OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Les data en forme http://owni.fr/2012/08/27/les-data-en-forme-11/ http://owni.fr/2012/08/27/les-data-en-forme-11/#comments Mon, 27 Aug 2012 15:51:32 +0000 Paule d'Atha http://owni.fr/?p=118782 Data en forme, les journalistes de données d'Owni vous proposent de vous localiser en Gaule, de trouver votre âge créatif ou encore de pronostiquer les élections américaines à partir de livres. Au boulot, c'est la rentrée !]]> Finis le soleil, le palmier en Une d’Owni et les JO : la rentrée arrive à grand pas, les sujets sérieux reviennent sur le devant de la scène jusque dans les Data en forme.

Commençons notre 45ème chronique par une innovation portée par le groupe Radio France et réalisée par FaberNovel. Simplement intitulée “Console Twitter”, cette plate-forme permet de suivre l’activité Twitter du groupe et de ses différentes antennes (France Inter, France Info, France Culture, France Bleu, le Mouv, France Musique et FIP). Activité au sens large : suivi des tweets en temps réel, “bruit” global, mentions, retweets, etc. La navigation est fluide grâce aux boutons à droite du tableau de bord et le lexique, particulièrement clair, rend l’application accessible aux non-spécialistes de Twitter.

Cette console est avant tout un outil destiné aux journalistes de Radio France, même s’il est ouvert au public. Une telle innovation de la part d’un groupe public est à saluer : Twitter est désormais reconnu comme un média à part entière et cet outil incitera probablement les journalistes à plus d’interactions avec Twitter et par ce biais, avec les auditeurs connectés. Ce qui soulève également d’autres questions : quelle sera la relation avec l’audience qui va en découler ? Une course au “tweet” va-t-elle s’engager ? Les données fournies par Twitter seront-elles utilisées comme moyen d’évaluer la satisfaction des internautes ?

Une livre d’argent

L’un des plus importants sujets de la saison automne/hiver 2012 de l’actualité sera sans conteste l’élection présidentielle américaine. Cette thématique a déjà inspiré de nombreux projets data et ne tarira pas de si tôt. Deux travaux nous ont particulièrement interpellés cette semaine.

Le premier, gigantesque et fascinant, est celui du Wall Street Journal. Intitulé “Political moneyball”, il recense en un immense graphique de relations les financements des candidats aux élections. Chaque cercle représente un comité, un parti ou un donateur (entreprises, groupement, association, etc.). Vous pouvez cliquer à partir du graphique ou effectuer une recherche selon des critères précis. Les données sont issues de la Commission fédérale pour les élections. Un projet dans lequel on pourrait se perdre des heures et que l’on ne peut qu’admirer pour son apport à la démocratie, l’énorme travail demandé et sa lisibilité.

Plus classique graphiquement mais plus insolite sur le fond, the Amazon Election Heat Map 2012 représente la couleur politique des États américains en fonction de la proportion de livres “bleus” (démocrates) ou “rouges” (républicains) achetés par ses habitants sur le site de vente en ligne du même nom. La couleur des livres est déterminée par l’équipe d’Amazon. L’équipe précise également que :

Les livres ne sont pas des votes, et une carte des achats de livres peut refléter autant une simple curiosité qu’un réel engagement de la part de ces lecteurs ; mais nous espérons que notre carte de l’élection 2012 vous donnera une façon de suivre les changements politiques au travers du pays durant cette période électorale.

L’Amérique en crimes

Chicago Crime, le projet d’Adrian Holovaty recensant les données sur les crimes à Chicago sur une Google Maps, fut l’un des premiers projets de data journalisme au sens où on l’entend actuellement. Créé en 2005, il fut entre autres décrété par le New York Times comme l’un des meilleurs projets de l’année.

Les données sur le crime continuent de nourrir de nombreux projets de data journalisme, comme nous vous le montrions la semaine dernière avec l’application “Murder in America” du Wall Street Journal.

Le New York Times s’est aussi saisi de la question avec la publication des données relatives à la ville de New York entre 2003 et 2011. Les filtres permettent de chercher par mois/heure de la journée ; race/ethnie ; sexe ; âge ; arme utilisée et quartier. L’article [EN] accompagnant l’application est très instructif, expliquant notamment que la période la plus propice au meurtre est l’été. La température est chaude, les gens battent davantage le pavé, tuent davantage ? Le journaliste ne fait pas le lien mais explique qu’en 2011, le mois le plus meurtrier fut septembre (52 morts) puis août (51). Que le nombre de meurtres diminue : on atteint le niveau des années 60, qui n’avait pas été vu depuis longtemps. Que l’on a moins de risque d’être une victime si l’on est une femme. Et autres analyses de données qui rappellent la nécessaire complémentarité entre mise en scène des données et article explicatif.

Une journaliste guatémaltèque, Claudia Méndez Arriaza, s’est lancée dans le même projet pour la ville de Guatemala City. Dans un pays où le taux d’homicides volontaires atteint les 35 pour 100 000 (selon les Données de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime), cette démarche prend une autre dimension, celle de la dénonciation. Son site s’appelle d’ailleurs “Une vie est une vie”. Chaque point sur la carte correspond à un homicide et quand les données existent, le nom de la victime, sa profession et l’arme utilisée y sont mentionnés, pour lutter contre l’oubli.
L’auteur s’explique dans une interview [EN] pour le Knight Center for Journalism in the Americas.

En allemand dans le texte

Autre grand classique de la data visualisation, mais sur lequel il reste encore de nombreuses pistes à explorer : la représentation graphique de budget. Cette visualisation [DE], réalisée par le ministère des finances allemand, présente le budget fédéral. Si comme nous, vous ne parlez pas allemand, cela ne vous empêchera a priori pas de profiter de cette dataviz. Google Translate vous assurera la traduction des mots principaux et vous pourrez tout de même apprécier le scénario de navigation allant du général au plus particulier – Dépenses / Ministère des Affaires sociales / etc. , les graphiques de répartition bien nets et la liste détaillée des actions entreprises avec l’argent public. Danke Bundesministerium des Finanzen.

Ils sont fous ces Romains

Histoire de se détendre un peu après tous ces liens sérieux, nous vous proposons de jeter un oeil au projet “Orbis” de la pourtant sérieuse université de Stanford. Orbis vous propose à peu de choses près le même service que Mappy ou ViaMichelin : calculer votre itinéraire d’un point A à un point B en Europe. Vous pouvez choisir votre mode de transport : à pied, à cheval, à dos de mule ou encore en caravane de chameaux. Oui, car “Orbis” calcule votre itinéraire selon les données d’il y a près de 1 900 ans, au temps de l’empire romain. Ainsi, si vous souhaitiez faire un aller-retour de Paris à Rouen (pardon, Lutèce à Rotomagus), dans une cariole à boeufs, au mois d’août, vous auriez mis 4,9 jours pour faire 243 kilomètres.

Les scientifiques et historiens travaillant sur Orbis ont même fait des cartes isochrones de Rome : c’est-à-dire des cartes dont les frontières sont modifiées pour représenter le temps de trajet pour arriver en son coeur, ici Rome. Le but de ce travail de recherche : comprendre comment une ville a pu soumettre une grande partie de l’Europe, notamment par l’étude de leurs modes de communication.

Pas d’âge pour la créativité ?

L’application “How old are they” [EN] est issue d’une réflexion étonnante : y a-t-il un âge privilégié pour la créativité ? Et si oui, est-il le même pour les romanciers, les musiciens ou les directeurs de films ? Si la liste des heureux élus peut sembler courte, l’idée est intéressante et la réalisation fluide et esthétique. Pas étonnant, periscopic.com est l’une des boîtes spécialisées dans la data (leur slogan : “faire le bien avec la donnée”, rien que ça) avec de beaux projets à leur actif comme Working in America ou Politilines.

Garder le lien

Quelques liens pour prolonger cette plongée hebdomadaire dans le joli monde de la data :

- une interview de Nigel Holmes [EN], spécialiste des “explanation graphics”, longtemps au Time magazine et auteur, s’il fallait n’en garder qu’une, de l’infographie “It’s the economy, stupid !” ;

- la liste des finalistes sélectionnés pour les “Information Is Beautiful Awards” : énormément de beaux projets, dont nous vous avions déjà parlé pour certains dans les Data en forme ;

- le tumblr Dataviz de la Banque Mondiale qui recense les réalisations faites à partir de leurs données : une vraie mine d’or pour comparer les différentes techniques de visualisation et la multitude de projets pouvant être crées avec des sets de données identiques.

Bonne data-semaine à tous !


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Pas de rigueur pour chiffrer le coût du crime http://owni.fr/2011/04/07/pas-de-rigueur-pour-chiffrer-le-cout-du-crime/ http://owni.fr/2011/04/07/pas-de-rigueur-pour-chiffrer-le-cout-du-crime/#comments Thu, 07 Apr 2011 09:16:59 +0000 Thierry Godefroy http://owni.fr/?p=55567

Depuis quelques temps circule un chiffrage du coût de la criminalité en France. L’estimation avancée est de 115 milliards d’euros, ce qui représente 5,6 % du PIB. Repris par les médias et dans des discours politiques, ce chiffre a récemment encore servi comme préambule au rapport Benisti (mission parlementaire sur la prévention de la délinquance des mineurs). Cette évaluation est issue d’une étude de Jacques Bichot (économiste, professeur en retraite de l’Université Lyon 3, collaborateur régulier de l’Institut Montaigne, co-auteur avec Alain Madelin d’un livre intitulé Quand les autruches prendront leur retraite). Cette étude a été publiée sur Internet en avril 2010 par l’Institut pour la Justice, un groupe de pression qui œuvre pour des lois plus sévères afin « de débarrasser réellement la société des sadiques dangereux ». La lecture attentive de cette étude révèle de sérieux problèmes de méthode, des approximations confondantes et des partis pris évidents.

Une addition de choses qui n’ont rien à voir

L’addition de phénomènes aussi différents que des homicides, le proxénétisme, l’immigration clandestine, les cambriolages ou la délinquance informatique… n’a pas grand sens autre que de créer artificiellement un groupe ‘victimes‘ sans homogénéité réelle. Il n’est pas possible d’opposer deux groupes sociaux homogènes celui des profiteurs de la délinquance et celui des victimes. Si l’on prend le phénomène criminel dans sa globalité, cet exercice n’a pas de sens. Un vendeur de drogue peut être la victime d’un vol de voiture et la victime d’un cambriolage commettre des fraudes fiscales et sociales… Il faut se méfier du raisonnement simpliste consistant à construire un chiffre unique et total agrégeant des comportements hétéroclites pesant sur agents différents et relevant de la mise en œuvre des ressources diverses. Ce chiffrage en apparence commode est finalement une fiction.

En conséquence, laisser croire qu’une sorte de cagnotte serait disponible et qu’elle permettait de supprimer l’impôt sur le revenu (cf. p.22 du rapport Bénisti) moyennant quelques mesures plus sévères est totalement démagogique et contraire à toute méthode scientifique. 
Le chiffre de 115 milliards ne s’en tient pas à cette fiction, il additionne également les dépenses privées et publiques de sécurité. Ce qui pose un problème tout simple de circularité du raisonnement. Prenons les énormes dépenses engagées dans la vidéosurveillance ou imaginons un accroissement important des moyens policiers, ces sommes vont mécaniquement alourdir le chiffrage total du « coût du crime » et rendre le problème encore plus impérieux. Ainsi, plus on dépense pour réprimer la délinquance, plus le coût est élevé et l’enjeu important, ce qui nécessite des dépenses encore plus importantes qui à leur tour, etc.

Les mêmes qui se font les avocats de surenchères dans les dépenses technologiques de sécurité courent ainsi après le coût du crime sans aucune chance de ne jamais le diminuer. Et cela pour le plus grand profit des marchands de sécurité.

Une construction aberrante des chiffres

L’estimation monétaire des délinquances empruntent le plus souvent à des calculs indirects. Ils sont donc tributaires de postulats et de quotas calculés par celui qui se livre à l’opération. Le chiffrage de cette étude dépend donc largement de conventions arbitraires, traductions des a priori de l’auteur et de ses commanditaires. Cependant, les approximations ne s’arrêtent pas à l’estimation de la seule contre-valeur monétaire de l’infraction. J. Bichot étend les estimations aux préjudices diffus sans traduction monétaire directe que sont le préjudice moral et le sentiment d’insécurité général. Espace où la chaîne qui relie l’évènement initial au préjudice finale est dénuée de base fiable.
Les observations relatives à la construction du chiffrage peuvent s’organiser autour de trois points.

1) Le parti pris de privilégier les délinquances à victimes directes telles que les violences ou les vols. L’étude compte non pas ce qui est illégal mais ce que l’auteur et ses commanditaires estiment préjudiciables pour l’économie et la société. A cet aune, les choix sont clairs, certaines délinquances sont ignorées et d’autres minorées. Ainsi, toutes les violences ne retiennent pas l’attention de cette étude, le coût des violences n’intègrent ni la violence routière ni celle liée au travail. L’auteur qui n’a de cesse de fustiger : « la possibilité d’être victime (qui) nous pourrit l’existence » (p. 18), ou « le pourrissement de la vie qu’engendrent ces délits » (p. 27, à propos des menaces), et concernant l’immigration clandestine « des gens qui pourriront la vie des autochtones de différentes manières, à commencer par l’augmentation de la délinquance » (p. 32) fait preuve d’une grande compréhension envers la fraude fiscale ou les atteintes à l’environnement. Il ne s’agit plus de compter ce qui est illégal mais seulement ce qui est « préjudiciable » et en matière de finances publiques, lorsque « l’impôt est mauvais … les fraudeurs rendent service à leur concitoyen » (p. 66).

L’étude évalue ainsi ces fraudes à 22,5 milliards d’euros alors que l’estimation plutôt prudente du Conseil des Prélèvements Obligatoires donnerait entre 33 à 44 milliards rapportée à la même période. Enfin, le chiffrage des atteintes à l’environnement estimées « au doigt mouillé » selon l’expression de l’auteur à 20 ME est encore plus déconcertant. L’on ne sait si l’explication tient dans cette remarque de l’auteur : « il existe des infractions d’utilité publique » (p.54) à propos de ces atteintes.

2) Des bases de calculs variables et pas toujours cohérentes. Les estimations des violences et des vols au centre des préoccupations du commanditaire posent d’autres problèmes qui fragilisent les évaluations et les additions de l’auteur. La question des faits constatés, de ceux non-enregistrés et des tentatives ne relève pas de traitements identiques. Ainsi, l’auteur s’en tient aux faits constatés pour les agressions sexuelles (mais non pour les viols qu’il redresse de 50%) ; pour les vols de 2 roues ou les dégradations de véhicules (mais non pour les vols d’automobiles) ; pour les cambriolages des locaux professionnels (mais non pour les vols sur les chantiers).

Lorsque l’auteur cherche à intégrer dans ses calculs les faits non-enregistrés, il s’appuie souvent sur les enquêtes de victimation mais en fait une utilisation variable selon les postes. Ainsi, le résultat de ces enquêtes est jugé excessif pour les viols (peut-être à raison), pour les menaces ou les vols à la tire, mais valide pour les vols avec violence. Enfin, il arrive que les faits constatés soient ajoutés aux chiffres de l’enquête victimation qui est alors assimilée non à un comptage de faits non-enregistrés mais de tentatives (par exemple pour les vols d’automobiles, les vols à la roulotte…).

3) La prise en compte de préjudices diffus de façon arbitraire. On le voit l’exercice d’évaluation de coûts de types très différents : butin d’un vol, pertes de production résultant des atteintes à la vie humaine ou en conséquence de l’oisiveté supposée des trafiquants de drogue, coût pour les intéressés (immigration clandestine), ou CA de commerces illicites (armes, animaux…), contrepartie monétaire de la disparition de biens ou gain retiré de l’infraction, est très dépendant des choix fait au fil de l’étude. L’auteur ne s’en tient cependant pas à ces coûts immédiats, il étend les estimations à deux autres types de coûts pour rendre compte du préjudice moral et du sentiment d’insécurité.
 Le premier évalue les désagréments ou le traumatisme résultant de l’évènement, les démarches des victimes, le préjudice moral des proches ou le stress… Le second estime des préjudices encore plus diffus en rapport avec la peur ressentie par tous ceux qui n’ont pas vécu l’évènement « mais qui ex ante savent avec angoisse que cela pourrait leur arriver » (p11).

L’auteur part du postulat que « chaque infraction, en tant qu’elle est constitutive du danger cause un préjudice infinitésimal à chaque habitant » (p. 73). Fort de cette proposition, l’auteur postule une série de forfaits arbitraires et variables selon les infractions.
 Ainsi, le préjudice moral par exemple est estimé à 100 € pour les vols à la roulotte ou les vols simples, à 500 € pour les cambriolages ou les vols violents et atteint 1000 € pour les vols d’automobiles. Il peut même dépasser la valeur du préjudice monétaire, le préjudice moral relatif aux atteintes à la dignité (2000 €) est le double du coût monétaire.

Les bases de la valorisation forfaitaire du sentiment d’insécurité aussi obscures

Les bases de la valorisation forfaitaire du sentiment d’insécurité restent tout aussi obscures. L’exemple du préjudice retenu pour les outrages et violences à dépositaire de l’autorité résume bien le raisonnement « chacun des 60 millions d’habitants soucieux de vivre dans un Etat de droit subit un préjudice d’un millième d’euro lorsque se produit un coup de canif dans cette partie du contrat social qu’est le respect dû aux représentant de l’autorité légitime. Cette base modeste conduit à 5,90 € pour chaque Français » (p. 65). Sur ce modèle, l’étude crédite le sentiment d’insécurité attaché aux vols simples de 4 € par adulte, de 2 € pour les personnes âgés victimes de vols avec entrée par ruse, de 5 € pour les particuliers internautes victimes de délinquance informatique, de 10 € par adulte pour les Homicides…

Au total, la valorisation arbitraire du sentiment d’insécurité ajoute 4,5 milliards.

On le voit, ces évaluations qui associent à des a priori des forfaits au doigt mouillé sont finalement moins une estimation vraisemblable des délinquances et de leur contrôle d’abord qu’un appui aux discours sécuritaires agressif des commanditaires.

Pour aller plus loin : 
Une version plus détaillée de cette analyse de Thierry Godefroy est disponible sur le site du CESDIP


Publié initialement sur le site de Laurent Mucchielli sous le titre Le coût du crime selon « l’Institut pour la justice » : une étude bien peu rigoureuse

Image Flickr  Pas d'utilisation commercialePas de modification Funky64 (www.lucarossato.com)

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Usurper n’est pas jouer http://owni.fr/2010/12/07/usurper-n%e2%80%99est-pas-jouer/ http://owni.fr/2010/12/07/usurper-n%e2%80%99est-pas-jouer/#comments Tue, 07 Dec 2010 07:33:54 +0000 Jerome Thorel http://owni.fr/?p=37528

Cet été, un mystérieux groupe d’activistes a organisé un canular médiatique qui n’a pas plu du tout au ministère français des Affaires étrangères. Comble de l’irrévérence, la plaisanterie a crevé l’écran le 14 juillet dernier. Dans une déclaration solennelle prêtée à une porte-parole de la diplomatie française dans une vidéo, il s’agissait de dévoiler un “accord-cadre pour la reconstruction d’Haïti à l’occasion de la fête nationale” qui devait se traduire par le versement de la somme rondelette de 17 milliards d’euros. Extrait de cette déclaration :

“Depuis qu’Haïti a été dévasté par le terrible séisme du 12 janvier dernier, la France a appelé à l’annulation internationale de la dette d’Haïti.

Pendant trop longtemps, Haïti a croulé sous le fardeau de sa dette internationale. Dette qui s’est ajoutée aux catastrophes naturelles pour hypothéquer le développement du pays au cours des dernières décennies. Par conséquent, le désastre qui s’est abattu sur le peuple haïtien n’est pas simplement le résultat du séisme du mois de janvier. Il est aussi en partie le résultat de politiques économiques et sociales.

(…) En vertu de l’Accord-cadre pour la reconstruction d’Haïti dévoilé ce jour par le ministère des Affaires étrangères et européennes, la France rendra les 90 millions de francs or qu’elle avait exigés de la part d’Haïti pour le dédommagement des colons, à la suite de son indépendance, au début du dix-neuvième siècle.

(…) Selon ce nouvel accord-cadre, les 90 millions de francs or qu’Haïti a dû débourser entre 1825 et 1947 seront remboursés sous forme de versements annuels sur une période de 50 ans. Si l’on tient compte de l’inflation ainsi que d’un taux d’intérêt minime de 5 pour cent par an, la somme totale s’élève à 17 milliards d’euros.

Un budget de 2 millions d’euros sera débloqué dès la fin du mois. Le ministre Bernard Kouchner sera disponible pour des commentaires après les célébrations de la fête nationale.”

Des exilés haïtiens à l’origine du canular diplomatique

Quelques jours plus tard, ce canular diplomatique fut “revendiqué” à Montréal, au Canada, par un groupe d’exilés haïtiens rassemblés sous la bannière d’une organisation à l’acronyme provocateur, CRIME (“Comité pour le remboursement immédiat des milliards envolés d’Haïti”). Leur action politique, relayée un mois plus tard par un appel lancé dans les pages Rebonds de Libération, fait référence à l’histoire mouvementée de l’indépendance de cette île des Caraïbes, la première à avoir quitté le giron français. Prononcée sous le règle de Bonaparte, en 1804, cette indépendance devra attendre 1825 pour que la France la reconnaisse officiellement, contre une “indemnité de 150 millions de francs-or”, somme ramenée en 1838 à 90 millions de francs-or (dixit la fiche de Wikipedia. C’est cette “dette coloniale” que les activistes voulaient remettre au goût du jour.

Pour diffuser la supercherie, les membres du groupe ont créé un site factice reprenant les logos, rubriques du site officiel, dont l’URL http://diplomatiegov.info est proche du véritable nom de domaine de la diplomatie française, à savoir http://diplomatie.gouv.fr.

Les activistes haïtiens disent s’être inspiré des Yes Men, experts ès canulars, rodés à berner les industriels comme les grandes institutions. Le vénérable GATT (ancêtre de l’OMC) fur leur première victime d’envergure, alors que leur dernière cible [en] fut le ministère canadien de l’Environnement, en 2009. Les autorités mettront six mois pour faire éteindre les deux sites internet fantoches (du domaine .ca) créés pour l’occasion.

De son côté, le Quai d’Orsay réagissait aussitôt, dès le 15 juillet, en menaçant les responsable de ce gag de “poursuites judiciaires”. L’un de ses agents s’est même fait pincer bêtement en train de menacer, sur son téléphone personnel, l’une des personnes à l’origine de ce coup d’éclat. Bêtement, car ce responsable se verra ensuite identifié publiquement et des extraits de ce coup de fil seront publié sur le site factice.

Le dossier transmis voilà quatre mois et depuis…

Plus de quatre mois après les faits, le Quai d’Orsay n’est pas plus avancé. Joint par OWNI.fr, l’un de ses porte-parole, Éric Bosc – nous avons vérifié sur le véritable site Internet… – indique que ses services “ont transmis le dossier à la Chancellerie” dès cet été, sans pouvoir dire où en est la procédure. Le ministère de la Justice, également sollicité, n’a pas été en mesure de nous en dire plus.

Reste que pour régler un tel cas d’école, la législation française n’est pas encore adaptée. Il existe bien des dispositions tendant à réprimer le “cybersquatting” et le “clonage” des logos, mais elles répondent surtout au droit des marques (code de la propriété intellectuelle), peu adapté à laver la réputation d’une administration. D’autant que même sur la foi de ce “droit des marques”, deux grandes entreprises, Danone et Areva, se sont déjà cassées les dents lorsqu’elles ont voulu étouffer la critique en défendant leur image de marque. Danone était visé par un appel au boycott de la part du Réseau Voltaire suite à des délocalisations ; et Areva était la cible d’une campagne antinucléaire de Greenpeace (gagné aussi son procès en appel). Choux blanc pour ces deux multinationales.

Bref, l’usurpation d’identité numérique de personnes physiques ou morales, publiques ou privées, n’est pas encore inscrite dans le code pénal, comme l’analyse ici cet avocat parisien. C’est un délit civil, tout au plus. Cela peut relever du pénal si “le fait de prendre le nom d’un tiers [a été réalisé] dans des circonstances qui ont déterminé ou auraient pu déterminer contre celui-ci des poursuites pénales” (article 434-23 du Code pénal – 5 ans de prison et 75.000 euros d’amende). Dans le cas présent, faire passer la France pour un État “trop généreux” n’est pas encore un délit.

Une proposition de loi, préparée il y a déjà cinq ans par le sénateur socialiste Michel Dreyfus-Schmidt (disparu depuis), devait mettre tout le monde d’accord. Ce texte, “tendant à la pénalisation de l’usurpation d’identité numérique sur les réseaux informatiques”, prévoyait d’amender le code pénal de la sorte :

“Est puni d’une année d’emprisonnement et de 15.000 euros d’amende, le fait d’usurper sur tout réseau informatique de communication l’identité d’un particulier, d’une entreprise ou d’une autorité publique.”

Néanmoins, le sénateur était essentiellement motivé pour agir contre les arnaques visant intentionnellement à extorquer des fonds à des internautes abusés par un e-mail falsifié (comme le “physing” par exemple, lire l’exposé des motifs).

Après le décès du sénateur, sa proposition sera reprise en novembre 2008, dans les mêmes termes et avec les mêmes motifs, par la sénatrice UMP Jacqueline Panis.

Finalement, la très controversée LOPPSI-2, qui devait être examiné en 2ème lecture à l’Assemblée en novembre, une discussion repoussée au 14 décembre, intègre en son article 2 une disposition presque similaire. Presque, car cette fois aucune référence n’est faite à une “autorité publique”. Seules les personnes physiques sont visées par ce article de la LOPPSI :

Article 2

Après l’article 226-4 du code pénal, il est inséré un article 226-4-1 ainsi rédigé :

“Art. 226-4-1. – Le fait d’usurper l’identité d’un tiers ou une ou plusieurs données de toute nature permettant de l’identifier en vue de troubler sa tranquillité ou celle d’autrui, ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération, est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.”

“Cette infraction est punie des mêmes peines lorsqu’elle est commise sur un réseau de communication électronique ouverte au public.”

La lutte contre l’escroquerie intentionnelle visée

Cette loi ne pourra de toutes façons pas s’appliquer au canular du CRIME, car elle ne peut être rétroactive. Mais c’est sans doute un début, avance Jacqueline Panis. “Le fait que le gouvernement ait repris cet article dans la LOPPSI est déjà un succès, dit-elle à OWNI. Mais c’est vrai que cette disposition n’est pas destinée à s’appliquer à une affaire comme celle dont vous faites référence”. D’autant que les amendements déposés début octobre (*) par les députés ne contredisent pas cette tendance : c’est bien la lutte contre l’escroquerie intentionnelle qui est visée.

À droite, on cherche à aménager le texte pour augmenter les peines encourues (2 ans et 20.000 euros d’amende). À gauche, on flaire l’entourloupe jusqu’à demander la suppression de l’article 2. “Le présent article, susceptible d’une interprétation particulièrement large du fait de l’imprécision et de l’incohérence de sa rédaction, générerait une insécurité juridique préjudiciable notamment à la liberté d’expression”, écrivent les députés Mamère et Braouzec. Bref, aucune trace de volonté d’agir en direction de l’usurpation intentionnelle pouvant porter atteinte à l’image ou à la réputation d’une institution de la République.

Du côté des responsables de ce “hoax” politique, on ne s’inquiète guère. “Nous n’avons aucune nouvelles des ‘plaintes’ évoquées par le Quai d’Orsay après notre action cet été”, indique à OWNI l’une des personnes impliquées, qui a demandé à être identifiée sous le pseudonyme de Laurence Fabre. “Sans parler du fait que porter plainte contre nous, pour une histoire de site internet, serait un peu ridicule.”

Image CC Flickr ohad* et neolao

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Internet stimule l’imbécilité http://owni.fr/2010/03/03/internet-stimule-l%e2%80%99imbecilite/ http://owni.fr/2010/03/03/internet-stimule-l%e2%80%99imbecilite/#comments Wed, 03 Mar 2010 11:30:47 +0000 Thierry Crouzet http://owni.fr/?p=9342 3648178346_7703e25f821-450x262

De nos jours, aux États-Unis. Pour avoir participé à un viol collectif, 7 mois de prison1. Pour un braquage à main armée, 18 mois. Pour l’enregistrement vidéo d’un film dans une salle, 24 mois2. Pendant que de plus en plus de gens dénigrent Internet, prétendent qu’il n’a aucune influence politique et sociale, les tribunaux dispensent des peines disproportionnées pour des délits survenus sur Internet. Dans le même temps, les gouvernements votent des lois pour réduire la liberté des internautes. N’est-ce pas paradoxal ?

Si Internet n’avait aucune importance, pourquoi faudrait-il légiférer à son sujet ? Pourquoi faudrait-il pénaliser des activités qui ne mettent en danger la vie de personne ? Pourquoi même faudrait-il en parler ? Mais si on en parle autant, n’est-ce pas que quelque chose couve ? Peut-être pas quelque chose qui a été prévu, mais quelque chose d’encore innommable.

Le viol, le braquage à main armé, le crime… n’effraient pas les structures de pouvoir. Elles les ont intégrés et même abondamment pratiqués au cours de l’histoire. Le piratage d’un film constitue, en revanche, une menace plus subversive. Il s’agit de manipuler l’information, de la transférer par des canaux alternatifs, des canaux qui échappent aux structures de pouvoir. Elles n’ont pas l’intention de se laisser contourner.

Alors Internet n’a aucun impact sociétal ? Par leurs réactions musclées, les gens de pouvoir me paraissent plus lucides que l’intelligentsia techno-sceptique.

Books

Dans son numéro de mars-avril, la revue Books titre en cover Internet contre la démocratie ? Bien sûr pour égratigner Internet. Je vais y revenir. Mais ne trouvez-vous pas étrange que ces revues papier qui peinent à cause d’Internet ne cessent de dénigrer Internet ?

Comment les prendre au sérieux ? Si Internet change un tant soit peu la société, leur modèle ne tient pas. Comment voulez-vous que ces journalistes soient objectifs ? Le rédacteur-en-chef de Books avoue d’ailleurs dans son édito que sa revue est loin de l’équilibre.

J’imagine ce qu’il pense : « Que ce serait bien si Internet pouvait se dégonfler, si on pouvait en revenir à l’ancienne économie du papier. Alors essayons d’entretenir cette idée d’un Internet malsain pour entretenir cette autre idée que les informations de qualité ne se trouvent que sur le papier. » Ce point de vue traverse le dossier de Books.

Vous allez peut-être vous demander si les défenseurs d’Internet sont eux-mêmes objectifs ? Si Internet se développe, nous gagnons par ricochet du prestige. D’un autre côté, nous aussi, surtout ceux qui comme moi vivent de l’écriture, nous ne gagnons rien à ce développement, il ne nous paie pas plus que les journalistes des magazines qui agonisent (et même moins). Si nous nous engageons pour Internet, c’est parce que nous croyons qu’il ouvre de nouvelles possibilités historiques. Nous le faisons, en tout cas je le fais, par militantisme.

Oui, nous sommes des militants, nous ne sommes donc pas objectifs, mais nous ne nous contentons pas du monde que nous observons. Nous voulons le transformer, l’orienter dans la mesure de nos moyens dans une direction qui nous paraît plus agréable (je reste vague au sujet de cet agréable pour laisser la place à une pluralité d’agréables).

La technique du Lone Wolf

Lors de cette brillante conférence, Alain Chouet nous explique qu’Al Qaïda est morte entre 2002 et 2004 :

Ce n’est pas avec un tel dispositif [une cinquantaine de terroristes vivant en conditions précaires dans des lieux reculés et avec peu de moyens de communication] qu’on peut animer à l’échelle planétaire un réseau coordonné de violence politique.

Preuve : aucun des terroristes de Londres, Madrid, Casablanca, Bali, Bombay… n’ont eu de contact avec l’organisation. Chouet nous présente tout d’abord la vision traditionnelle de ce qu’est une structure politique hiérarchisée. Pour agir à l’échelle globale, elle a besoin de liens fonctionnels. Il faut que des gens se parlent et se rencontrent et se commandent les uns les autres. Si ces critères ne sont pas remplis, la structure n’existe pas, Al Qaïda n’existe pas.

Chouet montre toutefois qu’une autre forme d’organisation existe, un réseau de gens isolés, les loups solitaires qui se revendiquent d’Al Qaïda. Maintenant que l’information circule, n’importe quel terroriste peut se dire d’Al Qaïda s’il se sent proche des valeurs d’Al Qaïda. Il n’a pas besoin adhérer au parti pour être membre du parti.

Pour Chouet, on ne combat pas une structure en réseau avec des armées hiérarchisées. On ne fait ainsi que créer des dommages collatéraux qui ont pour effet d’engendrer de nouveaux terroristes. Pour s’attaquer au réseau, il faut une approche en réseau. Exemple : proposer en tout point du territoire une éducation et une vie digne aux hommes et aux femmes qui pourraient devenir membres du réseau.

Tous ceux qui critiquent Internet et même tous ceux qui théorisent à tort et à travers à son sujet devraient écouter et réécouter cette conférence d’Alain Chouet. Trop souvent, ils pensent hiérarchies et oublient que le Web a été construit par des loups solitaires (à commencer par Tim Berners-Lee qui a travaillé en perruque au CERN). Pour créer un site Web, nous n’avons rien à demander à personne.

Inversement, si des gens veulent utiliser internet pour s’attaquer à des structures centralisées, ils ont tout intérêt à adopter une stratégie en réseau (à moins d’être de force égale ou supérieure à leurs ennemis centralisés).

Le cyberoptimisme

En introduction du dossier de Books, Olivier Postel-Vinay veut en finir avec le cyberoptimisme. C’est un peut comme s’il écrivait qu’il fallait en finir avec l’église catholique, l’anarchisme ou le capitalisme. Le cyberoptimisme, c’est l’engagement militant que j’évoquais.

Il ne s’agit pas d’en finir mais de faire que cet optimisme se concrétise et transforme la société, cette société pas toujours belle à voir. Sans optimisme, elle risque de se gâter davantage. Et puis optimisme rime-t-il avec irréalisme ? Je ne vois pas de lien de cause à effet.

Et puis quand on écrit dans un canard qui se prétend sérieux et qu’on fait parler des gens comme Berners-Lee, on les cite. Où le père du Web a-t-il dit qu’Internet pouvait jouer un rôle sur le plan démocratique ?

[Berners-Lee] se persuada très tôt du rôle positif, voire révolutionnaire, que ce nouvel instrument pourrait jouer sur le plan de la démocratie, écrit Postel-Vinay. Avec le Web, Internet offrait désormais à tout un chacun la possibilité de s’exprimer immédiatement dans la sphère publique et d’y laisser une trace visible par tous, dans le monde entier. Bien avant l’apparition de Google et autres Twitter, l’outil affichait un énorme potentiel de rénovation civique.

Que de confusions. Internet tantôt un instrument, tantôt un outil, pourquoi pas un media. Internet est bien plus que tout cela : un écosystème où l’ont peut entre autre, créer des outils. Il ne faut pas confondre le Web et les services Web comme Google ou Twitter. Cette confusion peut avoir des conséquences aussi dramatiques que de prendre Al Qaïda pour une structure hiérarchique et l’affronter comme telle.

Le Web est une structure décentralisée, en grande partie auto-organisée. Google, Twitter, Facebook… sont des entreprises centralisées, structurées sur le même modèle que les gouvernements les plus autocratiques de la planète. Comment imaginer que des citoyens pourraient faire la révolution en recourant à ces services ? Il faut être un cyberdumb comme Clay Shirky pour le croire. Alors doit-on dénigrer Internet à cause d’un seul imbécile avec pignon sur rue outre atlantique ?

La partie politique du dossier de Books ne s’appuie que sur les théories de Shirky critiquées par Evgueni Morozov. C’est surréaliste. Shirky vit dans le monde des capital-risqueurs américains. Vous vous attendez à une quelconque vision politique novatrice venant d’un tel bonhomme ?

Comment quelqu’un nourri à la dictature de l’argent pourrait penser la révolution politique ? Il ne le peut pas. Pour lui la révolution ne peut passer que par les services cotés en bourse. On n’abat pas la dictature avec des outils dictatoriaux sinon pour établir une nouvelle dictature.

Il faut arrêter de prendre Shirky en exemple et de généraliser ses idées à tous les penseurs du Web. Surtout à Berners-Lee qui n’a jamais fait fortune. Qui s’est toujours tenu à l’écart du monde financier.

Dans Weaving the Web, il évoque le rôle de la transparence des données et de leur interfaçage (ce qu’il appelle le Web sémantique). Il a souvent depuis répété que les démocraties se devaient d’être transparentes, ce que permet le Web. Ce n’est pas quelque chose d’acquis et c’est pourquoi il faut des militants. Le Web en lui-même ne suffit pas. Sa simple existence ne change pas le monde. C’est à nous, avec lui, de changer le monde.

La volonté de puissance

En 2006, quand j’écrivais Le cinquième pouvoir, nous en étions encore à une situation ouverte. Les militants comme les activistes politiques utilisaient divers outils sociaux de petite envergure qu’ils détournaient parfois de leur cible initiale. Personne ne savait a priori d’où le vent soufflerait.

Aujourd’hui, tout le monde partout dans le monde utilise les mêmes outils, des monstres centralisés faciles à contrôler (espionner, bloquer, contraindre… il suffit de suivre les péripéties de Google en Chine). De leur côté, les partis politiques, à l’image des démocrates d’Obama durant sa campagne 2008, créent leurs propres outils pour mieux contrôler leurs militants. D’ouverte, nous sommes passés à une situation fermée. La faute en incombe à trois composantes sociales.

  1. Les engagés qui se mettent en situation de faiblesse en utilisant des outils centralisés.
  2. Les forces politiques traditionnelles, au pouvoir ou à sa poursuite, qui elles aussi mettent en place des outils centralisés pour mieux contrôler (et on peut accuser tous ceux qui les conseillent afin de s’enrichir).
  3. Les développeurs de services qui veulent eux aussi contrôler et qui poussent à la centralisation pour maximiser leurs bénéfices.

Ce n’est pas en utilisant Twitter, ou tout autre service du même type, que les citoyens renverseront la dictature ou même provoqueront des changements de fond dans une démocratie.

[…] les six derniers mois [de la révolution iranienne] peuvent être vus comme attestant l’impuissance des mouvements décentralisés face à un état autoritaire impitoyable – même quand ces mouvements sont armés d’outils de protestation moderne, écrit Morozov.

Nouvelle confusion entre bottom-up, ce mouvement qui monte de la base iranienne, et la décentralisation qui elle n’est accessible que par l’usage d’outils eux-mêmes décentralisés. La modernité politique est du côté de ces outils, pas de Twitter ou Facebook qui ne sont que du téléphone many to many à l’âge d’Internet.

Avec ces outils centralisés, on peut au mieux jouer le jeu de la démocratie représentative installée, sans jamais entrer en conflit avec les intérêts de ces forces dominantes. Impossible de les utiliser pour proposer des méthodes réellement alternatives à celles choisies par les gouvernements. Par exemple, si les monnaies alternatives se développent avec des outils centralisés, elles seront contrées dès qu’elles dérangeront.

  1. Un service centralisé est contrôlable car il suffit d’exercer des pressions sur sa hiérarchie.
  2. Un service centralisé est contrôlable car il dépend d’intérêts financiers. Rien de plus confortable que de céder à des tyrans en échange de revenus conséquents.
  3. Un service centralisé n’est presque jamais philanthropique.
  4. Un service centralisé dispose d’une base de données d’utilisateurs. Il ne garantit pas la confidentialité. « Sans le vouloir, les réseaux sociaux ont facilité la collecte de renseignements sur les groupes militants, écrit Morozov. » Sans le vouloir ? Non, leur raison commerciale est de recueillir des renseignements pour vendre des publicités.
  5. Un service centralisé où tout le monde se retrouve c’est comme organiser des réunions secrètes aux yeux de ses ennemis.
  6. Un service centralisé est par principe facile à infiltrer.

Cette liste des faiblesses politiques des outils comme Twitter ou Facebook pourrait s’étendre presque indéfiniment. Il faut être naïf pour songer un instant que la révolution passerait par ces outils. Le capitalisme ne peut engendrer qu’une révolution capitaliste. Une révolution pour rien : le passage d’une structure de pouvoir à une autre. Pour les asservis, pas beaucoup d’espoir à l’horizon.

Dans Le cinquième pouvoir, je parle de la nécessité de nouvelles forces de décentralisation. Aujourd’hui, les partis mais aussi les militants n’utilisent le Web que comme un média un peu plus interactif que la télévision. Pas de quoi encore changer la face du monde. C’est ailleurs que se joue la révolution sociale de fond.

Si les dictatures s’adaptent sans difficulté aux outils centralisés comme le montre Morozov, elles sont tout aussi dans l’embarras que les démocraties pour lutter contre le P2P. Cela montre la voie à un activisme politique indépendant et novateur, quels que soient les régimes politiques. Pour envisager la rénovation avec le Web, il faut adopter la logique du Web, c’est-à-dire la stratégie des loups solitaires.

  1. Usage d’outils décentralisés, notamment du P2P.
  2. Aucun serveur central de contrôle.
  3. Anonymat garanti.
  4. Force de loi auto-organisée pour éviter les dérives pédophiles, mafieuses…
  5. Économie où Internet est si vital qu’il ne peut pas être coupé ou même affaibli sans appauvrir les structures dominantes. Ce dernier point est fondamental.

À ce jour, seul le Web lui-même s’est construit en partie suivant cette approche, ainsi que les réseaux pirates et cyberlibertaires de manière plus systématique.

La démocratie P2P

Mais qu’est-ce qu’on appelle démocratie ? Quelle démocratie Internet pourrait-il favoriser ? Utilisé pour sa capacité à engendrer des monstres centralisés, il ne peut que renforcer le modèle représentatif, quitte à le faire verser vers la dictature.

Internet est potentiellement dangereux (mais qu’est-ce qui n’est pas dangereux entre nos mains ?). Il peut en revanche nous aider à construire un monde plus décentralisé, un monde où les pouvoirs seraient mieux distribués, où la coercition s’affaiblirait, où nous serions moins dépendants des structures d’autorités les plus contestables.

Exemple. Les blogueurs ont potentiellement le pouvoir de décentraliser la production de l’information et sa critique. Je dis bien potentiellement. À ce jour, le phénomène est encore marginal. Mais ne nous précipitons pas. Le Web a vingt ans. Il y a dix ans la plupart des Internautes ne savaient rien d’Internet. Nous ne pouvons pas attendre du nouvel écosystème qu’il bouleverse la donne du jour au lendemain. Ce serait catastrophique et sans doute dangereux. Que les choses avancent lentement n’est pas un mal.

Alors n’oublions pas de rêver. Mettons en place les outils adaptés à nos rêves et utilisons-les dès que nécessaire pour résister. Ne commettons pas l’imprudence de nous croire libres parce que nous disposons d’armes faciles à retourner contre nous.

Avez-vous vu un gouvernement favoriser le développement du P2P ? Certains parmi les plus progressistes le tolèrent, les autres le pénalisent. Le P2P fait peur. Voilà pourquoi un pirate inoffensif écope de 2 ans de prison. Voilà pourquoi aussi il n’y aura de révolution politique qu’à travers une démocratie P2P.

Cessons de nous demander en quoi Internet bouleverse la démocratie représentative. En rien, en tout cas en rien de plus que la télévision en son temps, il exige de nouvelles compétences et favorisent d’autres hommes, au mieux peut-être porteur d’idées plus novatrices, mais rien n’est moins sûr.

Si Internet doit bouleverser la politique, c’est en nous aidant à inventer une nouvelle forme de démocratie, une démocratie moins autoritaire, une démocratie de point à point, une démocratie de proximité globale.

Au fait, j’ai titré ce billet “Internet stimule l’imbécilité” parce que la peur d’Internet fait dire n’importe quoi à des gens qui ne savent pas ce qu’est Internet et qui recoupent des textes écrits par des intellectuels qui eux-mêmes ne connaissent pas Internet (et la régression pourrait être poussé bien loin).


(1) J’ai trouvé ces peines dans un commentaire sur Numerama. J’ai un peu fouillé pour constater que les peines pour viol aux US étaient de durée variable mais parfois de juste 128 jours de prison.

(2) Dans le même article de Numerama.

> Article initialement publié sur Le peuple des connecteurs

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