OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Quand un appareil photo numérique se prend pour un artiste http://owni.fr/2011/01/16/quand-un-appareil-photo-numerique-se-prend-pour-un-artiste/ http://owni.fr/2011/01/16/quand-un-appareil-photo-numerique-se-prend-pour-un-artiste/#comments Sun, 16 Jan 2011 16:00:41 +0000 Sylvain Maresca http://owni.fr/?p=42716 Andrew Kuprenasin, étudiant à l’école d’art de Berlin, vient de proposer, comme projet en Digital Media Design le prototype d’un appareil photo qui permet d’évaluer, avant d’appuyer sur le déclencheur, la qualité esthétique de la photographie prévue. Non plus, comme le font communément les appareils numériques, sa qualité technique, mais bel et bien sa capacité à satisfaire aux canons du jugement esthétique. Baptisé Nadia, ce nouvel appareil permet donc de travailler les conditions de la prise de vue afin d’essayer de maximiser la note esthétique de l’image, comme le montre la vidéo de démonstration :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Cet appareil fonctionne avec Acquine, le premier moteur d’inférence esthétique disponible sur le marché. En l’état actuel, on peut le tester sur un site dédié en lui soumettant les photos de son choix afin de connaître son évaluation esthétique. Des exemples des photos estimées les plus esthétiques sont proposés en continu.

A l’origine de ce dispositif d’expertise automatique se trouvent les travaux de plusieurs chercheurs indiens et chinois basés aux États-Unis. Ils sont partis du site photo.net sur lequel des centaines de milliers de photographies sont soumises au jugement des internautes. En analysant les clichés les plus appréciés, ils ont élaboré 56 critères d’analyse du contenu des images susceptibles d’être retraduits en algorithmes mathématiques. Ils ont ensuite combiné ces critères pour établir un indicateur statistique permettant de mesurer la qualité esthétique de chaque photographie. Il s’agirait en quelque sorte d’une retraduction mathématisée de la sémiologie, mâtinée de psychologie des perceptions.

Des critères communs… à la carte postale

Il en ressort que les critères les plus décisifs (il semble bien que 15 le soient réellement sur les 56) sont les couleurs, leur degré de saturation, le respect du « nombre d’or » ou de la règle des 1/3 – 2/3 aussi bien dans le format que dans la composition de l’image, le jeu sur la profondeur de champ allié à la netteté du sujet, ainsi que la prédominance des objets aux formes convexes. Au bout du compte, la macrophoto d’un fruit très coloré, placé au bon endroit dans une image au format respectant lui-même le nombre d’or, servi par une profondeur de champ très faible et une netteté irréprochable, a toutes les chances d’obtenir une très bonne note esthétique. Aucune surprise n’est à attendre lorsque l’on regarde les photos les mieux cotées puisqu’elles ressemblent en tout point à celles que valorisent les magazines photos, les concours d’amateurs et les revues spécialisées dans l’imagerie spectaculaire, comme Géo. On se rassure même en vérifiant que La Joconde obtient une très bonne note (mais pas la meilleure). Mais on nous précise que Acquine n’est pas fait pour la peinture, sans nous expliquer pourquoi.

A-t-il fallu attendre ce pur produit de la normalisation informatique pour que les amateurs tentent de réaliser des clichés ressemblant aux cartes postales ou aux visuels publicitaires ? Pouvait-on attendre d’un outil construit sur la compilation des jugements les plus orthodoxes autre chose qu’une réification des canons les plus traditionnels de l’esthétique photographique ?

D’ailleurs, on peut se demander si Nadia, ce prototype d’appareil qui penserait à notre place, comme le dit le slogan, n’est pas plutôt une bonne blague de potaches, la plaisanterie lancée par des étudiants d’art pour montrer l’ampleur du décalage, pour ne pas dire le gouffre, entre ce que les amateurs ou les professionnels de la photographie entendent par esthétique et ce qu’en font ou en défont les futurs artistes ou designers pour qui les normes sont faites pour être détournées, ou à tout le moins constamment réélaborées. Comment les photos ratées dont se délectent nombre d’artistes et de critiques pourraient-elles obtenir une note convenable aux yeux Acquine alors qu’elles alimentent une création artistique inspirée précisément par la remise en cause de la notion même d’esthétique ?

P.S. : Je remercie Cécile Dehesdin d’avoir attiré mon attention sur cette nouveauté. Son article sur les photos « inratables », publié entre-temps, apporte des informations complémentaires sur l’esprit de ce projet.


Billet publié originalement sur le blogLa vie sociale des images du site Culture visuelle sous le titre Esthétique garantie.

Photo FlickR CC National Library NZ ; Kate Tee Harr.

]]>
http://owni.fr/2011/01/16/quand-un-appareil-photo-numerique-se-prend-pour-un-artiste/feed/ 0
Les Craypion d’or, le mythe du web vernaculaire http://owni.fr/2010/12/29/les-craypion-d%e2%80%99or-le-mythe-du-web-vernaculaire/ http://owni.fr/2010/12/29/les-craypion-d%e2%80%99or-le-mythe-du-web-vernaculaire/#comments Wed, 29 Dec 2010 07:30:44 +0000 Vincent Glad http://owni.fr/?p=40428 Les Craypion d’or qui ont eu lieu vendredi 17 décembre à Paris, sont l’équivalent pour le web des Gérards du cinéma ou des Razzie Awards aux États-Unis. Mais contrairement à ces deux cousins réductibles au «pire du cinéma», les Craypion d’or sont plus subtils à définir. Dans sa dépêche de compte-rendu, l’AFP a bien pris soin de ne pas utiliser le mot «pire» . Les Craypion sont pour l’agence un «prix ironique honorant un site ou une création web “venue d’ailleurs, aux couleurs chatoyantes et au look qui pique les yeux”. Rien à voir avec la dépêche traitant des Gérards du Cinéma, titrée «le pire du cinéma français».

Célébration d’un Internet alternatif

Cette prévention de l’AFP n’est pas anodine. Elle permet de mieux comprendre le sens des Craypion d’or qui ne récompensent pas le «pire» d’Internet mais plutôt un autre Internet. Le palmarès (dont voici quelques uns des prix) en témoigne:

Le créateur des Craypion, le blogueur Henry Michel, esquisse cet autre Internet dans une vidéo publiée sur Citizenside:

On est une communauté de gens qui aimons le web. Et on a des parents, des tontons, des cousins, des petites sœurs qui utilisent le web d’une manière qu’on peut snober au début mais ils s’éclatent avec ça, ils s’éclatent avec leurs contenus. Mon père, il envoie des Powerpoint de 20 Go par mail et ça me fait mourir de rire et je l’aime. C’est un peu ça: ce sont des gens qu’on aime mais qui nous font mourir de rire.

Quand les Gérards de la télévision espèrent —non sans ironie— «améliorer la qualité des programmes et des animateurs» grâce à leur «critique constructive du PAF», les Craypion d’or prennent le web tel qu’il est et ne cherchent surtout pas à l’améliorer. Tout se passe comme si le jury regrettait que Ségolène Royal ait redesigné son site Désirs d’avenir suite aux railleries de la communauté Internet.

Première version du site Désirs d'avenir.

Back to the roots

Les Craypion d’or célèbrent le mythe d’un web des origines, en partie perdu, dont il ne resterait que quelques survivances méritant leur place au patrimoine mondial des Internets, ou tout du moins au palmarès des Craypions. Ce web «qu’on aime» et qui nous fait «mourir de rire», c’est le «web vernaculaire» tel qu’il a été défini par Olia Lialina, pionnière du net.art et professeur à la Merz Academie de Stuttgart. Dans un essai visuel publié en ligne en 2005, l’artiste recense quelques unes des figures de cet Internet primitif, essentiellement des années 90, construisant une «culture de la homepage»:

  • Les panneaux “Under construction”, symboles d’un Internet amateur, en perpétuelle construction où la destination la plus commune des clics était une page n’existant pas encore. «Pas à pas, les internautes ont développé des pages plus fonctionnelles et il est devenu moins nécessaire de nous avertir, spécifiquement avec des panneaux routiers, des informations manquantes. Mais ils n’ont pas disparu», écrit Lialina.

© Olia Lialina

  • Les fonds d’écran étoilés, vestiges d’une époque où le web se voyait comme un nouveau territoire. «L’Internet était le futur, il nous emmenait dans de nouvelles dimensions, plus proches d’autres galaxies», selon Lialina.

© Olia Lialina

  • Les sons Midi, ersatz des futurs MP3 qui allaient régner sur l’Internet des années 2000. Leur très faible qualité en a fait des objets du patrimoine commun d’Internet, souvent sans copyright, échangeables à l’infini comme un gif animé. En général utilisés pour “sonoriser” une page web, les fichiers Midi étaient souvent des reprises de grands tubes, comme cette version de Final Countdown exhumée par Olia Lialina.
  • Le message “Welcome to my home page”, marque d’authenticité sur les sites personnels, «slogan du web 1.0» . Selon Lialina, «cela montre qu’une vraie personne a créé le site et non un quelconque département en marketing ou un système de gestion de contenu».

Page personnelle du Turc Mahir Cagri, qui est devenu un phénomène web.

Le carcan du webdesign

Camille Paloque Bergès, enseignante au département informatique l’IUT de Belfort-Montbéliard, a repris et précisé les travaux d’Olia Lialina dans un article en anglais Remediating Internet trivia : Net Art’s lessons in Web folklore .

The title “VernacularWeb” shows an attempt at finding topicality in media language forms specific to the WWW medium – the vernacular being a concept used in linguistics and pointing at languages pertaining to local communities and usually resistant to institutionalization. In terms of vernacularity, localism is key: homepages recreate little homes connected by a sense of group or at best, community. [...] The vernacular Web is expressed in folkloric terms. First, it creates a popular niche in technology use, relying on cheap hosting (free with advertisements or at low-cost) and handling Web design in a dilettante posture (bugs and typos abound, along with the very much used “Website Under Construction” compulsory segment). Popular Webdesign is acknowledged as cultural material consistent in the universe of amateur Webdesign: low-cost, lowbrow productions elaborated in DIY frame logic. Second, it turns self-mediation into collective appropriation of popular topics, relying on the same discursive patterns used over and over again – for instance the expression of self through life tastes and curriculum vitae, the hobbyist expression of fan cultures, etc. Intensive and repetitive use of fixed-forms iconography such as Webpage wallpapers, animated gifs, midi music, shiny buttons, moving arrows, customized Webforms) are other dimensions of a shared iconography on the collective scale. The vernacular Web creates its own traditional frame, but a tradition based on a “bricolage” perspective, picking up and rearranging Web elements from the same toolbox rather than innovating.

Comme les artistes du net.art qu’évoque Camille Paloque Bergès dans son article, la chanteuse M.I.A. a repris les codes du «web vernaculaire» dans un clip paru en 2010, dans une volonté de ré-esthétiser ces objets relégués dans le «goût barbare» dont parlait Pierre Bourdieu.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Mais la meilleure théoricienne du «web vernaculaire» est sans doute Ségolène Royal, dans un discours en septembre 2009 quelques jours après la polémique autour du lancement de son site Désirs d’Avenir: «Je ne veux pas un site comme ça avec des traits. Non, moi, je ne veux pas de ça. Je veux un site qui nous ressemble et pas nous qui ressemblions au site».

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Les gestes qu’esquisse Ségolène Royal quand elle évoque les «traits» symbolisent dans l’espace la prise de pouvoir du web institutionnel par le carcan du webdesign. La socialiste fait le lien entre cette évolution esthétique et une confiscation de la parole qui a de quoi surprendre à l’heure du web social: «on cherche à contourner le mur du pouvoir, on cherche à contourner le mur des médias, on cherche à mettre en commun nos intelligences, on cherche à donner de la visibilité à ceux qui ne parlent pas».

Cette «culture de la homepage» a en grande partie disparu de la visibilité médiatique, chassée par la rationalisation opérée par les “experts du web”, «le très très puissant lobby d’Internet» dénoncé par Ségolène Royal. Camille Paloque Bergès situe ce tournant à la fin des années 90:

The production of homepage culture has largely been disregarded as trivial, mostly by the new Web experts, a profession born at the end of the 90’s in the midst of the Internet bubble. Web expertise has based its norms and standards in opposition to Web folklore, considered as messy and useless in terms of design and content production.

Ces “experts” ont fixé les usages et les normes graphiques, aboutissant à l’esthétique épurée du web 2.0 qui se cristallise vers 2004-2005. Les éléments folkloriques du «web vernaculaire» disparaissent au profit des «traits» dénoncés par Ségolène Royal.

La homepage de Flickr, site emblématique de l'esthétique web 2.0 lancé en 2004.

C’est selon cette même logique que MySpace, trésor de créativité populaire grâce à la possibilité de configurer simplement le html de sa page perso, est devenu “ringard” au profit de Facebook, dont le code html des pages n’est pas modifiable par les utilisateurs. Signe de la défiance du site à l’égard de l’esthétique populaire, les gif animés ne s’animent pas sur les walls Facebook.

Bienveillance du LOL sur le web folklorique

Depuis quelques années, on assiste à une forme de revival du «web vernaculaire», porté notamment par la «culture LOL». Cette nouvelle avant-garde du web qui veut voir Internet comme un vaste espace de jeu trouve une alliance objective avec la «culture de la homepage»: comme elle, elle rejette les «experts du web», tournant en ridicule toute forme de rationalisation des pratiques, exaltant en creux la puissance du web «barbare». Les Craypion d’or s’inscrivent dans cette bienveillance presque paternaliste du “LOL” à l’égard du web folklorique: les prix sont remis «sans moquerie mais avec une franche sympathie», indiquent les organisateurs dans leur communiqué de presse. Le créateur de la cérémonie Henry Michel tient à faire la distinction entre «deux types de lauréats»:

Les Craypion distinguent les professionnels qui se prennent au sérieux mais nous font rire, et les amateurs, qui s’affranchissent des règles esthétiques, graphiques et communautaires pour assouvir leur passion du web

La tendresse pour le web folklorique se conjugue donc avec une certaine défiance pour les “professionnels”, comme si les “loleurs” reprochaient à ces «experts» d’avoir tué la créativité populaire de l’Internet des années 90. On y reviendra plus tard. En attendant, comme souvent sur le web, rien ne vaut un lolcat pour résumer une idée.

Le "serious cat", métaphore des "experts" qui ont civilisé le web vernaculaire.

À l’heure où l’utopie du web 2.0 paraît dépassée —ce n’est plus la vidéo amateur Evolution of dance qui domine les charts YouTube comme en 2007 mais des clips de Justin Bieber et de Lady Gaga— les “loleurs” opèrent un retour symbolique vers le web 1.0 vu comme une terre sauvage, dont les Craypion d’or sont le symptôme. Une prise de conscience semble guider ce mouvement: ce ne sont pas dans les lignes épurées de Flickr que se trouve la vérité sociologique de l’Internet, mais plutôt dans les bas-fonds de Google Images et la mise en valeur de ce patrimoine n’est qu’un juste retour des choses. Dès lors, on ne s’étonnera pas que l’élite du “LOL” mondial se retrouve sur 4chan, un forum à l’esthétique pauvre et aux fonctionnalités très limitées.

LOL et mèmes, progénitures hybrides du réseau

Le langage “LOL”, en fait, est un exemple typique de l’Internet aujourd’hui, à la fois vernaculaire et institutionnel. Robert Glenn Howard, professeur de communication et arts à l’université du Wisconsin, directeur du programme Digital Studies, estime que le web participatif (qui se confond assez largement avec le web contemporain), est un inextricable mélange de vernaculaire, de commercial et d’institutionnel :

When “folk” express meaning though new communication technologies, the distinction between folk and mass is, as Dorst suggested, blurred by the vernacular deployment of institutionally produced commercial technologies. In online participatory media, the distinction is further blurred because the content that emerges intermingles vernacular, commercial, and institutional interests. Vanity pages are often placed on commercial servers that mix advertising with the personal content. Most commonly today, this mixed content is found on blogging and social networking sites like Blogger.com, MySpace, and Facebook. Not only do these free hosting services mix commercial content with advertising, but they also place limits on the kinds and forms of content hosted. In this way, these new media forms incorporate both folk and mass cultural content, interests, and agencies.

Situé à l’intersection entre web «barbare» et culture de masse, les “mèmes”, comme Sad Keanu par exemple, reprennent en général du matériau issu des médias et des industries culturelles qu’ils retraduisent en langage web avec des références vernaculaires, issues d’une culture web “pure”. Le folklore 2.0 est en passe de devenir un sous-genre des industries culturelles.

Exemple de Sad Keanu remixé avec une iconographie et une langue typique de la culture 4chan.

Article initialement paru sur Culture Visuelle, Les Internets.

Illustrations: CC gbaku

]]>
http://owni.fr/2010/12/29/les-craypion-d%e2%80%99or-le-mythe-du-web-vernaculaire/feed/ 4
Photoshop, anatomie d’un désastre http://owni.fr/2010/03/19/photoshop-anatomie-dun-desastre/ http://owni.fr/2010/03/19/photoshop-anatomie-dun-desastre/#comments Fri, 19 Mar 2010 10:03:07 +0000 Sabine Blanc http://owni.fr/?p=10303 parisbloodyhilton

PhotoshopDisasters rassemble des images retouchées à la truelle avec le logiciel d’édition. C’est drôle et révélateur de la façon dont la société occidentale construit et impose des normes esthétiques.

Elles sont parmi nous, invraisemblablement réelles. Glissées dans un magazine, placardées dans un métro. Vous ne vous en rendez peut-être pas compte.
Heureusement, des yeux avertis veillent pour vous et les réunissent sur un site : PhotoshopDisasters, comme son nom l’indique, est une galerie d’images générées à l’aide du logiciel d’édition qui présentent des aberrations au regard de Mère Nature.

Lancé en 2008, le site trie les clichés selon des catégories au nom évocateur. Inadvertent amputation rassemble les photos où un membre a été coupé, comme ça, en douce :

rockbloodyit

Inversement, la victime d’une lame possède une pièce (mal) rapportée, une tête par exemple :

discountdance

Pour le collagène pixellisé, on tapera dans mutton dressed as lamb :

donnasummer

À côté des mannequins étiquetés baroque anatomy, les petites gymnastes chinoises passent pour des manches à balai :

evenlybloodygorgeous

Bon, passée la bonne poilade ludique sur le mode “cherchez l’erreur”, PhotoshopDisasters est aussi révélateur de la façon dont la société occidentale représente le corps et modèle à son tour notre vision de la norme, comme l’explique Alexie Geers, doctorante et chargée d’enseignement en histoire de l’art et des représentations à l’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense, et doctorante associé au Lhivic.

Quand nous parcourons le site, les aberrations physiques nous sautent au yeux. Dans leur contexte, les verrions-nous ?

Alexie Geers : Les images qui ont subi de « mauvaises » retouches ou des erreurs de retouche, le lecteur peut les déceler en étant un peu attentif. Un bras ou un pied oublié est visible, cependant ces images étant faites pour être regardées rapidement, très souvent le lecteur ne s’en rend pas vraiment compte. Les autres images, « bien » retouchées, et ce sont les plus nombreuses, ne sont pas remarquées forcément comme telles. Bien que nous sachions l’image retouchée ou travaillée, nous ne savons pas à quel point.

Que racontent ces photos sur la façon dont notre société construit une représentation normée du corps ?

Ces images, issues par exemple de la presse féminine, montrent des corps uniformisés, correspondant aux canons de beauté contemporains, toutes les étapes de la fabrication des images (car il ne faut surtout pas oublier qu’il n’y a pas que la retouche qui permet de fabriquer une photographie) permettent de gommer les aspects d’individualité (grains de beauté, nez légèrement tordu…) et de mettre en avant certains autres aspects, plus idéalisés (peau lisse, minceur, cheveux brillants…).

Des retouches aussi déformantes sont-elles courantes ?

Oui, mais la plupart du temps, la retouche est « bonne », c’est-à-dire qu’on ne la voit pas, on peut l’imaginer certes, mais la technique n’est pas visible. Les exemples de PhotoshopDisasters sont des exemples d’erreurs, de « mauvaises » retouches. Un corps peut être entièrement transformé, remodelé sans que le lecteur ne le voit, n’ayant jamais rencontré le modèle ! Souvent la rupture est visible lorsqu’il s’agit de quelqu’un de connu, voir Monica Belluci ou Sharon Stone avec des visages de jeunettes de 25 ans surprend toujours.

Quels secteurs y recourent le plus, et qui s’adressent à quels publics ?

La publicité, la presse féminine et aussi l’affiche de cinéma sont les plus gros consommateurs de ce type d’images, ceci s’expliquant aussi par leurs budgets, très importants. Car des images comme ça coutent chères, elles demandent beaucoup de travail.

Mais je dirais qu’aucun secteur n’y échappe, je crois qu’aujourd’hui toutes les photographies sont retouchées, même a minima. D’ailleurs il faut se poser la fameuse question : où commence la retouche ? Est-ce au moment où on opère une légère chromie ? Ou au moment où l’intervention est plus grosse ? Il est assez amusant de voir que la retouche est toujours définie à côté de la photographie alors qu’elle fait entièrement partie d’elle.

Quel est le risque d’une telle pratique ?

Je ne vois pas vraiment de « risque » dès l’instant qu’on est bien conscient que ce qu’on a sous les yeux est une image et non la réalité. Une photographie de publicité cosmétique n’est pas moins conforme à la réalité qu’une Vénus d’Ingres ! Il faut comprendre que l’image photographique n’est pas la réalité et balayer une bonne fois pour toute l’idée qu’elle comporte l’objectivité. La photographie est une composition et dans ces exemples, elle est travaillée autant qu’un dessin. Elle se situe, de la même manière, entre la réalité et l’imaginaire, et pas forcément plus près de la réalité.

Marie-Claire a annoncé un numéro « 100% sans retouches », la députée Valérie Boyer a proposé une loi qui obligerait à signaler les photos retouchées…, pensez-vous que l’on va revenir vers plus de naturel dans la représentation des corps ? Ou nous avons besoin de représentation idéalisée du corps ?

La démarche de Marie-Claire dans ce numéro est différente de la proposition de loi de V. Boyer, car le magazine veut montrer que, sans retouche, le magazine n’est pas si différent qu’avec (et donc essayer de dire qu’il n’use pas de la retouche). La députée veut écrire sur l’image photographique : « attention ceci est retouché, ceci n’est pas la réalité ».

À mon sens être éduqué à l’image serait une bien meilleure solution pour avoir un regard critique face au flot d’images qui nous entoure ! Apprendre qu’en effet l’image n’est pas la réalité ! (et ce n’est pas Magritte qui dirait le contraire.)

Si l’on regarde les images de presse féminine cette dernière année , on peut voir une idéalisation très prononcée. Où allons-nous ? Vers plus de naturel ? Je ne le pense pas. Car n’oublions pas que derrière toute ce système de représentation (presse féminine, publicité), il y a des industries cosmétiques, qui ne sont pas prêtes d’abandonner leurs moyens de convaincre. Surtout que le corps idéalisé est un moyen diablement efficace. Vous avez raison, en quelque sorte « nous avons besoin de représentation idéalisée ». Pour preuve la campagne Dove qui utilisait des modèles différents, des femmes rondes, plus âgées, des femmes comme « tout le monde », la campagne a beaucoup plu aux femmes, mais n’a pas eu de bons résultats commerciaux…

L’éducation à l’image, un vaste chantier auquel quelques ouvriers s’attellent…

Toutes les photos sont reprises de PhotoshopDisasters.

Quelques liens pour aller plus loin :

> sur l’image

Le blog d’Alexie Geers, L’Appareil des apparences, consacré entre autres aux photographies de corps féminin dans la presse féminine, et en particulier son billet sur le numéro “100% sans retouches” de Marie-Claire

Métamorphoses de Valentina Grossi, aborde la retouche numérique.

Les deux blogs d’André Gunthert sur Culture visuelleTotem et spécialement cette analyse et L’atelier des icônes ; et cet article paru sur Etudes photographiques

> sur l’éducation aux médias

Cellulogrammes, un atelier pédagogique sur à l’éducation à l’image, auquel s’est associé Curiosphere.tv, la web-tv éducative de France 5.

Le site de l’association Paroles d’images, présidée par Rémy Besson, et son blog.

Zéro de conduite

Le Clemi

Passeursdimages

Et pour finir, une vidéo montrant comment on transforme une jolie femme en une image publicitaire pour Dove.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

]]>
http://owni.fr/2010/03/19/photoshop-anatomie-dun-desastre/feed/ 5