OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Chanter la révolution syrienne http://owni.fr/2011/09/08/chanter-la-revolution-syrienne/ http://owni.fr/2011/09/08/chanter-la-revolution-syrienne/#comments Thu, 08 Sep 2011 07:07:52 +0000 Yves Gonzalez-Quijano http://owni.fr/?p=78478 Dans quelques jours, la chanteuse syrienne Asalah devrait sortir son nouveau clip, Ah si seulement cette chaise parlait… Sous ce titre en apparence innocent, une des plus grandes figures de la chanson populaire prend clairement position en faveur de ceux qu’elle nomme les « révolutionnaires syriens ».

Aujourd’hui installée au Caire,la chanteuse domine la scène artistique depuis le début des années 1990. Fille d’un chanteur célèbre tragiquement disparu dans un accident de voiture, son histoire familiale, lorsqu’elle a dû s’occuper de ses jeunes frères et sœurs, puis sa vie sentimentale, avec notamment son remariage après sa rupture avec un premier mari scandaleusement trop volage, ont accompagné une très brillante carrière internationale, en particulier dans les pays du Golfe.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Alors que le régime syrien s’efforce de mobiliser autour de lui les « voix » chères au public local, la défection de Queen Asalah, surnom que reprend son site, est une mauvaise nouvelle de plus pour la communication du pouvoir . Elle vient en effet d’une chanteuse étroitement associée jusqu’alors au discours officiel. Que Dieu te garde, Assad !, chanson lancée à la gloire du père de l’actuel président, est un tube que les partisans du fils ont gardé l’habitude de diffuser avec force décibels lors de leurs manifestations de soutien au régime.

Coïncidant avec la fin de ramadan, la sortie imminente du clip a été présentée par la chanteuse comme « un vœu de fête à l’intention des révolutionnaires ». Et cette fois, il ne s’agit pas des rebelles libyens, comme lors de précédentes déclarations il y a quelques semaines en présence de blessés soignés dans les hôpitaux du Caire, mais bien de ses propres concitoyens auxquels font allusion les paroles de la fameuse chanson encore inédite (texte arabe ici) : les héros du peuple y font entendre leur colère, après avoir longtemps gardé le silence malgré l’injustice, alors qu’ils disent maintenant qu’il ne servira à rien de s’entêter à vouloir rester… Trouve-toi quelqu’un qui accepte l’oppression, toi qui as oublié la dignité depuis longtemps !

Aucun nom n’est donné mais l’allusion est tout de même assez claire ! Surtout venant de la part d’une chanteuse qui a déjà signifié dans une lettre ouverte qui avait fait grand bruit au milieu du mois de mai dernier qu’elle n’avait nullement l’intention, à la différence de nombre d’autres célébrités de son pays, de se prêter aux simulacres de manifestation (tamthiliyyât) de soutien au régime du président Al-Assad.

Engagement politique ou opportunisme?

Alors que certains surnomment déjà Asalah « la chanteuse de la révolution », d’autres ont plus de mémoire et ne sont pas prêts à accepter un revirement dont ils doutent de l’authenticité (asâla en arabe, comme le prénom de la chanteuse). Ils n’ont pas oublié les paroles de quelques-unes de ses chansons, pas toujours très anciennes, telle Ton peuple est ton espoir prometteurTon peuple est le peuple de la voix unique / La blessure a été profonde , le leader a été choisi, ton Bachar-la-bonne-nouvelle, est le gardien de tes rêves, ô Damas !

Comment interpréter un changement de ton aussi total de la part de la célèbre chanteuse syrienne ? Ses déclarations relèvent-elles du courage politique ou de l’opportunisme ? On notera tout de même que la communication n’est pas vraiment totalement laissée au hasard puisque la sortie prochaine de ce qui sera peut-être un tube révolutionnaire a été préparée sur internet par une mini-vidéo disponible sur YouTube (d’où a été tirée l’image en haut de cette page) et par la diffusion, sur différents sites, des paroles de la chanson pour l’heure encore inédite… Tout de même, et plus encore si elle est suivie d’autres, cette défection spectaculaire d’une personnalité aussi importante du monde du spectacle est un avertissement pour le régime. (En Égypte, la brutale conversion de vedettes en tout genres a été, il y a quelques mois, le signe certain de la chute imminente du pouvoir en place : voir ce précédent billet).

Mais surtout, l’observation de la scène publique tunisienne, égyptienne, libyenne (on pense au romancier Ibrahim Al-Koni en particulier) suscite le même constat. La marginalisation des élites intellectuelles « légitimes », écrivains, intellectuels… qui, naguère encore, avaient une réelle influence sur l’opinion, est toujours plus manifeste. Parallèlement, les prises de position de chanteurs et autres vedettes du spectacle n’ont jamais eu autant d’écho.

En Syrie, les déclarations tardives et souvent jugées maladroites d’un Adonis confirment cette tendance. Il n’est pas sûr que la nomination à la tête du Conseil national de transition du sociologue (exerçant en France) Burhan Ghalioun suffise à l’inverser…


Le journal libanais Al Akhbar a consacré un article à Yves Gonzalez-Quijano. Le chercheur expliquait être un étudiant de Barthes : “Son ouvrage, Mythologies, était pionnier dans sa tentative d’expliquer les changements de la société française à travers l’étude de la mode, des voitures, de la musique et la gastronomie. En toute modestie, j’ai essayé de proposer le même type d’explications pour le monde arabe, où les phénomènes populaires peuvent être une fenêtre pour comprendre ce monde, ses changements sociaux et politiques.”

Billet initialement publié sous le titre “Asalah : une authentique révolte ?” sur le blog Culture et Politique Arabes

Illustrations: Capture d’écran Youtube / FlickR CC PaternitéPas de modification samantha celera

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Pourquoi on ne peut pas prédire les révolutions par les données http://owni.fr/2011/03/10/pourquoi-on-ne-peut-pas-predire-les-revolutions-par-les-donnees/ http://owni.fr/2011/03/10/pourquoi-on-ne-peut-pas-predire-les-revolutions-par-les-donnees/#comments Thu, 10 Mar 2011 12:25:45 +0000 Nicolas Kayser-Bril http://owni.fr/?p=45470 Ndlr: Billet publié sur owni le 06 février 2011. Rendez-vous le 22 mars pour la Nuit-Sujet Owni/Radio Nova sur le thème “Dégage” autour de la mise en réseau du monde et de son impact politique global.


Dans Libération, le 17 janvier dernier, Emmanuel Todd explique que l’une des causes de la révolution tunisienne est à chercher dans la diminution de l’endogamie (les mariages entre cousins) et l’augmentation de l’alphabétisation. Cette analyse a été interprétée comme la preuve que l’on pouvait prédire les révolutions en regardant uniquement les statistiques. Formidable ! Construisons un indice de la probabilité de révolution !

Cette analyse marxienne (un adjectif inventé pour désigner ceux qui suivent les idées de Karl Marx sans avoir la connotation politique de marxiste), pense l’histoire comme une science exacte. Tout comme l’eau bout à 100°C à une pression de 100 kPa, on pourrait imaginer que les révolutions se déclenchent quand l’alphabétisation atteint 95%, le nombre d’enfants par femme descend à 2 et le taux d’endogamie à 20%.

Autant de modèles que de révolutions

Cette vision alléchante d’un monde obéissant à des règles connues ne tient pas la route. La première explication coule de source : si l’on pouvait prédire les révolutions, les despotes n’auraient qu’à regarder une série d’indicateurs pour conserver le pouvoir. Ce qu’ils font, dans une certaine mesure. En décembre dernier, Bouteflika, en Algérie, a augmenté de 50% le salaire des policiers, sentant sans doute la grogne monter chez ses voisins tunisiens. En janvier, après la fuite de Ben Ali, l’émir du Koweït a offert un chèque-cadeau de 1 700 euros à tous ses sujets, y compris les nouveau-nés (nés jusqu’au 1er février).

Surtout, si le modèle imaginé par Todd fonctionne dans le cas de la Tunisie et de Égypte, il n’explique absolument pas les révolutions Géorgiennes et Ukrainiennes de 2003 et 2004. Dans ces deux pays, les taux d’alphabétisation tournaient autour de 99% depuis des décennies et le nombre d’enfants par femme était largement inférieur à 2 depuis les années 1980.

On pourrait se dire que le modèle ne vaut que pour des pays de cultures similaires. Mais, là encore, difficile de voir une ‘culture arabe’ autre qu’imaginée. Le commerce entre Tunisie et Égypte, par exemple, est plus de 70 fois inférieur à celui entre la Tunisie et l’Union Européenne (pdf). Niveau culturel également, les Tunisiens semblent plus proches de la France que de l’Égypte. À en croire Google, ils s’intéressent autant à Amr Diab, le chanteur arabe pop ayant vendu le plus d’albums de tous les temps, qu’à nos très français Amel Bent et Charles Aznavour.

Le monde arabe existe surtout sous la plume des éditorialistes occidentaux et le modèle explicatif des révolutions saucé de culturalisme ne tient pas vraiment la route.

Paris, 2007

De la révolution à l’émeute

Un autre problème tient à la définition de la révolution. Parle-t-on de mouvements visant à un changement de régime ? A un changement de gouvernement ? A une diminution du prix du pain ?

La révolution de février 1917 en Russie commença par des exigences de nourriture et s’est terminée par la mise en place d’un régime diamétralement opposé au précédent. Même chose en septembre 1989 en Allemagne de l’Est. Les manifestants de Leipzig, lors des Montagsdemo, ne demandèrent pas tout de suite la fin du régime communiste.

Dès lors, que doivent trouver les modèles ? Prédire les changements de régime après-coup en imaginant des modèles ad-hoc, ou prévenir les émeutes ? Prédire le futur a posteriori est relativement facile. Prévoir les émeutes, c’est plus difficile.

Prenons celles des banlieues en France en 2005, ou celles de la Martinique en 2009. Si le taux de chômage des jeunes (entre 20% et 55% dans ces territoires) peut être un indicateur de troubles sociaux à venir, il ne détermine rien en soi. La ville d’Auchel (62), malgré un taux de chômage supérieur à celui de Clichy-sous-Bois (23% contre 21% en 2007), ne semble pas candidate aux émeutes urbaines.

On pourrait prendre en compte plein de variables (densité du tissu urbain, origine géographique des populations, proportion de francophones, état du marché du travail etc.) qu’on n’arriverait toujours pas à créer un modèle expliquant les émeutes en Seine-Saint-Denis, aux Antilles et leur quasi-absence dans le Pas-de-Calais. Une étude de l’université de Stanford montre d’ailleurs que le principal déterminant des émeutes reste les émeutes précédentes sur le territoire. En d’autres termes, plus une ville a vu d’émeutes par le passé, plus il est probable qu’il s’en produise une.

Surtout, les émeutes sont parfois l’affirmation d’une catégorie sociale pour laquelle il n’existe pas encore d’outils de mesure. De quelles statistiques dispose-t-on sur « les jeunes des banlieues » ? Sur les békés (Blancs) antillais ? La création de nouvelles catégories sociales nécessite, de la part des observateurs (dont les journalistes), de changer de grille d’analyse pour comprendre ce qu’il se passe (ce n’est pas la pauvreté qui déclenche l’émeute).

Ce travail a été fait en 1967 par le premier des datajournalistes, Philip Meyer. Il a montré que les émeutiers de Détroit n’étaient pas des jeunes sans éducation sans autre moyen de faire entendre leur voix, mais que les diplômés s’étaient autant révolté que les non-diplômés.

Sur les émeutes de 2005 en France, rien de tel de la part des journalistes. Quelques sociologues ont mené des enquêtes, mais n’ont testé que peu d’hypothèses, comme l’origine ou la taille des familles dans les communes révoltées (dans ce livre dirigé par Hughes Lagrange ; je n’ai pas trouvé de modèle statistique dans celui dirigé par Laurent Mucchielli). Il reste du boulot pour les journalistes, si nous ne voulons pas nous cantonner à des analyses au doigt mouillé et à faire écho aux sociologues.

Photos CC Wassim Ben RhoumaNocturnales

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Internet : Instrument de la contre-révolution Egyptienne ? http://owni.fr/2011/02/03/internet-instrument-de-la-contre-revolution-egyptienne/ http://owni.fr/2011/02/03/internet-instrument-de-la-contre-revolution-egyptienne/#comments Thu, 03 Feb 2011 07:30:56 +0000 François Hien http://owni.fr/?p=45040 Quand Internet est revenu ce matin au Caire, nous nous sommes dit :

Mais ils sont fous, pourquoi aujourd’hui ? On va tous se ruer pour poster en ligne ce qu’on a filmé cette semaine…

Le mouvement anti-Moubarak allait pouvoir de nouveau communiquer au monde la nature exacte des manifestations et des tentatives de répression. Al-Jazeera cesserait d’être le canal unique par où passerait les informations vers le monde. Les manifestants que j’ai croisés ce matin sur Tahrir Square me disaient : “Ils veulent qu’on rentre chez nous, devant notre écran. Ils ne veulent plus qu’on se réunisse ici.” Personne n’imaginait alors que le rétablissement d’internet, opportunément placé au lendemain du discours de Moubarak, aurait, au moins dans un premier temps, l’effet inverse de celui qu’a eu l’imposant activisme sur les réseaux sociaux avant la coupure. Tandis que les plus tenaces, les plus courageux des manifestants restaient en rue, les premiers statuts pro-Moubarak apparaissaient sur Facebook. Quand des amis français, pour la première fois joints depuis une semaine, m’apprennent que leurs contacts égyptiens affichent des éloges de Moubarak sur leur mur Facebook, je crois d’abord qu’ils plaisantent, ou que ces contacts se sont fait hacker leur compte. Malheureusement ce n’était pas le cas.

Ce matin j’ai marché dans plusieurs quartiers. Un homme est venu nous dire son amour pour Moubarak et à quel point l’intervention de la veille l’a satisfait : sa volonté de nous convaincre dissimulait mal son statut d’agent du gouvernement. Ils ont toujours été nombreux ici, en civil, à prendre part aux discussions comme de banals passants pour débiter la propagande officielle. Et ils ne trompent personne : pas un cairote qui ne les reconnaisse immédiatement. Pas de raison de s’inquiéter, donc.

Un peu plus tard je croise une première manifestation pro-Moubarak. Ils sont quinze, tous des hommes, à bloquer la circulation. J’en retrouve une petite dizaine, ça et là, de ces manifestations de soutien au dictateur, toujours clairsemées et composées de policiers en civil, immédiatement identifiables, qu’entourent quelques adolescents qu’on imagine payés. A distance des policiers en uniforme les protègent, ce qui semble de bonne augure. Si ces pitres isolés doivent être protégés par la police – pour la première fois redéployée massivement aujourd’hui – c’est qu’ils sont bien faibles. Je passe un peu plus tard sur Tahrir Square, la grande place centrale où depuis plus d’une semaine maintenant cette révolution a établi sa permanence.

Aux abords de la place, plusieurs groupes semblent suspects, regardant de travers un étranger se rendant sur les lieux de la manifestation. On m’a dit souvent de faire attention : non pas pour ma sécurité, mais pour éviter que le mouvement apparaisse manipulé par des forces étrangères. L’arrestation d’un français par la police servirait au régime à communiquer sur l’influence étrangère. Il existe une vaste population sous-éduquée en Égypte dont l’unique source d’information consiste en la télévision nationale, avec laquelle ils ont un rapport dont l’ambiguïté ne lasse pas d’étonner : ils savent bien, évidemment, qu’elle leur ment ; mais tout de même, ils ont dit que les étrangers manipulaient les manifestants, et si c’était vrai ? Autant ne pas leur offrir sur un plateau la preuve qu’ils attendent et dont la télévision nationale ferait son beurre.

Je décide de passer tout de même rapidement à Tahrir Square ce matin, simplement pour jauger l’ambiance.

Les tanks entourent complètement la place depuis quelques jours, énorme masses inertes au cœur de toutes les interrogations : qui cette puissance de feu décidera-t-elle de servir ? Les soldats appartiennent au peuple. Jeunes garçons sympathiques, ils se font offrir des gâteaux et des bouteilles d’eau par les manifestants. Je les ai sentis gênés au début, appréhendant peut-être le rôle qu’on leur ferait jouer contre cette masse où ils ont sans doute de la famille ou des amis. Depuis qu’il y a deux jours le chef d’état-major a annoncé qu’en aucun cas il ne tirerait sur le peuple égyptien, les soldats semblent plus détendus. Ce matin, ils me saluent gentiment mais n’acceptent pas d’être filmés. Certaines rues sont totalement bloquées et ne permettent plus de rejoindre la place. On n’y accède que par des check-point où de simples citoyens vérifient nos pièces d’identité et nous fouillent. Là, comme dans les quartiers la nuit, l’armée venue faire respecter l’ordre collabore avec les comités de citoyens spontanément crées pour suppléer à la disparition subite de la police, il y a quelques jours.

Comme d’habitude, le regroupement sur la place est familial, bon enfant, très mélangé. J’arrive pendant la prière et le silence qui l’entoure, respecté par tous y compris ceux – majoritaires – qui ne la font pas, est impressionnant. Depuis l’installation des amplificateurs, la place s’est structurée en ses diverses tendances, sans pour autant que le sentiment d’unité ne s’estompe. Les Frères Musulmans ont à présent leur coin, relativement modeste, et m’accueillent comme d’habitude avec chaleur, jurant qu’ils ne veulent pas tirer la couverture à eux, qu’ils sont démocrates, qu’il n’y a qu’un seul peuple ici… Plusieurs personnes, ailleurs, me disent leur détermination : ils ne lâcheront pas, Moubarak n’a rien compris, ses gages de démocratie arrivent trop tard. Je signale à l’un d’eux les manifestations pro-Moubarak que j’ai vues ainsi que les types louches aux abords de la place. Avec le calme et la bonhommie qui caractérisent ces manifestants depuis le début, il me répond : “Si des pro-Moubarak viennent, on leur dira qu’ils ont le droit de penser ce qu’ils veulent mais que cette place est investie par ceux qui sont contre lui. On les raccompagnera à la sortie…” Il m’assure qu’il en a déjà repéré quelques uns, pour l’instant simples infiltrés. Plusieurs choses m’inquiètent cependant : des soldats armés au milieu de la place. D’ordinaire, ils ne s’y promènent que sans arme. Et trois longs camions militaires qui se garent sur un coin de la place sans que j’en comprenne la raison.

La contre-révolution a commencé.

Je rentre à l’appartement et les nouvelles tombent : les soi-disant manifestants pro-Moubarak ont surgi des rues adjacentes et ont investi la place. La contre-révolution a commencé. Des policiers sur des chameaux dispersent les manifestants. Nous voyons des projectiles fuser au-dessus de la foule. Les questions affluent : ces chameaux sur la place, comment ont-ils pu entrer ? L’armée a-t-elle sciemment laissé passer des éléments dont elle connaissait le rôle ? Comment a-t-elle pu convaincre les hommes qui l’assistent, profondément responsables et anti-Moubarak, de créer des exceptions à leurs drastiques consignes ? Je finis par douter de ce qui, jusqu’alors, me rassurait : les fouilles à l’entrée étaient censées garantir qu’aucune arme n’entrait sur la place. Peu à peu, la violence gagne en puissance. Le jour tombe, le feu envahit un bâtiment.
Nous sommes proches de la place Tahrir où les affrontements sont en train de faire des centaines de victimes. Au bout de la rue, des milliers de manifestants pro-Moubarak se dirigent vers la place. Les encerclés de Tahrir appellent le million de manifestants d’hier à les rejoindre. Mais ceux d’hier, je les connais pour les avoir longuement filmés : familles, enfants, pacifiques protestataires… Ils ne sont pas du genre à rejoindre une bataille dont la télévision leur révèle la violence. Par contre, ceux qu’on appelle les “baltagueya”, ces repris de justice employés par la police pour exécuter, en civil, les plus viles actions, affluent vers la bagarre, prêts à castagner. La révolution, pour un moment, revient à ce par quoi elle avait commencé : ceux qui restent sur la place, qui ont continué à manifester envers et contre tout, sont les mêmes qu’au premier jour quand il semblait impensable, tant c’était dangereux, de manifester sous Moubarak. Ils n’ont pas peur d’être frappés, ils y retournent. Ceux qui, on les comprend, ne peuvent pas s’offrir le luxe de mourir sous les balles du tyran, ayant une famille à nourrir, un commerce à faire tourner, ont été perdus entre temps. Bientôt, ne restera-t-il plus que les activistes du début que le régime n’aura qu’à cueillir, à enfermer, à faire taire, donnant ainsi le ton de la prétendue “période de transition” annoncée par Moubarak hier ?

Ils n’ont pas peur d’être frappés, ils y retournent.

La vermine est revenue. Pendant quatre jours la police avait disparu, interrompant momentanément la quotidienne mécanique de corruption et de répression par laquelle tient le régime. On se disait : certes les égyptiens ont besoin de police et elle doit revenir, mais jamais la population du pays n’acceptera qu’elle ait de nouveau recours à ses anciennes méthodes. Les policiers reviendront la tête basse pour assurer la circulation et une sécurité minimale. La société civile, parfaitement organisée, puissante et créative, a su prouver que les éléments de désordre lui étaient extérieurs. Livrée à elle-même dans une situation d’urgence, elle a fait jouer les obscurs rouages de son architecture sociale complexe, qui jamais ne s’est confondue avec la machine étatique, pour maintenir la société contre la police, la nation contre l’état.
Nous avions tort, malheureusement. La vermine policière n’a pas abdiqué sa capacité de nuisance.

S’il y a bien une chose claire dans cette situation, c’est la distribution de la violence : elle est exclusivement du côté du régime ou de ses divers supplétifs. On hésite à émettre une opinion aussi peu nuancée, on voudrait être sûr de ne pas angéliser un mouvement de protestation qui pourrait, lui aussi, faire usage de violence. Et pourtant c’est un fait : ce sont les policiers en uniforme qui ont attaqué des manifestants pacifistes dont la réaction consistait à prier face à leurs menaces ; ce sont des policiers en civil qui, se faisant passer pour des vandales afin d’accréditer l’alternative “Moubarak ou le chaos”, ont attaqué des quartiers que leurs habitants ont décidé de défendre eux-mêmes ; ce sont aujourd’hui des policiers en civil qui, se mêlant progressivement aux manifestants de Tahrir, ont commencé à attaquer.

Qu’ont-ils en face d’eux ?

Des manifestants d’une maturité politique ahurissante, extrêmement conscients de l’image qu’ils renvoient, nettoyant ce qui était devenu “leur”place, taisant pour un temps leurs désaccords ; des comités de quartier organisés spontanément le jour même des premiers vandalismes commis par la police en civil, armés de manches à balais et de couteaux de boucher et respectant scrupuleusement les instructions données par l’armée…

Moubarak a déclaré la guerre à sa propre société. Ne pouvant compter sur aucun soutien réel dans sa population, mis à part le très faible pourcentage de profiteurs du régime, il est forcé de s’en inventer, organisant des spectacles de rue prétendument favorables à lui et dont le moindre manifestant est payé. La dictature, depuis longtemps habituée à substituer au réel la fiction, paie les habitants qui la soutiennent, les manifestants qui se battent pour elle et les journalistes qui en écrivent l’histoire. Le plus grave n’est pas ça : qui pouvait attendre de ce régime qu’il change ses méthodes ? Ce qui est le plus inquiétant, c’est que le mouvement de protestation ne semble plus aujourd’hui véritablement soutenu par la population.

Le pacifisme qui caractérise cette société – et au nom duquel elle s’était déterminée à vouloir faire chuter Moubarak – l’incite maintenant à blâmer les derniers manifestants pour leur insistance – ceux-là mêmes qui se font tuer par les “baltagueya” en ce moment. Ne pourraient-ils se contenter des améliorations déjà acquises ? Le timing de la coupure d’internet a été parfait. Sur les réseaux sociaux, cet après-midi, les réactions sont de ce type : “les gens qui avaient de vraies demandes sont partis hier après le discours de Moubarak, ceux qui restent à Tahrir sont des voyous et des gens qui veulent devenir vizir à la place du vizir”… Aussi vite qu’il s’était engagé aux côtés des manifestants, le peuple s’est retourné et la rapidité de ce changement de situation est dûe, pour une grande part, à la réapparition des réseaux sociaux, substituant à la chaleur des rassemblements collectifs et transversaux les informations erronées infusées sur la toile par le gouvernement.

Internet est donc devenu l’instrument de la contre-révolution, au moins le temps d’une journée.

La fétichisation des réseaux sociaux par la presse française suite à la révolution tunisienne est problématique. On peut faire ce qu’on veut d’internet et force est de constater que les clivages d’opinion n’y sont pas transcendés. La dictature, tout autant que les manifestants, a su comprendre le profit à tirer des réseaux sociaux. Moubarak n’est pas Ben Ali, son intelligence tactique s’est adaptée aux réalités nouvelles de l’information virale. Si sa télévision nationale ressemble à ce que devait être la chaine unique sous Brejnev, la réalité qu’elle s’efforce de promouvoir est relayée de la façon la plus moderne. Plus efficace encore que les outils de propagande les plus éculés, secondée par une répression qui limite toute prise d’information directe, Internet sait transformer les héros en voyous.

François Hien,
le 02 Février à 14h

Crédit Photo Flickr CC : Mahmoud Saber / Gr33nData / Nasser Nouri

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