la baptisera “démobilité” (note : j’emprunte l’usage de la formule à Chronos). L’écho à la décroissance est volontaire : de même que l’on ne pourra continuer sur ce modèle de consommation bien longtemps [“Si nous continuons sur ce rythme de ‘croissance’, nous aurons besoin de deux planètes en 2030”, selon le Living Planet Report 2010 de WWF. Via.], nous ne pourrons soutenir encore longtemps l’inflation de mouvement qui caractérise nos quotidiens. La formule choisie est donc volontairement choc ; plutôt logique, puisqu’elle propose ni plus ni moins de limiter nos mouvements subis (la précision est ici nécessaire, afin de faire taire l’argument du “droit à la mobilité”), autrement dit de diminuer le nombre de raisons de se déplacer.

“L’organisation du travail est évidemment en arrière-plan car elle conditionne la mobilité, tant subie que choisie”, expliquait Chronos en ouverture d’un forum consacré au sujet (Mobilités et démobilités se conjuguent). Plus généralement, c’est toute l’organisation de notre quotidien qui est à revoir. Le mouvement est déjà lancé, avec le retour des commerces dits “de proximité” dans les centres-villes. De simples initiatives font parfois l’affaire : ainsi, un point de livraison Kiala ou Cityssimo limitera les contraintes temporelles qu’imposeraient autrement l’e-commerce au jeune urbain dynamique type.

Le télétravail, c'est la santé.

Le numérique, un levier essentiel

Logiquement, le numérique est un levier essentiel de ces “démobilités” : télétravail, e-commerce, e-administration etc., autant de pratiques permettant d’étouffer l’inflation des déplacements subis qui caractérise nos ‘vies mouvementées’. Mais elles ne feront pas le travail toutes seules, incapables de supplanter en un claquement de doigt des pratiques professionnelles ou de consommation bien ancrées dans nos routines. L’urbanisme est la clé. La responsabilité du modèle périurbain sur l’explosion de nos déplacements subis est désormais bien connue, et partagée par tous. Sans un meilleur maillage du territoire par les points de livraisons, les télécentres, etc., aucune de ces pratiques de”‘substitution numérique” n’aura de véritable effet. “La Datar estime que c’est le maillage du territoire qui devrait assurer le succès d’un réseau de télécentres”, selon Les Échos qui s’interrogent sur le faible développement du télétravail en France.

Une utopie réaliste, donc. Mais une utopie quand même, dirons certains. Car cela implique de rompre définitivement avec les modèles économiques qui font tourner le monde (“liquidité” des capitaux et des hommes). Comme l’explique l’architecte urbaniste André Lortie :

“Souhaite-t-on se donner les moyens de pouvoir continuer à étendre les grandes villes indéfiniment sur la base de faibles densités [...], ou vise-t-on une occupation du sol raisonnée qui soit plus respectueuse des équilibres entre urbain et non-urbain ? Si le second terme doit être réellement pris au sérieux, il importe de mesurer ce que cela signifie d’un point de vue économique, dans la mesure où la croissance est en partie déterminée par ce choix.

Circuits courts et concentration urbaine induisent une autre forme d’économie que celle de la production de biens manufacturés dont une partie permet de pallier l’appauvrissement urbain induit par une forme d’occupation du territoire expansive et sous-densifiée. La décision n’est pas économique, elle est politique.”

Mais est-on prêt à faire un tel choix ?

Images Marion Boucharlat pour OWNI, CC Flickr Andrew Tallon, maantas et Scumfrog

Une Marion Boucharlat pour OWNI

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