OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Les jeunes égyptiens: des enfants terribles http://owni.fr/2011/05/06/les-jeunes-egyptiens-des-enfants-terribles/ http://owni.fr/2011/05/06/les-jeunes-egyptiens-des-enfants-terribles/#comments Fri, 06 May 2011 16:28:00 +0000 Marion Guénard http://owni.fr/?p=61436 Début février, au plus fort de la révolution égyptienne, des centaines de messages rebondissent comme des balles de ping-pong sur les profils Facebook et Twitter des jeunes révolutionnaires. « Arrête de demander à papa Moubarak de dégager ! Ce n’est pas très sympa ! Il est comme ton père ! » Ces nokta égyptiennes, des traits d’humour teintés d’ironie, fusent en réponse au discours du président, le 1er février, qui tente de faire vibrer la corde sensible.

Usant d’une rhétorique politique bien rodée, le vieux raïs se présente comme le « Père de la nation » et assure qu’il mourra « sur le sol égyptien ». Ses fidèles relaient le message. C’est le cas notamment de Mortda Mansour, avocat controversé, aujourd’hui en prison pour avoir incité les pro-Moubarak à attaquer les manifestants pacifistes de Tahrir.

Vous, les jeunes de la place Tahrir, si vous parlez de cette façon-là au président, cela signifie que vous pouvez parler de cette façon-là à votre père. Vous n’avez aucune éducation.

Ainsi vocifère Mortda Mansour sur le plateau d’une chaîne de télévision nationale. Pour Pacynthe, pharmacienne de 30 ans, c’était la déclaration de trop. « Il nous a insultés ! Je respecte mes aînés. Mais, à aucun moment, je n’aurais changé d’avis. Le sang a coulé, il y a eu des morts. À partir de là, il n’était pas question qu’il reste ! », se souvient la jeune femme, qui a arpenté à de nombreuses reprises la place Tahrir.

Désobéir au père

Le 11 février, Hosni Moubarak est finalement parti. En 18 jours, la jeunesse égyptienne a mis fin à trente ans de régime autoritaire et corrompu. Mais pas seulement. Elle a également bouleversé les valeurs d’une société encore traditionnelle, où les aînés incarnent l’autorité et où, par effet de vase communiquant, les plus jeunes se voient écartés de toute responsabilité, alors même que les deux tiers des 80 millions d’égyptiens ont moins de trente ans.

« Même si les mentalités évoluent, l’Égypte est encore aujourd’hui une société patriarcale. Le père y a une place centrale. C’est surtout vrai dans les campagnes où c’est lui qui détient l’autorité. Il donne les ordres et escompte être obéi. Il est responsable des finances du foyer », explique Ahmed Fayyed, psychiatre d’une trentaine d’années. Pour le médecin, la révolution du 25 janvier s’accompagne d’une révolution symbolique, dont l’onde de choc continue de secouer la société.

Ce n’est pas seulement un soulèvement contre Moubarak, mais contre tout ce système patriarcal. Pendant la révolution, de nombreux jeunes ont d’abord désobéi à leur père pour aller manifester contre le président. Malgré les injonctions paternelles, ils sont descendus dans la rue et, hommes et femmes, ils ont mis le régime à terre, poursuit le médecin.

Un jeune égyptien dans les rues du Caire - le 30 Janvier 2011

Ahmed Sélim est un des jeunes de la révolution. Originaire de la région de Charqeyya, au nord du Caire, il est arrivé place Tahrir le 29 janvier et ne l’a quittée que deux semaines plus tard. Il a dû batailler ferme avec sa famille. « Après le discours du 1er février, mon père, mes frères m’ont mis la pression pour que je rentre. Ils ont eu de l’empathie pour Moubarak et m’ont dit : “ça suffit ! Il a dit qu’il partirait dans six mois. Qu’est-ce que tu veux de plus ?” Moi, je savais qu’il avait déjà fait des promesses non tenues pendant trente ans. Alors, pourquoi croire celle-là ? », raconte ce professeur de 26 ans. Aujourd’hui Ahmed Sélim savoure sa victoire. Une double victoire en réalité.

Quand je suis rentré à la maison, mes parents m’ont dit : “tu n’as pas seulement fait une révolution contre le régime, mais contre nous également“. Nous pensions que vous étiez des petits jeunes qui ne savent rien. Or, vous avez tout compris. Vous nous avez ouvert les yeux !”

Un peuple jusque là infantilisé

Les jeunes égyptiens ont donc tué le père ? En tout cas, ils ont réussi à faire changer le cours des événements alors que leurs parents n’en rêvaient même plus. « Dans l’histoire de l’Égypte moderne, c’est Gamal Abd el Nasser le premier qui s’est posé en président paternaliste. Il a infantilisé le peuple. Les Égyptiens se sont alors représentés eux-mêmes comme dépendants et irresponsables. Cette idée est ancrée dans les mentalités depuis une soixantaine d’années », analyse Khalil Fadel, psychiatre.

C’est un sentiment que partage le père d’Ahmed Sélim:

Nous n’avons pas vécu la même situation. Après tant d’années d’oppression, nous nous sommes habitués à Moubarak. Nous n’avions plus d’espoir. La peur s’était inscrite trop profondément en nous, confie le père à son fils.

Depuis la révolution, de nombreux verrous ont sauté. La contestation, jusqu’alors muselée, s’est propagée partout. Après la figure tutélaire du chef, beaucoup d’égyptiens ont dénoncé toute forme d’autorité abusive. Des manifestations ont éclaté dans les entreprises, dans les universités, dans les organes de presse. Même la situation reste chaotique et l’attitude de l’armée, qui dirige désormais le pays, ambiguë, Pacynthe est résolument optimiste :

Il n’y aura pas de retour en arrière. Nous avons fait la révolution. Désormais, nous n’accepterons plus une autorité au-dessus de nos têtes, qui décide pour nous. Nous voulons un président qui nous représente, qui fasse bien son travail et en qui nous pouvons avoir confiance. Pas un héros, ni un papa.

Photos CC FlickR AttributionNoncommercialShare Alike Maggie Osama et AttributionNoncommercial darkroom productions

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Frères musulmans: ces questions qui agitent l’Occident http://owni.fr/2011/02/17/freres-musulmans-ces-questions-qui-agitent-loccident/ http://owni.fr/2011/02/17/freres-musulmans-ces-questions-qui-agitent-loccident/#comments Thu, 17 Feb 2011 15:39:31 +0000 Pierre Alonso & Stanislas Jourdan http://owni.fr/?p=47107 Depuis le début des manifestations qui ont abouti au départ d’Hosni Moubarak, l’attention des médias occidentaux s’est portée sur les Frères musulmans (jamiat al-Ikhwan al-muslimin). Aujourd’hui plus que jamais, des inquiétudes se font entendre quant à un éventuel « danger islamiste » en Égypte.

La rédaction d’OWNI s’est penchée sur la question afin de mieux comprendre ce mouvement protéiforme en répondant à six questions:

Les Frères musulmans sont-ils diabolisés par les médias occidentaux?

Le 1er février dernier, Fox News mettait en lumière les liens entre plusieurs membres des Frères musulmans et Al Qaida afin de justifier l’appellation de “parrain d’Al Qaida” pour désigner la confrérie.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Ces allégations sont trompeuses. En effet, s’il est certain que des figures importantes des Frères musulmans telles que Ayman Al-Zawahiri se sont tournées vers Al Qaida, elles n’en approuvent pas pour autant les positions de la confrérie et n’en sont d’ailleurs souvent plus membres.

On trouve également un certain nombre d’erreurs factuelles dans les médias français. Dans un reportage de Arte titré “Les Frères musulmans en embuscade”, on nous apprend par exemple que les Frères musulmans auraient 88 députés, en omettant totalement de mentionner la déroute des dernières élections législatives. Rue89, de son coté, présente la confrérie comme une organisation violente dès l’origine, ce qui est historiquement faux.

Dans un autre registre, l’émission Mots croisés du 7 février est un exemple frappant de la manière dont les médias français tendent à exagérer les craintes vis à vis de la “menace islamiste” en Égypte. Dans cette émission peu réputée pour son populisme, l’animateur Yves Calvi aura pourtant réussi à diffuser une bonne dose d’inquiétudes par ses (très) insistantes questions sur la menace que constituerait les Frères musulmans. Cette obsession est d’ailleurs tellement flagrante que Arrêt Sur Images a pris la peine d’en faire une compilation vidéo qui vaut bien le détour – et nous évitera de longs discours :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Les prises de position d’un certain nombre d’intellectuels médiatiques français  à l’égard de la révolution égyptienne peuvent également paraitre surprenantes. Dans une tribune virulente, le géopolitologue français Pascal Boniface dénonce successivement Alexandre Adler, Bernard Henri Levy et Alain Finkielkraut:

Curieusement nos trois vedettes médiatiques  s’inquiètent fortement de l’arrivée au pouvoir d’un mouvement intégriste religieux n’ont jamais rien dit contre le fait qu’en Israël un parti de cette nature soit membre depuis longtemps de la coalition gouvernementale. Le parti Shass un parti extrémiste religieux (et raciste) est au pouvoir en Israël avec un autre parti d’extrême droite celui-ci laïc et tout aussi raciste, Israel Beiteinu. (…) Les masques tombent. Nos trois intellectuels dénoncent un éventuel extrémisme en Egypte mais soutiennent celui au pouvoir en Israël.

Lorsque l’on s’intéresse d’un peu plus près au mouvement des Frères musulmans, on a l’impression d’un décalage entre l’image reflétée par les médias et la réalité des discours et de l’histoire du mouvement. Plutôt qu’une organisation extrémiste – à la limite du terrorisme – à laquelle on pensait naïvement avoir à faire au premier abord, on découvre petit à petit l’histoire beaucoup plus contrastée du mouvement. Ce sentiment se confirme d’ailleurs en discutant avec des égyptiens (lire sur OWNI le témoignage d’une française au Caire sur le sujet).

D’où viennent les Frères musulmans?

Le mouvement des Frères musulmans apparaît en 1928 dans Égypte coloniale. Son fondateur, Hassan Al-Banna entend symboliser une modernité islamique, mélange de références coraniques et de discours anti-coloniaux qui concurrencerait les idéologies européennes. L’idéal de justice sociale se mêle au ressentiment envers les Anglais qui confine parfois à la xénophobie. Une idée maintient le jeune groupe, alors très disparate : la société égyptienne s’est pervertie dans l’occidentalisation, il faut la ramener sur le droit chemin, islamique.

En lutte, parfois violente, contre le régime, les Frères musulmans sont réprimés. Al-Banna ne survit pas au mouvement qu’il a créé. Il est assassiné en 1949, soit trois ans avant la chute de la monarchie. Allié au leader nationaliste Gamal Abdel Nasser, les Frères musulmans participent à l’abdication du roi Farouk en 1952 et à l’établissement d’une république. Mais leur participation au nouveau régime est courte. L’entente de circonstance ne résiste pas aux dissensions fondamentales entre le projet nationaliste nassérien et le projet islamiste des Ikhwan (“frères” en arabe). La tentative d’assassinat de Nasser, attribuée à la Confrérie, signe la fin, brutale, de l’alliance. En 1954, le mouvement est dissous et interdit. Les membres qui ne sont pas arrêtés choisissent l’exil.

Qutb l’idéologue

C’est à partir de là que Sayyid Qutb, deuxième et sulfureux idéologue du mouvement, gagne en audience. Plus radical qu’Al-Banna, il prône une rupture complète avec le système politique en place. Al-Qaida se réclame d’ailleurs aujourd’hui des idées de Qutb, quitte à en modifier le contenu, alors que du coté des Frères musulmans, il ne fait pas l’unanimité. Le débat se poursuit même après son exécution par le pouvoir nassérien en 1966.

Sous Anouar El Sadate, président à partir de 1970, le mouvement connait une nouvelle scission. Auteur des accords de paix avec Israël en 1979, Sadate est assassiné par un membre d’un groupe dissident des Frères musulmans, al Jihad. Moubarak réprime fortement les branches les plus radicales. Le noyau dur de la confrérie se restructure, mais elle reste formellement interdite.

En 2005, lors des élections législatives, les candidats des Frères musulmans, officiellement indépendants, remportent 88 sièges sur 454 au Parlement. Leçon retenue par feu le pouvoir de Moubarak. Des mémos  révélés par WikiLeaks font état d’une escalade des arrestations des membres de la fraternité ces dernières années, notamment en 2010 avec l’arrestation de plusieurs leaders du mouvement, peu de temps avant les élections législatives.

Quelle place occupent-ils dans la galaxie de l’islamisme ?

La galaxie de l’islamisme est aussi large qu’hétérogène. Au-delà des disparités entre les mouvements, tous considèrent l’islam comme une idéologie politique. Initié par Al-Banna, cet islamisme sunnite se structure politiquement par opposition au nationalisme à partir des années 1970. Tant les sunnites (qui représentent environ 80% des musulmans) que les chiites ont connu leur moment islamiste. La révolution iranienne de 1979, portée par Rouhollah Khomeiny, a débouché sur l’établissement de la République islamique, fondée sur une doctrine islamiste.

En dehors du clivage sunnite-chiite, des groupes très différents se réclament de l’islamisme. Côté sunnite, les Frères musulmans se retrouvent sous le même label qu’Al-Qaida. Ayman al-Zawahiri, idéologue de groupe, s’en est régulièrement et violemment pris aux Frères musulmans, coupables de concessions à la laïcité et à la “démocratie”. L’inverse est vraie ; les Ikhwan (“frères”, en arabe) ont systématiquement condamné les actions d’Al-Qaida. Ils ont renoncé à la violence et prennent part à la vie sociale et économique égyptienne, voire à la vie politique.

Post-islamisme

A l’image de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) turque, les Frères musulmans ont revu leurs revendications à la baisse. Une frange radicale a fait sécession, poursuivant un jihad agressif, mais la majorité n’a pas suivi.

Ils sont devenus conservateurs quant aux moeurs et libéraux quant à l’économie

écrit Olivier Roy, professeur et directeur du programme méditerranéen de l’Institut universitaire européen de Florence (Italie). Exit les grands projets de société et les changements radicaux des institutions. Ils se sont en quelque sorte “sociaux-démocratisés” en entrant dans le jeu politique égyptien.

La galaxie de l’islamisme est devenue un trou noir. Dès 1992, Olivier Roy écrivait L’échec de l’islam politique. Il parle aujourd’hui de révolutions post-islamistes. L’islam politique n’a pas survécu à la confrontation avec les pouvoirs en place. Les plus radicaux se sont marginalisés en usant d’une violence extrême, à l’image d’Al-Qaida, la majorité a accepté le jeu politique de leur Etat respectif.

Quel est le programme politique des Frères Musulmans ?

N’ayant jamais été au pouvoir, le programme politique des Frères musulmans est avant tout un programme d’opposition dont la revendication principale est la déconstruction du régime Moubarak : réforme de la Constitution, respect des libertés individuelles, instauration d’une démocratie parlementaire.

Concernant les questions économiques, les Frères musulmans sont favorables à une politique social-démocrate comprenant la révision du rôle de l’Etat, l’extension de l’état providence, des réformes fiscales, la lutte contre le chômage et le protectionnisme. Un programme très similaire aux autres partis d’opposition, avec qui ils se sont d’ailleurs parfois alliés.

Un rôle de conseil

Ce qui différencie vraiment les Frères musulmans des autres se résume en un slogan : « l’Islam est la solution ». Les Frères musulmans veulent officiellement le retour du Califat et appliquer la loi de la charia (la loi musulmane) en Egypte. Mais nuançons la portée de ces annonces : la Constitution actuelle de l’Egypte, dans son article 2, reconnait déjà l’Islam comme religion officielle, et la charia comme principale source du droit égyptien. Par ailleurs, à la différence de l’Islam chiite d’Iran, les Egyptiens sont essentiellement sunnites : ils voient dans le clergé un rôle de conseil plus que de législateur absolu. Comme le soutenait récemment Sobhi Saleh, une figure importante de la confrérie, au Wall Street Journal :

L’Occident nous voit comme l’Iran, mais nous sommes différents. Nous sommes bien plus proches du régime turque.

Mais toutes ces propositions demeurent assez vagues. La dernière fois que la confrérie a publié un programme politique complet, c’était en 2007 un document de travail provisoire lourdement critiqué, notamment sur la question du droit des femmes et des chrétiens coptes qui ne pouvaient accéder aux postes les plus importants de l’administration. De même, beaucoup de Frères musulmans se passeraient volontiers de l’application de la Djizîa, l’impôt sur les non-musulmans que le Coran exige. Mais les conservateurs craignent l’effet domino que pourrait engendrer une renonciation officielle de certaines mesures dictées par la Charia…

Empêchés pendant longtemps par le pouvoir de jouer un rôle officiel, les Frères musulmans n’ont jamais vraiment consacré de temps et d’énergie à mettre de l’ordre dans leurs divisions internes. En attendant, le doute plane, à la faveur de la méfiance de l’Occident…

Dans quelle mesure peuvent-ils participer au pouvoir ?

Malgré leur interdiction officielle, les Frères musulmans sont devenus au fil des années le principal parti d’opposition à Hosni Moubarak. En 2000 ils gagnaient 17 sièges au parlement et en 2005 ils obtenaient 20% de l’Assemblée soit 88 députés.

Depuis les années 80, ils ont beaucoup gagné en légitimité et en popularité, notamment grâce aux actions sociales déployées pour compenser l’abandon de l’Etat sur ces questions. Dispensaires, écoles, soupes populaires… Les Frères musulmans sont très présents auprès des classes précaires de la société égyptienne. En 1995, lorsque l’Egypte fut frappée d’un tremblement de terre, les premiers secours et logements temporaires furent mis en place par les Frères musulmans, qui réquisitionnèrent les mosquées pour accueillir les personnes dans le besoin.

Mais quand bien même les oeuvres sociales de la confrérie sont approuvées par le peuple égyptien, cela ne leur garantit pas un soutien massif jusque dans les urnes. Comme le souligne Christopher Anzalone, doctorant à l’Institute of Islamic Studies de l’Université de McGill « Beaucoup de chercheurs émettent des doutes sur le fait que les Frères Musulmans pourraient être portés au pouvoir dans une Egypte post-Moubarak/post-autoritaire ».

Blocages et désaccords

Malgré le bon score électoral de 2005, l’organisation s’est depuis montrée plus divisée que jamais. En 2009, l’élection de Mohamed Badei comme successeur au poste de guide suprême des Frères musulmans a déclenché une vague de protestations sans précédent au sein du groupe réformiste. Dans les colonnes de ikhwanweb, le site officiel anglophone de l’organisation, on peut d’ailleurs y lire plusieurs tribunes très critiques à l’égard du processus électoral interne, notamment celle du blogueur réformiste Khalil El-Anani :

Cette crise a mis en relief l’absence de véritable démocratie et de transparence dans l’organisation. Sur toile de fond d’élections controversées et de procédures incompatibles avec les réglements internes, Akef (ndrl : le chef suprême sortant) n’a pas réussi à contenir les conflits sur le futur bureau d’orientation. (…) Ces élections, équivalentes à un coup d’état sans effusion de sang pour les réformistes et les pragmatiques, ont détruit les espoirs de la jeune génération de réformes internes. La plupart des membres du bureau d’orientation ont plus de 50 ans et n’ont pas penchant réformistes. Mis à part El-Erian, on sait peu de choses sur eux. Les membres des frères musulmans de la base sont autant dans la confusion que le grand public.

Et la situation ne s’est pas améliorée depuis. Lors des dernières élections législatives de novembre, le mouvement s’est à nouveau décrédibilisé, cette fois-ci sur la question du boycott des élections, proposé par les autres partis d’opposition à Moubarak. Alors que les conservateurs étaient favorables à la participation aux élections (qui permet notamment aux éventuels élus de bénéficier de l’immunité parlementaire), les réformistes préféraient quant à eux se joindre au boycott, en partie pour ne pas donner l’impression de jouer le jeu de Moubarak. Au final, l’hésitation des Frères musulmans a non seulement remis au grand jour leur divisions, mais ils n’ont surtout gagné aucun siège.

Même schéma lors des manifestations du 25 janvier : les Frères musulmans hésitent encore. La jeune génération qui veut se joindre officiellement au mouvement se heurte aux conservateurs, plus frileux, notamment par peur des représailles dont l’appareil sécuritaire du régime Moubarak était coutumier. Lorsque les Frères musulmans décident finalement de rejoindre les manifestations, ils se font discrets. Depuis, bien qu’ils étaient été invités à négocier avec Omar Souleiman, ils ne cessent de répéter que cette révolution n’est pas la leur, qu’ils ne veulent qu’une chose : le départ de Moubarak. Ils se rangent même derrière le leadership de Mohamed El Barradei qui ne leur est pourtant pas très favorable.

Mais maintenant que Moubarak a définitivement quitté le pouvoir et que l’armée tient le régime, les Frères musulmans vont pouvoir enfin jouer un rôle concret dans la vie démocratique de l’Egypte. Ils ont déjà annoncé vouloir créer un parti officiel si le conseil suprême de l’armée l’autorise. Mais même s’ils deviennent des interlocuteurs incontournables, les estimations ne leur octroient que 15 à 30 % des suffrages. Ce qui est loin de constituer une majorité au parlement, et laisse largement la place à d’autres partis.

Quelle est la position de la confrérie vis à vis d’Israël et de l’Occident ?

Dans une déclaration modérée quoique sibylline, le Premier ministre israélien a affirmé le 31 janvier : “l’Egypte devrait surmonter la vague actuelle de manifestations, mais [le gouvernement israélien] doit regarder vers le futur”. L’inquiétude transparait. Même son de cloche chez son Ministre des Finances Yuval Steinitz qui déclarait :

les Frères Musulmans sont fanatiques, pas moins que les Mollahs d’Iran.

Depuis le début de la révolte, le gouvernement israélien suit avec la plus grande attention les événements. En jeu, les accords de paix de Camp David, signés par Sadate en 1981, qui pourraient être remis en cause si les Frères Musulmans arrivaient au pouvoir, en tout cas selon Tel Aviv.

En jeu aussi les livraisons de gaz égyptien à Israël. Signé en février 2008, un accord prévoit la vente de 1,7 milliards de mètres cubes par an pendant 15 ans. La livraison a atteint 2,1 milliards de mètres cube en 2010 et pourrait dépasser 3 milliards de mètres cube cette année. Le 5 février dernier, une explosion dans le terminal gazier d’El-Arish, dans le nord du Sinaï a interrompu le traffic du gazoduc et attisé les craintes de voir les livraisons de gaz remises en cause avec un nouveau régime égyptien.

L’Egypte tire des revenus substantiels de cet accord, le commerce a atteint 502 millions de dollars en 2010. L’opposition égyptienne a dénoncé à plusieurs reprises le prix de vente du gaz qu’elle estime être en-dessous des prix du marché. “L’accord est un affront pour la fièreté des Egyptiens et une trahison” selon Ibrahim Yousri, un ancien diplomate égyptien. Un arrêt total des livraisons est peu probable, vu le revenu que tire l’Etat égyptien de ces ventes.

Ambiguïté et pragmatisme

A propos d’Israël, les Frères musulmans cultivent l’ambiguïté. Les dernières déclarations se veulent plutôt conciliantes. Sobhi Saleh, membre important de la confrérie, a affirmé que les Ikhwan respecteraient le traité de paix avec Israël “aussi longtemps qu’Israël ne l’enfreindra pas en premier”. Une posture déclaratoire ? D’autres usent d’une rhétorique plus musclée, à l’instar de Mohammed Badie, chef de la confrérie, qui parlait le 16 janvier dernier du “régime sioniste [qui] cherche la destruction de [leurs] valeurs, cultures et de l’identité islamique au profit de ses valeurs occidentales”.

Le même déclarait que les Frères musulmans “n’[avaient] aucune animosité envers les pays occidentaux”. Pragmatiques, les Frères Musulmans ? Le gouvernement de transition, auquel ils participeront probablement, aura plus que jamais besoin des milliards de dollars d’aide de Washington. Et puis, la question d’Israël et des Etats-Unis est intimement connectée, tant un regain de tension avec Israël serait perçu par Washington comme une atteinte à ses intérêts nationaux.

>> Photos flickr CC Asim Bharwani ; it is on ; Bismika Allahuma ; Ramy Raoof

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En Egypte, les Frères musulmans contestent sans effrayer http://owni.fr/2011/02/17/egypte-freres-musulmans-contestent-sans-effrayer/ http://owni.fr/2011/02/17/egypte-freres-musulmans-contestent-sans-effrayer/#comments Thu, 17 Feb 2011 14:00:47 +0000 Damien Spleeters http://owni.fr/?p=47162 Il y a un peu plus d’une semaine, un des révolutionnaires de Tahrir portait mon attention sur les slogans qui demandaient un gouvernement séculaire.

Si l’Occident entretient sa propre peur du vide, me disait-il, c’est parce que Moubarak a réussi à l’effrayer avec le point d’interrogation de ce qui viendra après lui.

C’est évidemment aux Frères musulmans qu’il faisait référence, affirmant que ceux-ci gonflaient volontairement les chiffres de leur effectif, tout comme Moubarak : eux pour prétendre avoir joué un grand rôle dans un soulèvement réussi, lui pour chercher des soutiens dans sa répression.

Ici, à Tahrir, on me disait que l’Egypte serait davantage comme une nouvelle Turquie que comme un autre Iran. Quelques jours auparavant, le vendredi 4 février, l’Ayatollah Khamenei avait déclaré que la vague de soulèvements en Afrique du Nord et au Moyen-Orient était due au « tremblement de terre » de la Révolution Islamique de 1979 et avait appelé à une révolution semblable en Egypte. Cette déclaration et cet appel, les Frères musulmans les ont explicitement rejetés, considérant le soulèvement comme étant « la Révolution du Peuple Egyptien et non une Révolution Islamique, puisqu’elle inclut des musulmans et des chrétiens, de toutes sectes et de toutes tendances politiques. »

Les positions des Frères musulmans dans ce soulèvement étaient parfois assez confuses. Il est clair que le soulèvement égyptien ne leur est pas dû : ils s’en étaient d’abord distanciés, le 25 janvier, avant de le soutenir pleinement deux jours plus tard. Formant un puissant groupe d’opposition, ils refusent d’abord de négocier avec le régime mais finissent par accepter d’entrer en dialogue (infructueux) avec Omar Suleiman, alors Vice-Président. Certains voyaient dans cette invitation aux pourparlers une tentative du régime pour diviser l’opposition : une tentative qui tombe à plat puisque les Frères musulmans refusent de faire partie d’un quelconque gouvernement de transition et mettent en doute les « efforts » du régime.

“L’Occident n’a pas donné la chance aux musulmans modérés de s’exprimer publiquement.”

Je retourne sur la place Tahrir pour y trouver l’un de mes contacts, Islam. Il va me faire rencontrer un membre des Frères Musulmans, Alladin, et jouer les interprète. En quelques mots chuchotés, Islam lui explique qui je suis. Il accepte très simplement de répondre à mes questions. Alladin me dit que les Frères Musulmans veulent simplement vivre dans une atmosphère politique naturelle pour s’exprimer en tant que groupe, “avoir la chance de montrer leur programme, donner la possibilité aux égyptiens de vivre avec la véritable morale islamique, porter l’attention sur les valeurs islamiques dans le respect des autres, dans le pluralisme.” Islam réagit : “l’Occident n’a pas donné la chance aux musulmans modérés de s’exprimer politiquement. Les Frères Musulmans n’ont rien à voir avec l’Iran ou avec les Talibans.” Alladin reprend :

Les Frères Musulmans sont présents dans 83 pays qui n’ont jamais eu à s’en plaindre. Ça serait un problème seulement en Égypte, parce que le pays occupe une place stratégique.

Je lui demande pourquoi l’Occident aurait peur des Frères Musulmans.

Parce que pour les Frères Musulmans l’Islam n’est pas seulement une religion, c’est aussi un mode de vie. Et aussi parce que ça contredit le programme de certains pays qui tirent profit des dictateurs et de la corruption. Les Frères Musulmans menace ce programme parce qu’ils sont insensibles à la corruption.

Selon Islam, mon interprète, si les Frères Musulmans vivaient cachés jusqu’à présent, c’est parce que le régime procède à des arrestations en vertu de l’état d’urgence, ayant déclaré l’illegalité du groupe. Selon lui, les Frères Musulmans de rapprochent de l’Iran, du Hezbollah et du Hamas dans leur soutien au peuple palestinien, mais ils s’en différencient par les moyens : “Les Frères Musulmans sont modérés et ne veulent pas recourir à la violence.”

Ils ne pourraient pas dépasser un tiers des sièges au Parlement

Bien que les Frères musulmans représentent l’organisation religieuse égyptienne la plus importante, nombreux sont ceux qui leur réfutent l’appellation de parti politique, et eux en premier. De toute façon, l’Egypte n’autorise pas la formation de partis religieux. Ainsi, les candidats politiques des Frères musulmans ont rencontré un succès relatif lors d’élections parlementaires sous la bannière d’autres partis.

Comme le rappelle Juan Cole : il se pourrait que l’Egypte ne change pas sa position sur la formation de partis religieux. Dans ce cas, les Frères musulmans devraient continuer à recourir à la même méthode s’ils veulent être présents dans la vie politique égyptienne, et cela limiterait leur influence. En outre, pour Cole :

Le clergé n’est pas important dans la vie religieuse sunnite comme les ayatollahs chiites le sont en Iran. Les Frères musulmans, en tant qu’organisation largement laïque, ont beaucoup de soutiens, mais on ne peut pas dire qu’ils gagneraient plus d’un tiers des sièges s’ils se présentaient à des élections libres.

Certains analystes voient dans la religiosité égyptienne un soutien implicite pour les Frères musulmans. Selon Juan Cole, l’Egypte vit un renouveau religieux depuis une vingtaine d’années.

Que les gens aillent à la mosquée, dit-il, ou que les femmes portent le voile, ne veut pas forcément dire qu’ils voteraient pour un groupe comme les Frères musulmans. Beaucoup de musulmans pratiquants sont ouvriers d’usine et bien plus proches du mouvement du 6 Avril que des Frères musulmans.

S’il est vrai que l’organisation des Frères musulmans, fondée en 1928, développe une aile terroriste dans les année 1940, elle subit une répression sévère depuis les années 1950 et 1960, ce qui instigua des changements relativement profonds en son sein. Ainsi, dans les années 1990, selon le professeur Juan Cole, les Frères musulmans en viennent à s’opposer aux mouvements radicaux comme celui du Jihad islamique égyptien.

Pourtant, les Cassandres occidentales ont excusé leur « devoir de réserve » par le spectre d’une prise de pouvoir islamiste alors que cette stratégie de la peur n’a pas vraiment de fondation, comme le montre Christopher Azalone quand il décortique le mythe des Frères Musulmans. Ce faisant, elles ne sont que les émules d’un Hosni Moubarak qui excusait, de son côté, un état d’urgence permanent (et donc une répression légale) par ce même spectre.

Lire également le témoignage d’une française présente au Caire sur OWNI

>> photos flickr CC rana ossama ; kodak agfa

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[LIVE] Embarqué au Caire http://owni.fr/2011/02/04/live-embarques-au-caire/ http://owni.fr/2011/02/04/live-embarques-au-caire/#comments Fri, 04 Feb 2011 16:10:30 +0000 Damien Spleeters http://owni.fr/?p=45324

Alors que Damien s’apprête à embarquer sur le vol qui le ramène à Bruxelles, nous clôturons sa partie du live. Nous restons attentifs aux informations de François Hien, ici.

Mardi 8 février, 10h00

A tous les amis, que vous soyez convaincus ou pas par ce qui s’est passé, il est maintenant temps de faire ce que nous pouvons pour notre pays. S’il vous plait, n’allez pas retirer plus de cash que ce que vous avez besoin. N’allez pas acheter de dollars si vous n’en avez pas besoin. Aidons notre économie à rester forte.

C’est ce message qui circule depuis hier sur les portables égyptiens, depuis la réouverture des banques, depuis que certains sont retournés travailler. “En dehors de Tahrir, tout est normal”, me dit Hesham. Il travaille pour une multinationale japonaise. Son fils, Karim, qui a crée une startup avec quelques amis, est là aussi. Je leur demande si le soulèvement populaire a vraiment déstabilisé toute l’économie égyptienne. “C’est relativement superficiel, affirme Hesham, quelques magasins pillés, quelques voitures brulées. Le pire c’est la bourse et le tourisme”.  L’ombre de la crise économique serait-elle déjà loin? “Il y a du bon, reprend Karim, en période de transition, on voit qu’il y a plus de ventes en bourse, les sociétés sont sous-évaluées.” Tout comme les habitants du Caire qui organisent la sécurité de leur quartier, on voit naitre d’autres initiatives destinées à maintenir le pays à flot.

Pour ce qui est de l’avenir, Hisham est dubitatif. “On va voir, dit-il, pour l’instant rien ne de décide vraiment. Il faut attendre. Il n’y avait pas d’opposition en Égypte, seulement sur papier. Elle était écrasée par le régime. Aujourd’hui les gens protestent mais il n’y a pas de responsables à qui parler, personne pour exprimer les demandes.” Pourtant, un peu après la libération de Wael Ghonim, un responsable de Google détenu depuis le début du soulèvement, le bruit court que des représentants seront bientôt élus place Tahrir.

Lundi 7 février, 18h00

On entend pas mal parler des Frères Musulmans dans cette révolution. Pas une rédaction qui n’invite tout un panel d’experts pour en débattre. Ici, ce sont les acteurs du soulèvement populaire égyptien que j’interroge. “Les Frères Musulmans sont très bien organisés, me dit Assyouti, mais je ne pense pas qu’ils puissent obtenir plus de 30 ou 40% de la représentation politique.” Les Frères Musulmans ne sont pas autorisés à former un parti politique, mais ils restent un groupe très influents. “Ils veulent avoir leur mot à dire, siéger au parlement.”

Pourtant, pour Assyouti, l’Égypte future se rapprochera plus d’une nouvelle Turquie que d’un autre Iran. Même avec la présence des Frères Musulmans, le pays pourrait maintenir un équilibre séculaire:

Il suffit d’écouter les slogans là en bas pour comprendre que les gens demandent un gouvernement séculaire. Et si l’Occident entretient sa propre peur du vide, c’est parce que Moubarak a réussi à l’effrayer avec le point d’interrogation de ce qui viendra après lui.

Je retourne sur la place Tahrir pour y trouver l’un de mes contacts, Islam. Il va me faire rencontrer un membre des Frères Musulmans, Alladin, et jouer les interprète. En quelques mots chuchotés, Islam lui explique qui je suis. Il accepte très simplement de répondre à mes questions. Alladin me dit que les Frères Musulmans veulent simplement vivre dans une atmosphère politique naturelle pour s’exprimer en tant que groupe, “avoir la chance de montrer leur programme, donner la possibilité aux égyptiens de vivre avec la véritable morale islamique, porter l’attention sur les valeurs islamiques dans le respect des autres, dans le pluralisme.” Islam réagit : “l’Occident n’a pas donné la chance aux musulmans modérés de s’exprimer politiquement. Les Frères Musulmans n’ont rien à voir avec l’Iran ou avec les Talibans.” Alladin reprend : “Les Frères Musulmans sont présents dans 83 pays qui n’ont jamais eu à s’en plaindre. Ça serait un problème seulement en Égypte, parce que le pays occupe une place stratégique.”

Je lui demande pourquoi l’Occident aurait peur des Frères Musulmans. “Parce que pour les Frères Musulmans l’Islam n’est pas seulement une religion, c’est aussi un mode de vie. Et aussi parce que ça contredit le programme de certains pays qui tirent profit des dictateurs et de la corruption. Les Frères Musulmans menace ce programme parce qu’ils sont insensibles à la corruption.” selon Islam, mon interprète, si les Frères Musulmans vivaient cachés jusqu’à présent, c’est parce que le régime procède à des arrestations en vertu de l’état d’urgence, ayant déclaré l’illegalité du groupe. Selon lui, les Frères Musulmans de rapprochent de l’Iran, du Hezbollah et du Hamas dans leur soutien au peuple palestinien, mais ils s’en différencient par les moyens : “Les Frères Musulmans sont modérés et ne veulent pas recourir à la violence.”

Lundi 7 février, 10h00

La police secrète continue sa sale besogne au Caire: harcèlement, interrogatoires, arrestations d’activistes et de journalistes. La situation reste tendue malgré quelques signes d’apaisement. Les embouteillages ont repris, comme le travail pour certains, le métro et les banques fonctionnent. Mais il suffit de se rendre sur Tahrir pour se rendre compte qu’il n’en est rien. En ce dimanche 6 février, nous sommes au 13e jour de protestation, et on dirait que c’est toute la ville qui se relaie pour tenir la place. Les voix sont cassées mais les slogans toujours plus forts. Je me fraie un chemin dans la foule juste après la messe copte célébrée avec les musulmans. Certains marchent en groupes compacts, sous de grandes bâches en plastique pour se protéger de la pluie. D’autres sont assis autour des chars pour les empêcher de bouger.

Tout est en mouvement, on s’agglutine autour de ceux qui lancent les premières lignes d’un chant de protestation, perchés sur des épaules ou des murets, avant de se disperser vers d’autres voix. Impossible de déterminer qui mène la danse. “Il n’y a pas de société secrète, de leader”, me dit Moatez, quand je le trouve au dernier étage d’un appartement qui donne directement sur la place. “C’est une frustration commune qui nous a réuni et maintenant, ça fait plus de dix jours que les gens sont ensemble, créent des liens, se parlent, s’organisent. On assiste à la naissance d’un forum, d’une agora”. Il me fait part de son inquiétude face à la polarisation de l’opinion publique égyptienne. Comme j’avais pu m’en rendre compte la nuit dernière en suivant un groupe de jeunes organisés pour la sécurité de leur quartier. Moatez est doctorant en sociologie, spécialisé dans la société égyptienne. Selon lui, cette polarisation est ce qui pourrait compromettre le plus la révolution en cours:

Avec son discours à la télévision, Moubarak a réussi à se retourner le soutien d’une grande part de la population. Il met la crise économique sur le compte des manifestants. S’il y avait un million de personnes ici, ça serait seulement 3% de la population active. Il ne mentionne pas le fait qu’il a fermé les banques et la bourse, ni le fait qu’il ait coupé l’accès à Internet, ce qui a arrêté les activités touristiques. Ou encore le fait qu’il ait instauré un couvre-feu qui empêchait les avions d’atterrir. Ce sont ces choses qui détruisent économiquement le pays.

La manipulation de l’opinion n’est pas la seule arme du régime, qui mène une véritable guerre d’usure contre les manifestants, bloquant ou ralentissant l’accès au ressources humaines ou alimentaires. “C’est dangereux de s’enfermer à Tahrir, me dit Moatez. Il faudrait bouger. Le problème, c’est que c’est l’endroit le plus sûr. Moubarak veut faire comme si rien ne se passait ici. Il veut qu’on nous ignore complètement, c’est ce qu’il faut éviter”. Moatez tacle enfin les rumeurs qui voudraient que Moubarak soit indispensable à tout remaniement constitutionnel, comme l’affirmait par exemple Tarek Massoud, de la Harvard Kennedy School, sur CNN il y a quelques jours: “Il n’y a rien de plus faux”, affirme Moatez. En réalité, un conseil de juge de la Cour Suprême pourrait annuler tous les amendements à la constitution faits depuis 1981, parce que sous l’état d’urgence il est illégal d’amender la constitution (en vigueur depuis l’assassinat de Sadate en 1981)”.

Dimanche 6 février, 15h00

L’ambiance sur la place Tahrir:

Dimanche 6 février, 01h00

Il est plus de minuit, dans le quartier de Dokki, au Caire [cliquez pour accéder à la carte GoogleMap], à quelques minutes à pied de la place Tahrir, épicentre des mouvements de protestation contre le régime Moubarak. Je suis de sortie cette nuit pour observer les comités qui s’organisent pour la protection du quartier. Un quartier plutôt aisé et calme en temps normal, devenu lieu de passage vers la place Tahrir depuis le début de la révolte.

Impossible pour moi de sortir l’appareil photo: c’est sous couvert d’anonymat que les habitants ont accepté de témoigner. Les noms utilisés sont donc pure invention.

J’ai pu parler plusieurs fois au téléphone avec mon contact, appelons-le Ossama, avant de pouvoir fixer un rendez-vous. Ossama, la trentaine, fait partie de ces habitants du Caire qui ont décidé de s’organiser pour assurer la sécurité de leur quartier et prévenir les pillages.

La BBC est venu nous rencontrer, mais tout ce qui les intéressait c’était le côté sensationnel. Ils ont fait leur gros titre avec une phrase sortie de son contexte en disant qu’on était des gens violents. Mais tout ce qu’on fait, c’est réagir à la situation et protéger notre quartier. On a peut être vingt-trois gars dans les environs, et huit d’entre eux ont une arme à feu. Nous avons peur.

Armée et civils font bon ménage à certains checkpoints (ici dans le quartier de Maadi)

Il m’explique que les nombreux prisonniers qui se sont échappés ces derniers jours pourraient faire profil bas pour un temps avant de frapper. Il m’emmène un peu à l’écart de la route principale, dans les petites rues. “Nous ne sommes pas si loin de Tahrir”, dit-il, “et beaucoup des manifestants qui s’y rendent passent par ce quartier. Certains pourraient essayer de profiter de la situation pour s’introduire dans nos maisons”.

Ossama m’explique comment la police essaye de les empêcher de manifester:

En disparaissant complètement des rues, elle nous a donné l’impression qu’on devait assurer nous-mêmes notre protection. Nous savons aussi que les policiers font partie des pillards. Ils tirent en l’air pour nous faire peur et nous garder ici. C’est ainsi qu’ils contrôlent, par la peur.

Son groupe pense à investir plus d’argent dans l’achat d’armes à feu, dont le prix augmente avec la demande: “on doit se protéger coûte que coûte”.

La situation a changé brutalement pour les habitants du quartier. Impossible de penser au long-terme, ils sont en état d’alerte toutes les nuits, gardant le contact par talkie-walkie, surveillant le quartier avec des armes automatiques, organisant les relèves toutes les six heures.

Ces mouvements spontanés ont reçu de curieux soutiens: tous les clients de l’opérateur MobiNil ont reçu un texto au début du soulèvement les enjoignant à aider l’armée à assurer leur sécurité. Selon Ossama, “ce n’est pas acceptable, l’armée ne peut pas vous donner cette responsabilité”. Pour lui, il s’agit clairement d’une stratégie du gouvernement visant à augmenter le chaos et la peur dans la ville: “et ça fonctionne, ils sont de plus en plus nombreux, maintenant, à soutenir Moubarak. Ils veulent juste se sentir en sécurité à nouveau”.

Pour Ossama, ceux de la place Tahrir n’ont plus rien à perdre, ils ne s’inquiètent pas pour leur sécurité:

Il n’y a pas de classe moyennen en Egypte: il y a ceux qui peuvent se nourrir, et ceux qui ne peuvent même pas. Les seconds restent à Tahrir, ils ont connu pire, ils ne vont pas lâcher l’affaire. Finalement, on veut tous la même chose, mais pas avec la même détermination.

Un groupe s’avance vers nous. On se salue, les hommes blaguent et me demandent mon passeport. Je leur demande si ils soutiennent ceux de Tahrir: ”Oui”, me répond Moustafa, “jusqu’au dernier discours du président. Pour nous, c’était satisfaisant”.

“C’est un problème de confiance”, résume Mohammed, “le président serait vraiment idiot de ne pas faire ce qu’il a promis. Et puis, on peut toujours retourner manifester”.

Le bruit d’un coup de feu à distance, les hommes tendent l’oreille, puis reprennent:

On a commencé à 250 000, puis, on était deux millions. Après le discours de Moubarak, il restait environ 70 000 personnes à Tahrir: ils n’étaient pas satisfaits. Mais c’est à cause des affrontements que les gens sont retournés sur la place. Parce que pour eux, ça montre qu’on ne pouvait pas faire confiance à Moubarak.

Selon le groupe, en perdant la connexion à Internet et au téléphone, les gens ne voyaient plus l’intérêt de rester chez eux. Il y aurait plus de cent-cinquante personnes pour surveiller le voisinage, avec de dix à quinze individus par checkpoint. Ce soir, il n’y a plus autant de contrôles, la situation semble se normaliser.

Le groupe s’accorde à dire que le point positif est que la situation a renforcé les liens sociaux entre les habitants du quartier. Et quand on aborde le problème des étrangers, ils me disent qu’ils ont l’impression que les médias internationaux encouragent la protestation:

C’est une mine d’or pour les médias cette histoire. Plus c’est instable, plus ça plait.

Je ne sais pas ce qui va se passer demain quand je vais retourner travailler”, me dit Ossama, “mais il faut que j’aille bosser, je ne peux pas rester à surveiller la rue pour toujours. Il faut continuer à vivre”.

Moustafa travaille pour Orange. Quand les réseaux étaient coupés, c’était “comme si on vivait dans une boîte”, dit-il.

Je leur demande à quoi sert le couvre-feu puisqu’il semble ne pas être respecté:

“C’est simple”, explique Moustafa, “sans couvre-feu, je ne peux pas demander ses papiers à celui qui passe dans la rue. Les militaires nous ont donné le feu vert: si quelqu’un est suspect, je peux le descendre”.

Nous marchons dans les rues du quartier, rencontrant quelques petits groupes armés. Moustafa analyse ce qui a changé:

On avait l’impression de ne pas exister dans ce pays, notre voix n’était pas entendue. Avec la révolte, on a pu enfin être écoutés. Et ça ne pourra pas nous être enlevé.

Ossama me raccompagne, on croise deux fourgons lourdement escortés: ils viennent ravitailler les banques qui ont réouvert ce dimanche matin. Pour lui, il y a comme un dilemme: croire les promesses de Moubarak, continuer de vivre comme avant, ou continuer à soutenir les manifestants:

Notre société est divisés: ceux qui pensent que Moubarak va tenir parole et se retirer à la fin de l’année, et ceux qui ne lui font pas confiance, qui ont été tellement brutalisés par la police et le régime qu’ils veulent le changement tout de suite.

Deux voitures de police passent lentement dans la rue, gyrophares allumés et sirènes hurlantes: “ils veulent montrer qu’ils sont de retour”, me dit Ossama,” ils veulent montrer qu’ils sont présents pour rassurer les habitants. Mais ça risque de prendre des mois avant qu’on leur accorde à nouveau notre confiance”.

Samedi 5 février, 10h00

Arrivé au niveau du checkpoint auquel j’ai été refoulé hier, la file est déjà longue. Après des négociations visant à faire comprendre que je suis journaliste, j’entre dans “la commune Tahrir” pour la première fois [cliquez pour accéder à la carte GoogleMaps].

Le changement est clairement palpable sur la place: on m’accueille chaleureusement comme si je venais de parvenir à un sanctuaire. Il est à peu près 11h30.

“Ca fait 5 jours que je suis ici”, me dit Abdallah, 23 ans, chimiste “je dors par terre, sur la route. C’est pas confortable, mais c’est le prix à payer pour notre liberté. Des gens sont ici depuis le début, plus de 10 jours. On est prêt à mourir pour notre liberté, on ne bougera pas d’ici avant le départ de Moubarak”.

La place Tahrir est une sorte d’organisme vivant, anarchique. Une commune qui trouve les moyens de sa survie dans la solidarité, la paix et la détermination. On arrive de part et d’autre pour ravitailler ceux qui restent ici en nourriture, eau et vêtements propres. Les militaires qui tiennent les points d’accès laissent passer les vivres. On a même organisé un service de nettoyage. Dans la poussière de place, les différences se font moins nettes:

“Je suis révolté par la propagande du régime”, me dit Islam, “il faut dire la vérité sur ce qu’il se passe ici. Les médias répandent la peur et la violence. Je parle parfaitement anglais, allemand et néérlandais. Si vos confrères veulent parler avec moi, dites leur que je suis là”.

Sur place se trouvent des jeunes, des vieux, des femmes, des enfants, des musulmans, des chrétiens, des riches, des pauvres, des gens qui proviennent de tous le pays, certains ayant eu accès à l’éducation et d’autres n’ayant pas eu cette opportunité. Des journalistes aussi, la pression exercée sur eux semblant être quelque peu retombée.

C’est vraiment l’Egypte, ici, à Tahrir.

Des groupes se forment spontanément autour de ceux qui haranguent la foule, parfois juchés sur les épaules de leurs compagnons. Les slogans sont repris en coeur, juste avant que ne résonne la musique et que certains ne se mettent à danser.

Les séquelles des affrontements passés sont pourtant toujours visibles. Des yeux au beurre noir, du sang séché, des pansements… J’écoute un discours, et Ismail vient me trouver, pour dénoncer la corruption et continuer à réclamer la démission de Moubarak, le tout en anglais:

Cliquer ici pour voir la vidéo.

L’heure de la prière approche, les musulmans se mettent en rang. Des manifestants viennent me parler:

“Il n’y a pas de différences entre musulmans et chrétiens ici: ils sont unis. Nous voulons que vous disiez ça au monde. Ils sont ensemble, comme des frères parce qu’ils font cause commune contre Moubarak. Il partira avant nous. Nous sommes certains de réussir. Tout ce que nous voulons, c’est la justice et la liberté”

Un vieil homme vient me trouver: sur un morceau de carton, il a écrit “Merci Facebook”, et au verso “Merci Al-Jazeera”:

Je suis ici pour soutenir les jeunes, ils sont éduqués, ce sont des ingénieurs, des avocats, des professeurs. Ils ne sont pas idiots, personne ne télécommande cette révolution, les jeunes ici savent ce qu’ils font.

Puis soudain, le silence emplit Tahrir à l’heure de la prière:

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Je me sens bien plus en sécurité ici qu’ailleurs au Caire, je marche un peu avec Abdallah. Au nord, près du secteur des musées, les gens commencent à se regrouper. D’un coup la tension accumulée refait surface: des cris et des sifflets se font entendre. Certains courent pour rejoindre la foule qui s’agglutine. Au loin, on aperçoit un groupe: “Les pro-Moubarak”, me dit Abdallah. Mais tout reste calme.

Un officier vient négocier avec la foule pour faire enlever les barricades élevées durant les affrontements. Une chaîne humaine se forme devant les chars de l’armée, ainsi qu’autour d’un des “hôpitaux” installés là. Il s’agit en fait d’un espace dédié au soin des blessés.

Les manifestants chantent: “Il part, nous restons”. Le message est reçu, l’officier repart.

“Plus rien ne sera comme avant”, me dit Abdallah, “et cette révolution ne sera pas récupérée: ces couleurs sont égyptiennes”. Un vieil homme me montre une page du journal: Vodafone s’excuse pour la coupure et la manipulation du réseau et promet d’indemniser les usagers.

Quelqu’un a tagué “Facebook” sur un mur, Abdallah me dit que les réseaux sociaux ont certainement aidé au rassemblement, inspiré par l’exemple tunisien:

Aujourd’hui, on n’a plus peur de parler, on veut la liberté.

Je quitte Tahrir au milieu de l’après-midi. La pluie commence à tomber mais des milliers de personnes attendent encore de pouvoir entrer sur la place, visiblement pour y passer la nuit.

Demain, dimanche 6 février, sera le treizième jour de protestation,  baptisé “journée des martyrs”. En attendant, les nouvelles sont confuses: Al Arabya annonce que Moubarak démissionne de la direction du NDP avant de se rétracter. Les demandes des manifestants, elles, n’ont pas changé:

1. La démission du président
2. La fin de l’état d’urgence
3. La dissolution de l’assemblée du peuple
4. La formation d’un gouvernement national de transition
5. L’élection d’un parlement qui amenderait la constitution pour autoriser une élection présidentielle
6. La poursuite judiciaire immédiate des responsables de la mort des martyrs de la révolution
7. La poursuite judiciaire immédiate de ceux qui ont corrompu le pays et volé ses richesses

Samedi 5 février, 1h30

J’entends des coups de feu dehors, je décide de ne pas sortir: des militaires tireraient en l’air pour dissuader les pro-moubarak d’approcher de la place Tahrir.

Vendredi 4 février, 16h

Jusqu’à présent j’étais resté dans un appartement avec 4 personnes dont deux Egyptiens. Aujourd’hui, jour de prière, la tension est vraiment palpable. Une amie d’une des personnes qui loge ici lui a téléphoné pour annoncer qu’elle venait de voir deux jeunes hommes se faire tabasser dans la rue pendant la nuit. Je vois les images sur Al-Jazeera et décide d’avancer vers le checkpoint le plus proche de la place Tahrir. Je tente de négocier pendant une vingtaine de minutes mais les militaires refoulent les ressortissants étrangers.

Vendredi 4 février, 22h

Cette fois, je sors pendant le couvre-feu. Il commence a faire sombre. J’arrive au premier checkpoint: pas de contrôle. Je passe le premier pont. Deuxième checkpoint: on me contrôle mais on me laisse passer. Les militaires sont présents en nombre, et beaucoup de gens font le chemin en sens inverse, quittant Tahrir, notamment des femmes et des enfants. De là où je suis, j’aperçois la place. Une longue file se forme, c’est le dernier checkpoint, installé entre un tank et une voiture calcinée. A terre, des pierres, celles lancées pendant les affrontements des derniers jours. La file s’allonge, on me demande si je suis journaliste. Je réponds par la négative, prétendant que je dois traverser pour rejoindre un autre quartier, de l’autre côté de la place. Je n’ai pas envie d’être arrêté, comme les autres. Finalement, je suis refoulé. Il faut montrer une accréditation pour passer.

Vendredi 4 février, 00h

La situation est calme. Il y a une heure, j’ai reçu un appel et ça devrait se concrétiser: vers une heure du matin, je rencontre quelqu’un et ensemble, nous allons faire le tour des groupes de quartier qui assurent la sécurité des rues.

Aux dernières nouvelles, Damien a réussi à pénétrer sur Tahrir Square à l’heure de la priète matinale, comme en attestent ces deux photos qu’il vient de poster sur Twitter.

Jeudi 3 février, 20h

Après une heure de recherches dans les terminaux de l’aéroport du Caire, situé à une vingtaine de kilomètres du centre-ville, j’ai réussi à m’engouffrer dans l’un des rares taxis qui acceptent d’enfreindre le couvre-feu pour s’aventurer dans la capitale égyptienne. Le chauffeur roule à tombeau ouvert sur l’autoroute déserte. Des checkpoints sont disposés à intervalles réguliers. Aux premiers, de jeunes hommes – parfois même des enfants – contrôlent mon passeport, notent mon nom, demandent la licence du chauffeur et fouillent le coffre. Certains se déplacent avec des barres de fer, des bâtons, et même des machettes.

Parfois, ils s’excusent de tout ce protocole, mais à d’autres moments, le taxi doit négocier pour que je ne sois pas embarqué. La disposition des points de contrôle est hétéroclite. Je tombe sur des individus portant un brassard jaune: c’est “l’armée du peuple”, elle ne sert pas le président Moubarak. Plus loin, j’ai affaire à des policiers en civil, reconnaissables à leur façon de parler.

Ne faire confiance à personne

Nous quittons l’autoroute pour rentrer dans le quartier de Dokki, à quinze minutes à pied de la place Tahrir. A mesure que nous avançons, les contrôles se font plus réguliers, et mon chauffeur doit systématiquement présenter sa licence. Tandis qu’on me pose des questions, des jeunes jouent au foot et nous saluent. Je sens de plus en plus la suspicion à l’égard des journalistes. Heureusement pour moi, je me présente comme un étudiant rendant visite à sa cousine.

Le dernier check-point prend plus de temps, et la tension monte d’un cran. Une brigade de police est appelée, et un représentant de l’ordre me rejoint sur la banquette arrière. Il nous accompagne jusqu’à la prochaine étape, un peu plus loin. C’est un contrôle militaire, à côté d’un char. On me réclame de la nourriture avant de me laisser partir. On me prodigue les mêmes conseils qu’à ma descente de l’avion: ne pas s’aventurer seul dehors, ne faire confiance à personne. Je continue à pied, marche un peu, demande mon chemin. On m’interdit l’accès à la rue où je loge et mon contact doit venir négocier pour moi. J’arrive enfin dans l’appartement, en sécurité. A l’intérieur, deux filles et deux garçons. Le regard est fatigué, la voix aussi.

On parle un peu, et ils me montrent des photos prises deux jours avant le basculement sanglant. J’arrive à dormir un peu, avant d’être réveillé par l’appel de la prière du matin. Je décide alors de téléphoner à Hicham, un autre contact. Selon lui, la journée qui s’annonce sera violente. C’est le “vendredi du départ”, et il craint que les étrangers ne soient pris pour cible. Il me rappellera plus tard, les SMS ne passant pas sur le réseau national.

Pourtant, les jeunes qui vivent ici me l’ont confirmé: ils ont bien reçu un texto de Vodafone appelant au rassemblement en faveur de Moubarak. Ce n’est visiblement pas la première fois. Quelques jours auparavant, ils aurait reçu un autre message, leur demandant d’organiser des barrages dans leur quartier.

Crédits photo: Florence Mohy, Flickr CC: Ahmad Hammoud, F Hussein

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