OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Le Français numérique http://owni.fr/2011/11/08/inria-tns-sofres-les-francais-et-le-numeriqu/ http://owni.fr/2011/11/08/inria-tns-sofres-les-francais-et-le-numeriqu/#comments Tue, 08 Nov 2011 17:40:52 +0000 Media Hacker http://owni.fr/?p=86186 C’est une première en France : un organisme public, l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria), associé à un institut de sondage (TNS Sofres), propose une étude sur les perceptions qu’ont les Français du numérique, et établi une typologie. Elle est complétée par une application qui vous permet de répondre également aux questions de l’étude, afin d’établir votre profil.

Cette enquête qualitative, réalisée à partir d’entretiens en “face à face” sur un panel de 1 200 personnes, dessine les contours de perceptions paradoxales, entre optimisme et craintes. Si 80% des personnes interrogées reconnaissent que le numérique permet une plus grande ouverture sur le monde, elles sont 92% à faire de la protection de la vie privée sur Internet une priorité lorsqu’on les interroge sur leurs attentes liées au numérique. L’encadrement de l’utilisation par les plus jeunes arrive en deuxième position, avec 89%.

“Augmenter sa vie”

La perception du numérique, globalement positive, semble avoir évolué avec l’arrivée massive des smartphones et d’Internet dans les foyers français. Comme l’a fait remarquer le sociologue Dominique Cardon, invité à commenter l’étude au cours de la conférence de presse de présentation, le changement de sémantique est en soi important. Là où en parlait il y a encore quelques années d’ “informatique”, on parle aujourd’hui de “numérique”. Si l’informatique était considérée comme une culture spécialisée, le numérique est plus facile d’accès. Dominique Cardon précise à cet égard que “ce que perçoit l’utilisateur, c’est ce qu’on peut toucher”, d’où l’importance du mobile, qui permet “d’augmenter sa vie, à travers les écrans”.

Dans la typologie établie par Inria et TNS Sofres, qui va de l’urbain militant “Grand explorateur” au “Révolté du numérique” rural appartenant aux catégories sociales les plus modestes, l’âge est un élément fondamental. L’effet générationnel ne permet pas à lui seul d’expliquer les disparités. Le niveau de diplôme et la profession jouent un rôle prépondérant dans la manière d’appréhender le numérique. Sur cette question, Dominique Cardon relève le risque de l’apparition de deux sociétés : l’une ultraconnectée, mobile et urbaine, et l’autre réfractaire à l’usage des technologies, et inquiète.

C’est cette possibilité d’une nouvelle forme d’exclusion qu’il s’agit de combattre dans les années à venir, comme le soulignent les personnes interrogées en se prononçant massivement pour la mise en place d’une véritable éducation aux sciences du numérique dans les écoles.


Retrouvez les principales conclusions de l’étude dans l’infographie ci-dessous:

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Le web, plus qu’un bavardage, un vrai lieu «d’interaction politique» http://owni.fr/2011/07/12/le-web-plus-quun-bavardage-un-vrai-lieu-%c2%abdinteraction-politique%c2%bb/ http://owni.fr/2011/07/12/le-web-plus-quun-bavardage-un-vrai-lieu-%c2%abdinteraction-politique%c2%bb/#comments Tue, 12 Jul 2011 13:39:50 +0000 liliablaise http://owni.fr/?p=73347 Nonfiction.fr : Est-ce que vous pensez que la société de conversation qui s’est développée sur Internet peut s’élever au débat d’idées ?

Dominique Cardon- Il faut d’abord s’entendre sur ce que l’on entend par “idée”. Dans l’imaginaire de l’Internet participatif, on a souvent considéré que, par un brusque renversement, tous, amateurs et professionnels, allaient produire de l’information et des idées créatives. Après observation, et avec un peu de recul, on se rend compte que les internautes produisent peu d’informations, au sens où on l’entend dans l’espace médiatique traditionnel. Les internautes ne suppléent pas le travail des journalistes, lorsqu’on définit celui-ci par la recherche d’informations originales, le contact avec l’actualité, l’enquête dans des milieux peu accessibles ou l’accès aux sources officielles. En revanche, les internautes apportent une information soit locale, soit experte, qui n’est pas relayée par les médias traditionnels parce qu’elle est jugée sans importance ou trop compliquée ; en cela, ils enrichissent l’espace public.

De la même façon, on se méprend si l’on croit qu’Internet apporte des idées nouvelles, en considérant que les idées sont des énoncés en rupture, absolument inédits, muris dans l’esprit souverain et génial de leur promoteur. Cette vision romantique de l’idée comme rupture soudaine avec les représentations dominantes, entre en contradiction avec la culture du partage sur Internet. L’innovation créative y est d’abord comprise comme un effet émergeant de la mise en commun d’idées qui se reprennent, se mêlent, se déforment et se recombinent les unes les autres. Ce qui est frappant lorsque l’on suit les discussions des blogs, de Twitter ou des commentaires d’articles, c’est que les internautes interprètent tout azimut. Ils commentent, discutent, mettent en relation des faits différents, font varier les points de vue, relisent les informations dans un autre cadre de compréhension, retournent les choses, les poussent à la limite, etc. Internet produit surtout un enchevêtrement d’interprétations.

Beaucoup se gaussent, et se rassurent, en se disant qu’il ne s’agit finalement que d’un immense bavardage de commentateurs insatisfaits et obsessionnels. Mais, il faudrait plutôt louer les vertus démocratiques de cette mise en conversation de la société. En multipliant les points de vue, on contribue à socialiser et à politiser la conversation publique. Ce n’est pas grand-chose, mais cela modifie les perceptions que l’on peut avoir de l’actualité. Les tweets ne font bien souvent que relayer un lien vers un site en ajoutant quelques mots de préface qui donnent un point de vue possible sur le lien en question. Or quand vous allez lire l’article, vous le ferez avec en tête le point de vue de celui qui vous l’a recommandé, en vous demandant s’il a raison ou tort d’avoir perçu les choses ainsi.

C’est cette incorporation des points de vue des autres dans l’appréhension de l’information qui contribue à transformer la relation descendante et silencieuse de l’information des professionnels vers le public. Comme l’a récemment très bien mis en valeur Yves Citton, une interprétation – à la différence d’une connaissance – ne peut se déployer que si elle rencontre l’assentiment d’une communauté d’interprètes – et la production de cet assentiment/dissentiment est la raison pour laquelle nous conversons tant. Les internautes ne cessent de réinterpréter et de cette interprétation, ils font un nouveau texte. De temps en temps, lorsqu’ils parviennent à faire un écart dans le tissu des interprétations des autres, quelque chose comme une idée peut apparaître. Mais croire que cette idée est originale, c’est l’arracher indûment au tissu d’interprétations qui l’a fait naître ; c’est aussi pourquoi, la culture d’Internet est si attachée à un assouplissement des droits de propriété intellectuelle.

Vous prenez souvent dans vos écrits, l’exemple de la campagne présidentielle d’Obama, en montrant que s’il y a bien eu une mobilisation sur Internet, les politiques ne sont pas arrivés ensuite à faire perdurer le débat post-électoral ?

Il y a une tension dans la façon dont les politiques utilisent Internet. Soit le Web est un support de mobilisation des électeurs et des prescripteurs d’opinion, comme dans le cas de BarackObama.com. Soit on demande aux militants et aux électeurs de coproduire le programme du candidat en mettant la société en conversation, comme dans l’expérience de Désirs d’avenir de Ségolène Royal. Les stratégies des partis politiques sur Internet oscillent entre ces deux directions. Le problème est que la seconde voie, la plus exigeante et la plus conforme à la culture d’expressivité individuelle de l’Internet, est très compliquée à mettre en œuvre.

Au final, Ségolène Royal n’a pas fait son programme à partir des propositions des internautes, tout simplement parce que les discussions étaient trop divergentes, qu’elle a été pressée d’exposer son programme par le rythme de la campagne, etc. On ne fait pas un programme politique avec les internautes comme on écrit à plusieurs un article tendant vers la neutralité sur Wikipedia. Ou alors, il faudrait imaginer un cadre procédural beaucoup plus complexe pour parvenir à faire avancer et agréer des points de consensus par les internautes en élaborant, dossier par dossier, des enjeux et des propositions de politiques publiques.

Et que pensez-vous de la Coopol, qui a organisé des tchats avec les internautes sur le thème de l’égalité réelle ?

Pour ce que j’en comprends, la Coopol essaye de trouver une voie intermédiaire entre ces deux directions. Il s’agit d’un espace de mobilisation et d’un espace de débat. Mais pour essayer de tenir compte des difficultés d’une fabrication “au grand air” du programme politique, l’idée est surtout de bousculer le processus de concertation interne aux partis politiques en l’élargissant. Il est frappant de voir à quel point les structures des partis politiques sont peu démocratiques. Ce genre de plateforme a pour fonction d’encourager la discussion entre militants, sans passer par le système hiérarchique des sections, des écuries et des motions. Et pour le faire, elle s’ouvre vers l’extérieur du parti, vers les sympathisants et les militants de la périphérie, en faisant respirer les frontières de l’organisation.

Est-ce que cela représente un vrai débat d’idées ?

Il faudrait étudier cela pour vous répondre, ce que je n’ai pas fait. Mais davantage que la recherche de l’Idée, ce qui me semble important c’est de favoriser la conversation, même répétitive, redondante, peu novatrice et d’apparence très ordinaire et quotidienne. Les grandes campagnes télévisuelles nous ont donné l’impression que l’adhésion politique se jouait désormais dans un rapport quasi individualisé entre l’homme politique, ou plutôt son image télévisée, et l’électeur.

Or, les logiques plus horizontales, distribuées, éclatées, de la conversation sur Internet ont redonné leur importance aux formes réelles et concrètes de l’interaction politique et de l’influence réciproque qui n’ont jamais été aussi verticalisées et centralisées que ne le pensent les gourous de la communication politique. Il est frappant de voir que les études sur la viralité sur Internet ont remis au goût du jour, The People’s Choice, le livre de 1955 de Katz et Lazarsfeld sur les deux étages de la communication qui insistait sur les médiations sociales de proximité dans la diffusion des messages venus de l’espace public.

Mais ce qui est sûr, comme l’a montré l’échec et la fermeture du site de l’UMP, les Créateurs de possibles, c’est qu’on ne “déclenche” pas la conversation par le haut en mettant à disposition un outil et en disant aux gens : “Exprimez-vous ! Grâce à nous, vous avez le droit”. Il faut que ces outils entrent en résonance avec des dynamiques actives dans la société. Internet accélère les conversations, les débats qui ont déjà lieu dans le quotidien des individus et qui s’animent d’eux-mêmes, sans sollicitation particulière, dans les espaces familiers de la conversation numérique. D’une certaine manière, l’Internet des réseaux sociaux ne fait que rendre visible ce qui a toujours constitué le quotidien des individus. On expose un babil qui a toujours existé ; mais désormais celui-ci accède a plus de visibilité, rencontre des interlocuteurs nouveaux en périphérie du réseau social de chacun et peut, rarement, mais cela arrive, accéder à une large publicité virale.

Une ethnologue américaine, Nina Eliasoph a écrit un remarquable ouvrage, L’évitement du politique (Paris, Economica, 2010), sur les formes ordinaires de la conversation des Américains. Elle y relate une longue enquête immersive dans les clubs de danse, les petites associations locales, les lieux de travail, les espaces de voisinage, etc. Elle constate une sorte d’apathie de la conversation ordinaire, qui tient au fait que les personnes refusent de “politiser” leurs propos, d’entrer dans des conflits d’opinion, d’aborder des enjeux clivants et qu’elles préfèrent maintenir leur conversation quotidienne “en deça” des généralités politiques.

La question qu’il faudrait se poser à propos de la conversation sur Internet est de savoir, si cela permet une plus grande capacité à généraliser, s’indigner, argumenter et contre-argumenter, bref de mettre davantage de généralités politiques dans nos conversations ordinaires. Mais là encore, ce n’est pas Internet à lui seul qui peut faciliter ça. Sur le Web, la conversation est beaucoup plus polarisée par le LOL (déployer le sigle), les photos de chats et les blagues que par la discussion des enjeux publics.

Mais c’est dans cet espace-là, entre pratiques ordinaires et numériques de la conversation, qu’un léger différentiel peut se constituer pour enrichir notre sensibilité aux questions publiques. Même s’il ne faut pas en attendre des effets révolutionnaires, toutes les initiatives, les artefacts, les attracteurs, qui peuvent créer une zone permettant d’attacher, de hiérarchiser, de visualiser et de transformer les conversations contribuent à faire jouer ce différentiel vers la constitution de généralités politiques.

Mais il y a aussi des sites et des blogs qui proposent une expertise. Comment fait-on pour évaluer leur impact et leur valeur dans la population ? Qui va voir ces blogs ?

Internet a contribué à rendre beaucoup plus visible et accessible le travail d’expertise mené par des chercheurs, des passionnés, des militants et des petits collectifs qui étaient souvent extrêmement marginalisés dans le débat public. Même si l’audience de ces sites ou blogs reste confidentielle, la visibilité de leurs travaux, de leurs propositions et de leurs contre-expertises est plus forte, notamment parce que les journalistes qui font l’effort d’enrichir leurs sources peuvent les trouver plus facilement – il est remarquable que les journalistes qui se sont le plus rapidement et fortement engagés sur Internet sont aussi ceux qui ont été dénicher le plus habilement ces sources d’informations expertes ; on peut penser au blog de Jean Quatremer ou à Mediapart qui fait très explicitement un travail pour accrocher le débat intellectuel au débat public.

Mais la question est de savoir si cela peut désenclaver l’agenda médiatique en favorisant une meilleure articulation du débat public avec les savoirs en marge ou en périphérie de l’espace médiatique traditionnel. Il existe aujourd’hui de plus en plus d’espaces d’expertise sur le Web (La Vie des Idées, Nonfiction, Fondapol, Culture visuelle, Telos, les blogs de Paul Jorion ou de Maître Eolas, etc.) et ces espaces sont aujourd’hui plus riches et plus vivants que les revues intellectuelles. Mais leurs effets sont encore difficiles à apprécier. Contribuent-ils, par exemple, à transformer les formes de l’activité intellectuelle en offrant la possibilité d’une écriture plus rapide, plus “intervenante”, plus actuelle, sans cependant connaître les risques de la perte d’autonomie d’une compromission avec les médias ?

Tout ceci reste, pour l’heure, infime. J’avais beaucoup suivi le mouvement altermondialiste, qui s’était spécialisé sur de nombreux dossiers : la place des femmes, l’environnement, les droits indigènes, l’eau, la taxe Tobin, etc. Il s’est développé dans les réseaux altermondialistes une qualité d’expertise très impressionnante et celle-ci a joué un rôle à sa mesure dans les arènes de fabrication des politiques publiques. Cependant, la crise financière n’a pas contribué à donner à certaines de ces propositions une place plus centrale dans l’opinion publique et le débat médiatique.

Je pense par exemple à la taxe Tobin et à toutes les propositions de régulation des marchés financiers. C’est un débat d’une grande complexité, mais alors que les événements sont venus donner raison à tous ceux qui depuis dix ans travaillent sur cette question, ils n’ont pas été crédités d’une clairvoyance et d’un apport propositionnel particulier par ceux qui aujourd’hui se rallient (très partiellement) à leurs thèses après les avoir dénigrées avec beaucoup de condescendance.

Dans les projets d’open governance ou de vote électronique, il semble que l’on accorde une grande importance à la capacité technique et idéologique d’Internet pour capter le débat politique et les pratiques démocratiques ?

Sur le vote électronique, il faut rester très prudent. Proposer un référendum sur Internet est très compliqué techniquement. On peut voter plusieurs fois. On ne sait pas définir la population des votants. Tout système technique est “hackable”. Et surtout l’idée d’un vote de confrontation entre deux options que tranchent les électeurs ne correspond pas à la culture de l’Internet. Le mode de prise de décision de l’Internet est le consensus entre les plus agissants. Il y a une différence majeure entre les techniques électorales de la démocratie représentative où l’on cherche à faire voter l’ensemble d’une population définie et connue à l’avance en donnant le même poids à chaque voix et le processus de prise de décision dans les mondes en réseaux où l’on cherche à obtenir le consensus de ceux qui sont les plus mobilisés et donc les plus enclins à débattre, argumenter et accepter la décision collective.

Depuis les instances techniques de l’Internet, comme l’IETF ou le W3C, jusqu’aux collectifs en ligne, comme les communautés de développeurs de logiciels libres ou Wikipedia, c’est la forme du “consensus apparent”, comme l’appelle Philippe Urfalino , qui domine. On est d’accord jusqu’à ce que quelqu’un de la communauté exprime publiquement un désaccord. Dans ce système, ce sont les plus convaincus et les plus actifs qui créent la tendance dominante ; par une sorte de division du travail interne aux communautés de l’Internet, ceux qui s’intéressent moins à la question ou sont moins convaincus délèguent leur voix aux plus actifs en se taisant, jusqu’au point de rupture. De sorte que sur Internet, ceux qui fabriquent le mouvement, la tendance et les nouvelles connaissances seront toujours d’abord ceux qui se sont mobilisés pour le faire. La manière dont Internet agit sur l’espace public est beaucoup plus proche des techniques de mobilisation collective, comme la manifestation ou la pétition, que du choix électoral.

La question de l’open government est assez différente. Il s’agit de rendre le plus public possible des éléments factuels sur l’activité des gouvernements et des administrations. L’accès à ces données est une revendication qui s’ancre aussi dans le processus d’élargissement des communautés d’interprétation. Mettre les citoyens au contact direct des informations brutes voudrait court-circuiter les professionnels de l’interprétation (administration, statisticiens, journalistes). Or il est possible d’interpréter de mille manières les mêmes informations factuelles si l’on créé des déplacements inédits.

Plutôt que de limiter ces interprétations à un cercle d’herméneutes spécialisés qui proposeront une lecture particulière des données en les agrégeant selon certaines catégories statistiques, les tenants des données ouvertes pensent qu’une ouverture plus large des données publiques permettra à de nouvelles communautés interprétatives de révéler des significations non-anticipées ou non vues. Le mouvement des données ouvertes (open data) ne fait que commencer et il est encore difficile de dire, s’il peut contribuer à enrichir le débat public. Il est sûr qu’il favorise un contrôle citoyen des gouvernants, comme l’a montré l’affaire des petits frais des députés britanniques qui n’ont pu être mis à jour que par la publication du budget détaillé de la Chambre des communes.

Il peut aussi présenter des risques, notamment celui de renforcer des modes d’entrées individuels dans les informations publiques qui font oublier les préoccupations – et les solidarités – plus générales et conduisent à la mise en accusation des porteurs locaux de politiques décidés au centre . Mais beaucoup de nouveaux dispositifs de production du débat public peuvent être imaginés. Je pense par exemple au site Web lancé par La République des idées pour permettre à tous d’inventer leur propre réforme fiscale en faisant varier les taux. C’est un merveilleux petit outil permettant de produire de la conversation autour d’une expérimentation-simulation à partir de données publiques. Les sites de cartographie des controverses initiés par Bruno Latour avec ses étudiants au Medialab de Sciences Po construisent eux aussi des dispositifs permettant d’aider à se déployer dans la société les débats scientifiques.

Pensez-vous qu’il y a une tension entre les politiques qui développent des pratiques de plus en plus poussées pour monopoliser le débat sur les forums ou les réseaux sociaux et les contre-experts sur Internet qui dénoncent le jeu politique ?

C’est tout le paradoxe de la situation sur Internet. D’une part, on assiste à un renforcement des techniques de captation de l’attention de l’électeur qui fonctionnent sur l’hyperpersonnalisation du candidat, la peoplisation du milieu, le storytelling et les “éléments de langage”. Ce formatage communicationnel et narratif du discours politique se représente un électeur qui réfléchit peu et attend de belles histoires. Il suffirait donc de produire les bons signaux pour les faire circuler et souvent, sous l’effet de l’accélération mimétique, ils accèdent à une large publicité sur Internet. Certes, ces signaux ne sont pas sans signification. Ils convoquent des imaginaires particuliers.

Mais l’artificialisation du message politique y est aussi très grande. Le programme est produit “par le haut”, par les hommes politiques et leur service de communication, pour des électeurs supposés passifs. Ce qui change alors, dans l’esprit des professionnels de la communication politique, c’est que l’électeur n’est plus un spectateur inerte mais un internaute mimétique et qu’il faut lui servir des narrations virales pour faire l’opinion.

Mais d’autre part, et cette ambivalence caractérise très bien notre situation actuelle, on observe sur Internet des attentes à l’égard de l’espace public qui sont toutes différentes : une forme de distanciation critique, une reprise d’autonomie à l’égard des messages médiatiques, une volonté de participation à la définition des enjeux publics, etc. Comme le montraient encore récemment les mouvements des Indignés, les personnes demandent que les partis soient moins proposants qu’accueillants à la concertation, comme dans le cas d’une coopérative (comme Génération Ecologie), qu’il soit possible de définir, “par le bas”, avec des processus d’auto-organisation de la conversation très procéduraux, des revendications nouvelles.

Parmi les attentes qui nourrissent ces formes politiques émergentes, les questions de la vérité et de la transparence sont omniprésentes. L’augmentation générale du niveau culturel dans nos sociétés, la multiplication des sources d’information, l’accélération de la demande d’actualité et les conversations horizontales ont placé dans une tension critique de plus en plus vive les formes descendantes de la communication centralisée.

La députée européenne Catherine Trautmann pendant un chat Facebook.

Le paradoxe est que la crise de la presse intervient dans un contexte où la demande d’information n’a jamais été aussi forte. Mais les manières de la consommer, de la faire circuler et d’en user se transforment sensiblement. Ce tournant se caractérise par une ouverture de l’espace d’interprétation des informations à un cercle élargi d’usagers actifs du Web et des réseaux sociaux. Si l’affirmation des subjectivités, le relâchement des formes énonciatives, la ludification de l’information, l’humour et la distanciation cynique, la rumeur et la provocation, etc., sont en train de devenir des tendances centrales du rapport à l’information, l’exigence de véracité et la quête de nouvelles données ne cessent aussi de se renforcer.

Il est très naïf de considérer, comme le font beaucoup des défenseurs de l’espace public traditionnel, que le nouveau rapport à l’information promu par les internautes ne viendrait apporter qu’un assouplissement des contraintes de véracité, une recherche du sensationnel, la prolifération des interprétations fragiles et douteuses et le souci égotiste de la course à la nouveauté. Le développement d’une “société d’interprètes” augmente la diversité des points de saisie de l’événement, tout en accroissant les contraintes de vérification et de certification des faits qui le sous-tendent. Dans une époque où le décalage entre les discours et les actes est devenu si important, l’invocation d’un accès plus large, et non déformé, à l’information est devenue essentielle, non seulement pour les citoyens, mais aussi pour les journalistes qui honorent le mieux la déontologie de leur profession, comme l’a montré le travail commun de grandes rédactions de journaux et de Wikileaks.

Est-ce qu’il n’y a pas une potentialité d’Internet dans sa valeur d’éducation à la politique ou d’enrichissement via les outils techniques qui se développent comme dans le cas de l’Open Data ?

Ce ne sont pas tellement les idées qui manquent sur Internet, mais les artefacts permettant de produire des agrégations “par le bas” plutôt que des dispositifs de consultation, toujours prescriptifs et paternalistes, qui viennent “du haut”. La chose est très difficile à régler, notamment quand l’initiative vient des institutions ou des organisations politiques.

La conversation des internautes trouve ses espaces propres et se déploie selon ses propres règles sur les blogs, Twitter et toute une série d’espaces du Web. Les internautes ont développé nombre de petits outils de repérage pour coordonner leurs discussions, filtrer, classer et hiérarchiser les flux. Le rustique hashtag (#) de Twitter en est sans doute le symbole. Simple et ludique, mais aussi particulièrement insatisfaisant et bruité. Dès lors, comment arriver à ce que les bonnes idées puissent solidariser autour d’elles des effets, des apprentissages et une réappropriation pratique ? Un des enjeux du futur d’Internet sera la production de dispositifs permettant d’agréger les productions des internautes, sans écraser les singularités sous une moyenne statistique ou algorithmique.

Pour aller plus loin :

Thierry Barboni et Eric Treille, “L’engagement 2.0. Les nouveaux liens militants au sein de l’e-Parti socialiste”, Revue française de science politique, vol. 60, n°6, p. 1137-1157.

Dominique Cardon, “Zoomer ou dézoomer ? Les enjeux politiques des données ouvertes“, Owni, 25 février 2011.

Yves Citton, L’avenir des humanités. Economie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ?, Paris, La Découverte, 2010.

Monique Dagnaud, “Le web, ce laboratoire du capitalisme sympa”, Le Débat, n°160, 2010.

Judith Donath, “Si Facebook est important, c’est le signe que nos relations sont importantes“. Interview par Hubert Guillaud, Internet Actu, 16 mars 2011.

Nina Eliasoph, L’évitement du politique. Comment les Américains produisent l’apathie dans la vie quotidienne, Paris, Economica, 2010.

Philippe Urfalino, “La décision par consensus apparent. Nature et propriétés“, Revue européenne des sciences sociales, XLV, no.136, 2007.

A lire aussi sur nonfiction.fr :

- Dominique Cardon, La démocratie Internet. Promesses et limites, par Daniel Bougnoux.

- Notre dossier complet sur le numérique.

Billet initialement publié sur NonFiction.fr sous le titre “Jusqu’où va la démocratie sur Internet ? Interview avec Dominique Cardon”

Illustrations CC FlickR Paternité par Eneas PaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification par h de c PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales par DizDau Paternité par Abode of Chaos PaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification par European Parliament

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http://owni.fr/2011/07/12/le-web-plus-quun-bavardage-un-vrai-lieu-%c2%abdinteraction-politique%c2%bb/feed/ 9
Zoomer ou dézoomer? Les enjeux politiques des données ouvertes http://owni.fr/2011/02/21/zoomer-ou-dezoomer-les-enjeux-politiques-des-donnees-ouvertes/ http://owni.fr/2011/02/21/zoomer-ou-dezoomer-les-enjeux-politiques-des-donnees-ouvertes/#comments Mon, 21 Feb 2011 16:41:01 +0000 dominique cardon http://owni.fr/?p=47820 Dominique Cardon, sociologue au Laboratoire des usages d’Orange Labs, est l’auteur de “La démocratie Internet” (Seuil/République des idées).

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Le mouvement qui s’est constitué autour des “données ouvertes” et du “journalisme de données” ouvre un nouveau terrain au dialogue, déjà ancien, entre journalisme et sciences sociales. La promotion du journalisme de données ne cesse en effet de vouloir faire du journaliste un chercheur en sciences sociales, doublé d’un informaticien et d’un infographiste. Certes, la révolution de l’information numérique, ses potentialités interactives, la multiplication des grandes bases de données, la participation du public et les nouveaux outils de visualisation créent un contexte tout à fait nouveau. Mais les chercheurs en sciences sociales reconnaîtront facilement leur travail quotidien dans certaines des promesses du journalisme de données : se coller devant des kilomètres de stats, de verbatim et d’archives [dire "données"] pour les interpréter [dire "narrativiser"] en produisant des corrélations parlantes [dire "storytelling"].

On ne peut que se réjouir de cette proximité, même si, faut-il le rappeler, le journalisme ne se résume pas à ce travail de mise en perspective documentaire et qu’il doit sa noblesse au rapport privilégié qu’il entretient avec l’événement en train de se faire – rôle dans lequel les sciences sociales ont toujours montré une inaptitude quasi constitutive. Les audaces créatives de l’opendata et du datajournalism aideront peut-être également les chercheurs à bousculer leur conservatisme, par exemple en partageant leurs données d’enquête (à l’instar de la récente banque de données qualitatives), en expérimentant des dispositifs participatifs de recueils d’information (à l’instar de l’enquête sociogeek sur la pudeur et l’impudeur en ligne ou du dispositif participatif de simulation de réforme fiscale) ou en inventant de nouvelles solutions graphiques pour représenter des informations complexes (à l’instar des recherches de la communauté Infovis).

Mais je voudrais tirer parti de ce nouveau terrain d’échange pour adresser au journalisme de données une question issue de l’expérience ancienne des sciences sociales dans l’usage critique des statistiques. S’il est assez discourtois de reprocher au jeune et ambitieux programme de l’open data sa croyance un peu naïve dans la “donnée brute”, il est, en revanche, plus important de porter attention aux effets moraux et politique des opérations critiques qui peuvent être menées dans l’espace public à partir des informations statistiques. Les riches débats qui entourent les données publiques et l’impératif de transparence ont l’intérêt de nous aider à mettre en perspective de nombreuses questions sur la place de la critique dans des sociétés de moins en moins opaques.

Secrets des coulisses, secrets des chiffres

Depuis Robert Ezra Park et l’Ecole de Chicago, la connivence (et les disputes) entre les métiers de journaliste et de sociologue n’est plus à montrer et a déjà fait l’objet de mille et une discussions. Un des liens qui rapprochent le journalisme et les sciences sociales est le travail critique de dévoilement des réalités cachées. Les proximités entre enquêteurs des deux rives se sont construites à travers le partage de techniques d’investigation permettant d’accéder à des faits dissimulés, recouverts par des discours d’autorité, des illusions plus ou moins bien fondés et d’innombrables stratégies de dissimulation. Aussi n’est-il pas étonnant que ce soit du côté du journalisme d’enquête que les relations entre sciences sociales et journalisme aient été les plus fructueuses. Sociologues et journalistes d’investigation se sont d’ailleurs souvent retrouvés pour dénoncer ensemble (par exemple chez Acrimed) le “journalisme de connivence”, relayant sans distance les discours officiels et racontant sans mise en perspective les petits faits de l’actualité.

Dans cette pratique partagée de la révélation, il faut cependant distinguer deux techniques de dévoilement différentes : la publication des secrets logés dans les coulisses du pouvoir et celle des “vérités” cachées dans les chiffres des statistiques. Pour l’essentiel, les articulations entre journalisme et sciences sociales se sont faites autour des secrets arrachés aux coulisses du pouvoir et à l’intimité des puissants. Le dévoilement d’un écart entre la scène et les coulisses, l’officiel et l’officieux, même s’il a pris des formes différentes dans le monde du journalisme et dans celui des sciences sociales, partage une même visée : révéler au public des liens, des pratiques, des relations qui ne sont pas visibles de tous. Les sociologues dévoilent des systèmes d’intérêts, des réseaux de proximité, des héritages historiques qui rendent plus complexes, moins attendus et plus solides l’explication des faits sociaux. Le journalisme d’investigation écoute dans les coulisses, récupère des documents cachés ou reçoit des confessions anonymes pour révéler les motifs et les logiques qui président aux événements que d’autres décrivent naïvement en prenant les propos des acteurs pour argent comptant. A sa manière, WikiLeaks s’inscrit dans cette longue tradition de la révélation des secrets de coulisses. Sa principale nouveauté est d’“amateuriser” les sources de secrets. Désormais, ce ne sont plus seulement les puissants choyés par les journalistes d’investigation (avocats, juges d’instruction, responsables en position de dissidence institutionnelle) qui livrent des informations de coulisse, mais aussi des acteurs de rang subalterne ayant accès aux bases de données numérisées de leur institution qui les font “fuiter” vers le grand public – tout au moins lorsque les professionnels de l’information ne servent pas de filtre comme ce fut le cas avec les câbles de la diplomatie américaine.

Mais il est une autre forme de dévoilement, longuement travaillée par les sciences humaines, et consistant à révéler des “vérités” cachées dans les chiffres. En s’appuyant sur les solides instruments de mesure mis en place par les institutions publiques, en produisant des méthodologies de recueil de données rigoureuses, le travail statistique des sciences humaines cherche à faire apparaître des corrélations et des faits de structure susceptibles d’éclairer nos sociétés sur ses mécanismes de fonctionnement ; mécanismes parfois méconnus et, plus souvent, niés. Ce que les chiffrent révèlent alors, ce sont des inégalités de distribution, des déplacements de répartition, des corrélations entre variables hétérogènes (par exemple, entre la réussite scolaire des enfants et l’origine sociale des parents). Parfois, les journalistes s’emparent des statistiques de l’INSEE pour traiter toute sorte de sujet : les inégalités entre hommes et femmes, la distribution des revenus, ou l’accès différencié aux équipements culturels. Certes, la vulgarisation du travail statistique mené dans les laboratoires de sciences humaines n’a pas attendu la révolution numérique. Mais, la relation des sciences sociales et du journalisme n’a pas connu auparavant le même degré d’intimité. Les rôles étaient en effet jusqu’à il y a peu clairement séparés. Le chercheur était considéré comme une source comme les autres montrant au journaliste ses tableaux et en proposant un commentaire vulgarisé afin de faciliter le travail des infographistes. Il était rare que les statisticiens appartiennent pleinement aux rédactions, comme le montrent Eric Dagiral et Sylvain Parasie dans une recherche à paraître retraçant l’histoire des premières pratiques américaines du journalisme de données à Chicago.

Les données complètes contre l’échantillon représentatif

L’accès public à des masses de données brutes, numérisées et normalisées, bouleverse ce partage des rôles et invite à réfléchir sur la nature des opérations critiques qu’il est désormais possible de conduire dans l’espace public à partir de données statistiques partagées par tous. La démocratisation de l’accès aux données et de l’interprétation statistique vient bousculer les habitudes des professionnels des grands nombres. Traditionnellement, les usages de la statistique promus par les sciences sociales révèlent des structures et effacent les individus. Ces derniers n’existent qu’à travers les catégories sur lesquelles s’appuie le raisonnement interprétatif du sociologue, du démographe ou de l’historien. Mais les personnes intéressent beaucoup moins que le système qui les fait agir en raison de certaines de leurs propriétés catégorielles : un tableau croisant des variables rend possible une critique systémique, ce que ne peut faire une simple liste d’individus statistiques.

Ce mode d’interprétation s’appuie sur (au moins) deux piliers. En premier lieu, il ne peut se déployer qu’à l’intérieur d’un consensus sur les catégories conventionnelles décrivant les propriétés des individus statistiques. Une partie du rôle politique de l’institution statistique est de produire un répertoire catégoriel suffisamment stable et appropriable pour que la société parvienne à se décrire selon ce système d’équivalence. Cette stabilité catégorielle, même si elle est arbitraire, permet de débattre, de confronter des arguments, de mesurer des effets et de critiquer l’ordre social. En second lieu, les techniques d’échantillonnage qui permettent de considérer qu’une partie des données vaut pour le tout, sont souvent privilégiées au dépens des bases supposément “complètes” de données – à tel point qu’il est fréquent de “redresser” les données dites “complètes”, ou “brutes”, afin de corriger les biais d’enregistrement inhérents aux procédures de recueils des données. Il n’est pas nécessaire de disposer d’une base de données granulaire des populations pour tenir un discours critique sur la société.

Or, en privilégiant les individus sur les structures, le mouvement des données ouvertes et celui du journalisme de données ne portent guère intérêt à ces deux piliers de l’interprétation statistique. Ils s’orientent même parfois dans une direction opposée. Hétérogènes, diverses, locales, produites à d’autres fins, les catégories de certaines des données “libérées” sont rarement interrogées et recodées dans un système conventionnel permettant de garantir la cohérence des interprétations qu’en feront ses usagers. Par exemple, rendues publiques, les catégories indigènes du travail policier ou hospitalier, seront interprétées dans un contexte tout autre. Ce déplacement peut entraîner bien des malentendus pour tout ceux qui ne sont pas familiers de l’usage finalisé et contextuel de ces catégories par les professionnels qui les manipulent.

Par ailleurs, le mouvement des données ouvertes refuse les techniques d’échantillonnages au profit d’une visée d’exhaustivité complète et de granularité la plus fine possible des données. Peu importe que la base de données soit représentative du phénomène qu’elle enregistre, il est préférable qu’elle soit la plus complète possible, “brute”. L’exigence de complétude et de granularité que porte le mouvement des données ouvertes est nourrie par une revendication de transparence à l’égard des institutions productrices de données, lesquelles cachent parfois dans leurs tiroirs des secrets de fabrication, des techniques de redressement et des opérations de recodage. Elle se renforce de l’ambition de rendre les données au public en lui facilitant une entrée “individuelle” dans les bases d’information. Mais ce faisant, on se préoccupe moins de composer des agrégats représentatifs susceptibles de porter des critiques systémiques dans l’espace public. En perdant le lien avec l’idée de représentativité, la préférence accordée aux données complètes et “brutes” sur les données échantillonnées entrave le chemin permettant de “remonter” de l’individu vers la structure.

La circulation du local au global

Or l’enjeu démocratique du journalisme de données et des données ouvertes est de savoir comment circuler sur le chemin du local au global avec les nouveaux outils dynamiques de visualisation. Faut-il regarder les individus ou les structures, zoomer ou dézoomer ? Sur quel type de données, et à propos de quel type d’acteur, doit-on favoriser cette circulation des interprétations ? A toute fin de simplification, distinguons les bases de données qui concernent les activités des puissants et celles qui enregistrent des activités sociales de tous. Dans le premier cas, les données portent sur ceux qui font l’actualité, dans le second, elles enregistrent la place de l’utilisateur à l’intérieur de la société.

Les expériences parmi les plus réussies de données ouvertes proposent de zoomer/dézoomer les activités des puissants. En visualisant le travail parlementaire de chaque député (nosdéputés.fr) ou en cartographiant la composition chimique des produits industriels (sourcemap), l’opération de dévoilement critique est circonscrite à l’espace des puissants, hommes politiques ou industriels, qui sont redevables d’une surveillance citoyenne vigilante. L’effet de comparaison entre le comportement d’individus singuliers et celui de l’ensemble de leur catégorie permet des évaluations, des mises en équivalence et des notations qui exercent un effet critique incontestable. Ces critiques peuvent, par ailleurs, aisément prendre appui sur des attentes partagées et publiques relatives à ce que devrait être le comportement des hommes politiques ou des industriels. A bien des égards, ces dispositifs de traitement des données publiques nourrissent et renforcent les formes de l’enquête d’investigation en rendant beaucoup plus ouvert et démocratique le contrôle des citoyens sur les coulisses du pouvoir. Dans le même esprit, beaucoup d’autres expériences journalistiques mettent en lumière des données permettant une lecture enrichie des événements : liste des clients de Madoff, données complètes et cartographiés des soldats américains morts en Irak, comparaison graphique des réductions d’effectifs des municipalités travaillistes ou conservatristes, pour ne prendre que des exemples des très innovants Visualisation Lab du New York Times et Datablog du Guardian.

SourceMap

Nosdéputés.fr

Mais une partie de la “demande sociale” qui revendique un accès plus ouvert aux données publiques formule aussi d’autres attentes à l’égard des statistiques. En reconstituant l’histoire et les différents promoteurs du mouvement des données ouvertes, Valérie Peugeot a montré que celui-ci épousait les intérêts de multiples acteurs économiques, dont les médias ne sont qu’une infime partie, pour développer des services pratiques dirigés vers les utilisateurs. Le premier réflexe de tout utilisateur de Google Earth est de partir du globe terrestre pour zoomer sur son propre lieu d’habitation. Le public voudrait “se” voir sur la carte, se comparer dans le tableau, se situer au sein de son quartier. C’est l’individu qui est alors le point d’entrée de toute navigation dans la base de données. Il “customise” la vue qu’il va construire pour établir des comparaisons, des croisements, des corrélations entre les séries de données qui lui seront accessibles. En cela le discours des données ouvertes emprunte tous les ressorts rhétoriques des dynamiques d’individualisation du web social pour imaginer un utilisateur qui cherche et dessine sa propre histoire à l’intérieur de bases de données “agnostiques”.

Lorsque la circulation dans les données ne se fait pas dans le monde des puissants, mais dans celui de tout un chacun, cette entrée individuelle dans les chiffres se place moins dans l’horizon de la critique sociale, de la connaissance ou de la découverte que dans celui des intérêts personnels de l’utilisateur. Il n’est pas indifférent à ce titre que les expériences les plus significatives d’ouverture de données statistiques individuelles soient les cartes des crimes, des revenus, des appartements, ou relatives à la santé, la pollution ou encore des métriques mesurant l’efficacité des administrations pour équiper, surveiller ou nettoyer. Il est aussi significatif que, parmi les différents artefacts de visualisation, la carte du territoire se soit substituée à la liste pour favoriser une entrée individuelle dans les données, tout en préservant (relativement) les informations nominatives. La carte zoomable/dézoomable est devenue le principal instrument de navigation des services cherchant à donner des informations pratiques aux lecteurs. L’utilisateur n’est plus confronté à des informations sur d’autres que lui, mais, se trouvant lui-même dans les données, simple point sur la carte, il interprète le monde depuis la position qui lui est réservée par les chiffres. Et parfois,  lorsqu’il dézoome, il ne voit pas des catégories mais de gros nuages formés des points de ses semblables.

Crise des catégories, crise de la critique

C’est parce que les catégories qui nous servaient à décrire et à “faire tenir” la société connaissent un affaiblissement que nous faisons désormais reposer une grande part de la critique sociale sur la dénonciation des agissements individuels. Lorsque les catégories (socioprofessionnelles, d’activités, de statut, etc.)  ne permettent plus aux individus d’identifier la société dans laquelle ils vivent, il est beaucoup plus difficile de mobiliser des théories de la justice pour exercer une critique politique de la répartition des pouvoirs et des ressources entre groupes sociaux, territoires et conditions de vie. Le reproche qu’adresse de façon implicite le mouvement des données ouvertes aux pratiques habituelles des statisticiens est de produire des tableaux de la société si désincarnés qu’ils n’attirent plus l’attention du public. En revanche, représentées et questionnées autrement, ces données peuvent “parler” au public si l’on accepte qu’elles parlent d’abord de chacun à chacun. En cela se manifeste bien l’individualisation du rapport à la société et la mise en crise des explications catégorielles et systémiques.

La personnalisation de la critique pose des problèmes spécifiques quand elle s’applique au monde des puissants. La question de savoir s’il faut rendre public les comportements des individus en les désignant nominativement (politique dite du “Naming, blaming, claiming”) ou porter seulement intérêt au système qui les fait agir ainsi a longtemps constitué un nœud de la polémique entre journalistes et sociologues. La pratique de l’anonymisation dans les sciences sociales, appliquée même aux puissants, constitue un garde-fou pour préserver la critique systémique de la dénonciation ad hominem. Dans un livre récent sur la corruption et le favoritisme des élites, Pierre Lascoumes et ses collègues ont systématiquement masqué les noms des élus dont ils détaillent pourtant les agissements par le menu. Mais cette pratique s’est quelque peu érodée dans les travaux de sciences sociales au bénéfice d’une lecture de plus en plus nominative des faits et gestes des puissants. S’il lui est parfois reproché de favoriser les théories du complot et d’individualiser les responsabilités des gouvernants, cette critique personnalisée du pouvoir est aujourd’hui au cœur d’initiatives parmi les plus originales en sciences sociales pour rendre compte de la complexité des réseaux d’acteurs qui façonnent les institutions, les politiques publiques ou les décisions politiques, ainsi qu’en témoigne les cartographies de controverses initiées par Bruno Latour à Sciences Po.

Mais quelle forme prend l’usage critique des statistiques lorsqu’il s’exerce à un niveau local dans l’environnement personnel des individus ? Mon quartier est-il protégé des criminels ? La valeur immobilière de ma rue est-elle en train de croître ? Le service de nettoyage de ma mairie est-il efficace ? Les écoles de mon quartier ont-elles un bon taux de réussite ? Vues sous cet angle personnalisé, les données guident vers une lecture individualisée et consumériste dans laquelle ce ne sont plus les puissants qui sont soumis au regard citoyen, mais les fonctionnaires, les acteurs locaux, les voisins et les proches. En navigant dans les données en caméra subjective, la dénonciation reste locale et s’occupe principalement de responsabiliser les acteurs du bas de l’échelle. Sorte de Naming and blaming de voisinage, l’interprétation ne cherche pas à remonter la chaîne des causes vers les effets structurels, les politiques publiques ou les décisionnaires. Elle reste prisonnière des intérêts des individus et de leur capacité à faire des choix personnels en fonction des variables sur lesquelles ils ont un pouvoir d’action. A l’instar des classements des services éducatifs ou de santé, la publication des données ouvertes renforce alors les inégalités entre ceux qui disposant des bonnes informations sur leur cadre de vie ont aussi le pouvoir d’agir sur ces variables et ceux qui accédant aux bonnes informations n’ont aucun moyen d’échapper à leur sort.

Le site de cartographie des crimes de la police britannique demande à l’utilisateur d’entrer dans la base de données en tapant son code postal.

Soyez sympa, dézoomez

Se dessine ainsi deux horizons possibles de l’ouverture élargie des données : portant sur les puissants, elle permet aux citoyens d’exercer une vigilance documentée, précise et ciblée sur les figures publiques ; s’appliquant à tout le monde, elle encourage tout un chacun à optimiser ses décisions personnelles dans une logique de choix rationnel. Les données ouvertes et le journalisme de données enfantent deux projets politiques apparemment opposés : la démocratisation de la démocratie représentative et le renforcement des logiques de concurrence entre individus. Sans doute ces deux projets ne sont-ils pas si contradictoires. Ils témoignent tous deux d’un rapport personnalisé aux représentants comme à ses propres intérêts. Mais il n’est pas du ressort des promoteurs des données ouvertes et du journalisme de données de choisir entre ces deux directions, puisque c’est aux utilisateurs qu’il est confié le soin d’interpréter les données dans un sens ou dans un autre. Cependant le choix des bases de données rendues publiques, la manière dont elles sont mises à disposition et les propositions d’interfaces et de navigation qui sont faites ne sont pas sans conséquences politiques.

Parmi ces différents arbitrages, un des plus importants est de préserver le lien entre le zoom (l’entrée subjective dans les données) et le dézoom (la statistique catégorielle). A trop vouloir zoomer ne risque-t-on pas de perdre le bénéfice critique de la vue d’ensemble ? Le zoom permet aux individus de se voir, mais ne leur permet plus de critiquer s’il n’est pas associé à un travail de catégorisation ou à une visualisation des chaînes d’interdépendance entre les différents acteurs. L’enjeu démocratique auquel le mouvement des données ouvertes est confronté est donc de préserver le lien entre le local et le global, de conserver les liens qui font tenir ensemble les actions de chacun au système.

Un certain nombre de visualisations de données encourage cette articulation. Un outil du New York Times permet par exemple aux utilisateurs de comparer leur situation professionnelle avec celle de ceux de leur catégorie d’âge, de diplôme, de race, de sexe, etc. qui sont au chômage. L’utilisateur peut ainsi faire un aller-retour entre sa position personnelle et celle de sa catégorie. Un outil britannique développé sur Facebook, UK Crime Statistics Quizz, demande aux utilisateurs de répondre à un questionnaire sur leur propre perception du risque d’insécurité dans leur vie personnelle, avant de leur permettre de visualiser les informations statistiques mesurant la « réalité » des actes d’incivilité dans leur quartier. Ce détour permet aux utilisateurs de se détacher de leur représentation spontanée de l’insécurité en la confrontant à une vue statistique globale des actes d’incivilités. Le dispositif permet ainsi de « dégonfler » les effets de grossissement suscité par la peur. Ce genre d’outils présente l’intérêt de baliser un chemin entre les individus et des catégories de description de la société. Il évite ainsi la logique consumériste d’une mise en concurrence des individus.

Apprendre à se dézoomer soi-même est un trait sociologique de nombreuses pratiques du web aujourd’hui. Cette mise à distance nourrit de façon théâtrale la mise en scène de soi sur les plateformes relationnelles. Elle invite les internautes au recul réflexif, afin qu’ils évaluent les informations personnelles qu’ils publient ou qu’ils gardent pour eux. Elle les pousse à se mettre à la place des points de vue opposés au leur pour trouver des compromis dans les espaces de production coopérative de contenu comme Wikipedia. Cet apprentissage du dézoomage devrait aussi nourrir la manière de s’approprier l’information statistique du journalisme de données : se retrouver soi-même dans les chiffres pour mieux comprendre comment nous faisons société.

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Crédits photo: Flickr xJasonRogersx,

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La démocratie Internet. Promesses et limites, par Dominique Cardon http://owni.fr/2010/10/22/la-democratie-internet-promesses-et-limites-par-dominique-cardon/ http://owni.fr/2010/10/22/la-democratie-internet-promesses-et-limites-par-dominique-cardon/#comments Fri, 22 Oct 2010 17:49:15 +0000 Marin Dacos http://owni.fr/?p=33033 Dans La démocratie Internet, Dominique Cardon réussit la prouesse de rédiger une synthèse claire, problématisée, pédagogique et, ce n’est pas la moindre de ses qualités, courte, sur une question majeure touchant Internet: sa dimension politique. L’intérêt principal de l’ouvrage est sa cohérence et sa capacité à montrer que les éléments qui peuvent paraître éloignés entre eux et isolés constituent en réalité la trame d’une même histoire politique d’Internet. Il défend la thèse selon laquelle Internet est une opportunité pour la démocratie, grâce aux fondements égalitaires qui ont présidé à sa naissance et à son développement, mais qu’il doit affronter deux tendances fortes qui risquent, si l’on n’y prend garde, de le transformer en média de masse vertical : le développement d’une logique d’audience par les industriels dominant le secteur et la massification de la fréquentation d’Internet, qui impose d’élargir le panel des interventions collaboratives du peuple du réseau.

Internet n’est pas le mal, ses racines le prouvent

Ce livre s’adresse d’abord à un lectorat non initié et non convaincu, curieux de comprendre et d’agir dans une société évoluant rapidement, mais ne disposant pas de clés suffisantes pour se forger une opinion sur les questions politiques que pose Internet. En effet, le lecteur est d’abord exposé au bruit médiatique dominant, largement webophobe, abusant des anecdotes rapides et des postures craintives, des approximations et des jugements à l’emporte-pièce. Sans instruire le procès des médias dominants, il les décrit tout de même comme des gate keepers, ces gardiens de l’ordre culturel et politique, qui souhaitent conserver le monopole de la transmission de la bonne parole à des citoyens considérés comme incapables de se forger une opinion de façon autonome. En décrivant éditeurs et journalistes comme les intermédiaires culturels incontournables entre l’information et un citoyen “infantilisé”, Dominique Cardon aide à comprendre la diabolisation dont font trop souvent l’objet des initiatives aussi abouties et aussi sophistiquées que Wikipedia. Cette posture défensive s’explique sociologiquement, car Internet menace un ordre établi, forgé au XIXe siècle, au moment de la massification de la presse à bas prix. Il remet en cause une hiérarchie des émetteurs de savoir et de vérités dont l’autorité n’était quasiment pas contestable dans le modèle vertical des médias de masse.

Pour comprendre l’Internet d’aujourd’hui, il n’est pas possible de faire l’économie d’une approche historique, ce qui permet de comprendre les racines du réseau des réseaux. Dominique Cardon rappelle que les militaires n’ont pas conçu Internet, même s’ils ont participé au financement de sa conception :

la choses est désormais bien établie : Internet est surtout né de la rencontre entre la contre-culture américaine et l’esprit méritocratique du monde de la recherche.

Plus encore, Internet est né des besoins de ses inventeurs, essentiellement des chercheurs et des informaticiens, sans plan préconçu, mais avec une méthode égalitaire et méritocratique, nécessitant la mise en place de consensus et empêchant le contrôle du réseau par quelque acteur que ce soit. Cet ensemble de valeurs libertaires et solidaires est ancrée profondément dans les gênes du réseau. La notion de consensus, par exemple, qui a présidé à l’établissement des normes du réseau, se retrouve au coeur des principales réussites collaboratives du Web, trente à quarante ans plus tard. La liberté de l’information et la liberté du code se retrouvent ici pour jeter les base d’un espace contributif puissant, dans lequel chacun peut apporter ses compétences, mais personne ne peut stopper le processus d’innovation. En cela, le droit est un élément décisif du modèle proposé par Internet : le logiciel libre et les licences Creative Commons constituent, de ce point de vue, des modèles. Cette démarche est favorable aux libertés individuelles et d’essence libertaire. Elle est compatible avec une autre tendance politique, le libéralisme. Ces deux mouvements se sont conjugués pour produire une alliance d’opportunité.

Une hiérarchisation de l’information démocratique

Il n’est pas non plus possible de comprendre la “démocratie Internet” sans lumières sur la façon dont le réseau des réseaux est organisé. Car, contrairement à une opinion répandue, le Web n’est pas un immense sac dans lequel sont jetés quelques milliards de documents… L’auteur insiste, en effet, sur la forte hiérarchisation de l’information sur le Web. Il dénonce, au passage, les pamphlétaires et les journalistes pressés qui confondent accessibilité d’une page et visibilité de celle-ci. Dans l’océan des pages web, la hiérarchisation de celles-ci s’est imposée par la mise en place d’algorithmes d’essence démocratique, dont le parangon est le Page Rank de Google, qui donnent plus de visibilité aux pages qui sont les plus citées, les plus liées, les plus commentées. S’il n’est pas difficile de trouver des pages web choquantes et menaçantes pour la démocratie, celles-ci sont en général marginalisées par la hiérarchisation de l’information sur le réseau. Cette pratique emprunte son modèle au monde scientifique, qui considère qu’un article cité par un chercheur est un article d’intérêt (modèle du Science citation index). Cependant, l’organisation des contenus du réseau par les moteurs de recherche semble prendre une tournure de plus en plus médiatique, en s’approchant des logiques de l’audimat et du plébiscite. Cette tendance inquiétante pourrait être tempérée par le développement des “métriques communautaires”, mais celles-ci restent fragiles et le monde analogique a désormais pris position sur le réseau et entend rétablir un ordre dans lequel les médias et les plus grosses entreprises disposent de la plus imposante puissance de feu. De plus en plus, les poids lourds industriels reconquièrent sur le réseau les positions qu’ils n’ont jamais perdues dans le monde médiatique. La puissance du modèle conversationnel apparaît cependant difficile à contrer : en 2005, les géants qu’étaient AOL ou Amazon ont commencé à reculer face aux nouveaux géants des contenus collaboratifs et des communautés numériques : YouTube, MySpace, Wikipedia et Facebook. Ce mouvement a atteint en 2010 un point symbolique, puisque Google a cédé à Facebook la place de site le plus fréquenté du monde.

Il reste que ces champions des contenus collaboratifs sont devenus de puissants acteurs industriels, qui traitent des données issues de centaines de millions d’individus, où les fondateurs d’Internet pourraient voir avec déception des “bavardages” remplacer la conversation et des interactions rudimentaires remplacer l’argumentaire et la régulation procédurale. Nombreux sont les pionniers du réseau qui considèrent le bouton “I like” de Facebook comme le degré zéro de l’argumentation, signant la fin d’une aventure démocratique. La massification du public d’Internet va-t-elle les faire retourner à leur condition de foule ou de public exclusivement nourri par les gate keepers traditionnels ? Ce serait compter sans “la force des coopérations faibles”. Dominique Cardon explique en détail les mécanismes de l’exposition de soi, leurs motivations et la forme qui en découle :

La communication privée en public est l’un des formes d’échange les plus originales qui soient apparues avec les réseaux sociaux de l’Internet (…) Cet étrange jeu théâtral, dans lequel les utilisateurs miment l’aparté tout en parlant au su et au vu des spectateurs potentiels, permet de parader devant eux (…) [ouvrant] une microscène.

Ces “petites” conversations finissent par croiser les “grandes” conversations et donner une forme nouvelle d’action collective, opportuniste, sans centre, volatile et puissante. Ces mouvements ont inspiré la démocratie participative que les politiques veulent mettre au service de leurs candidatures. Mais ceux-ci ont bien du mal à reproduire en laboratoire ce qui émerge si spontanément là où on ne l’attend pas. Dominique Cardon y voit la manifestation d’une liberté des acteurs du réseau et un encouragement pour l’acceptation de la massification du celui-ci. Loin de croire que 100% des internautes contribuent à égalité aux contenus et à la vitalité du réseau, il rappelle la règle des 1/10/100 : une fraction de contributeurs est très active, une petite minorité participe régulièrement et la masse n’apporte pas de contribution décisive. Mais l’ouvrage répète avec force que les “participations minimes, comme la correction des fautes d’orthographe sur Wikipédia, la notation de la qualité des articles, voire la présence silencieuse d’utilisateurs inactifs, sont indispensables à la motivation des plus actifs”. C’est pourquoi il ne faut pas négliger ou mépriser les coopérations faibles. Il propose de considérer que le bouton “I like” est une des adaptations à la massification des usages, et qu’il contribuera, à sa mesure, au sein d’un dispositif contributif aux multiples formes, à l’organisation du grand “bazar” qu’est le Web. Internet constitue une opportunité démocratique. Il doit aujourd’hui négocier le virage de la massification sans changer de nature, c’est-à-dire évoluer sans perdre ses qualités créatives et ses principes égalitaires initiaux.

Article initialement publié sur Homo Numericus

Crédits photos CC FlickR par ElDave

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La démocratie Internet selon Dominique Cardon http://owni.fr/2010/09/29/la-democratie-internet-selon-dominique-cardon/ http://owni.fr/2010/09/29/la-democratie-internet-selon-dominique-cardon/#comments Wed, 29 Sep 2010 16:25:59 +0000 Guillaume Ledit http://owni.fr/?p=29870 Sociologue au Laboratoire des usages d’Orange Labs et chercheur associé au Centre d’études des mouvements sociaux (EHESS), Dominique Cardon étudie attentivement les transformations de l’espace public résultant de la massification de l’usage des nouvelles technologies.

Dans son dernier ouvrage, “La démocratie Internet, Promesses et limites”, il revient sur l’immense laboratoire politique à ciel ouvert que constitue Internet. De Perry Barlow à Wikipedia en passant par le fameux Code Is Law de Lawrence Lessig, le chercheur livre une analyse des principes fondamentaux de ce qu’il appelle “La démocratie Internet” et de ses acteurs:

Développeurs de logiciels libres, activistes des biens communs immatériels, prophètes de l’intelligence collective, avocats des téléchargeurs-remixeurs, apôtres de la liberté d’expression et des travestissements identitaires, militants d’une information alternative ont été les premiers théoriciens de la forme politique d’internet

En autorisant de nouveaux acteurs à prendre la parole, Internet suscite régulièrement les réactions outragées des habitués d’un espace public restreint et codifié. Perturbant les circuits traditionnels de l’information, ce que Dominique Cardon se plaît à appeler “le réseau des réseaux” est bien loin d’être assimilable au “tout-à-l’égout de la démocratie”. Au contraire, il s’appuie sur des principes fondamentaux tels que la présupposition d’égalité (illustrée par une analyse des mécanismes de contribution à Wikipédia), la force des liens faibles, l’auto-organisation, la libération des subjectivités, la coopération, la délibération qui aboutit au consensus dans la prise de décision etc.

Ces principes avaient déjà été dégagés par l’auteur au long d’un essai intitulé “Vertus démocratiques de l’Internet” et publié sur la Vie des idées. L’occasion d’en relire (au moins) l’introduction, avant de se plonger dans un ouvrage qui permettra aux lecteurs assidus d’OWNI de prendre du recul sur leurs pratiques quotidiennes, et d’engranger arguments et exemples visant à prouver que la forme politique qui se dégage d’Internet contient plus de promesses qu’elle ne connaît de limites.

À la question de la place d’Internet dans le renouvellement des figures de la démocratie, beaucoup de réponses très diverses et contradictoires peuvent être apportées. Car, à considérer Internet comme un tout, à la fois objet technique, média, espace public, support ou instrument politique, on prend le risque de fondre ensemble des choses si différentes que toute généralisation glisse sur cet improbable objet, sans parvenir à le spécifier. Je voudrais cependant prendre ce risque en avançant, sans beaucoup de précautions, six propositions relatives à l’expérience de la démocratie sur Internet.

Du fait de son histoire, des choix technologiques qui ont présidé à sa conception, de la manière dont les communautés de développeurs ont imaginé sa gouvernance, des types d’usages qui s’y sont développé, Internet a incorporé un code politique particulier, une forme de vie démocratique qui lui est, si ce n’est propre, du moins suffisamment idiosyncrasique pour lui être associée. Il va de soi que la diversité des pratiques politiques qui se déploient sur le réseau des réseaux interdit d’en faire un modèle unique. Mais il nous semble que, au sein de cette multiplicité, on peut dégager une infrastructure d’ensemble, un horizon normatif commun, et que cet exercice de pensée ne sera pas vain, s’il peut nous aider à identifier les caractéristiques les plus vertueuses de la forme politique de l’Internet face aux changements en cours.

> La suite sur la Vie des Idées

Crédits photos CC FlickR par Gunthert, ElDave

Illustration de la Une en CC par Loguy pour OWNI

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