OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Vers une économie de la contribution http://owni.fr/2011/11/30/vers-une-economie-de-la-contribution/ http://owni.fr/2011/11/30/vers-une-economie-de-la-contribution/#comments Wed, 30 Nov 2011 11:20:41 +0000 Quentin Noirfalisse http://owni.fr/?p=88788 Cliquer ici pour voir la vidéo.

Ce n’est plus un secret pour personne : le capitalisme est en train d’être dévoré par ses propres effets toxiques. En 2005, parmi d’autres voix peu écoutées alors, une association française, Ars Industrialis, lancée par quatre philosophes et une juriste, avait sonné le tocsin. A l’époque, leur manifeste décrivait les dangers d’un capitalisme “autodestructeur” et la soumission totale aux “impératifs de l’économie de marché et des retours sur investissements les plus rapides possibles des entreprises” et notamment celles actives dans les médias, la culture ou les télécommunications.

Aujourd’hui, l’association comporte plus de 500 membres, économistes, philosophes, informaticiens et toxicologues (car le capitalisme est devenu “addictif” et “pulsionnel”) confondus et ne semble pas s’être trompée de sonnette d’alarme. “Nous faisons partie des gens qui ont soulevé, dès 2006, l’insolvabilité chronique du système financier américain. On nous riait au nez, à l’époque”, explique le philosophe Bernard Stiegler, fondateur d’Ars Industrialis et directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou.

Malaise du consumérisme

L’homme habite un petit moulin industriel reconverti en maison à Epineuil-le-Fleuriel, au beau milieu de la France paysanne. Entre quelques cris de paons, il vient de nous détailler le malaise qui s’empare de tous les échelons de la société.

Au 20ème siècle, un nouveau modèle s’est substitué au capitalisme industriel et productiviste du 19ème : le consumérisme, qu’on assimile au Fordisme et qui a cimenté l’opposition producteur/consommateur. Le capitalisme productiviste supposait la prolétarisation des ouvriers. Ceux-ci perdaient tout leur savoir-faire qui était transféré aux machines. Avec le consumérisme, ce sont les consommateurs qui perdent leur savoir-vivre, ce qui constitue la deuxième phase de la prolétarisation.

Chez Stiegler, le savoir-vivre, c’est ce qui permet à un homme de pouvoir développer ses propres pratiques sociales, d’avoir un style de vie particulier, une existence qui n’est pas identique à celle de son voisin.

Le problème du capitalisme, c’est qu’il détruit nos existences. Le marketing nous impose nos modes de vie et de pensée. Et cette perte de savoir-faire et de savoir-vivre devient généralisée. Beaucoup d’ingénieurs n’ont plus que des compétences et de moins en moins de connaissances. On peut donc leur faire faire n’importe quoi, c’est très pratique, mais ça peut aussi produire Fukushima. L’exemple ultime de cette prolétarisation totale, c’est Alan Greenspan, l’ancien patron de la Banque fédérale américaine, qui a dit, devant le Congrès américain qu’il ne pouvait pas anticiper la crise financière parce que le système lui avait totalement échappé.

Que la justification de Greenspan soit sincère ou non, il n’en ressort pas moins que le système ultra-libéral qu’il a sans cesse promu a engendré la domination de la spéculation à rendement immédiat sur l’investissement à long terme. Nous assistons, déplore Stiegler, au règne d’une “économie de l’incurie” dont les acteurs sont frappés d’un syndrome de “déresponsabilisation” couplé à une démotivation rampante.

Où se situe la solution ? Pour Stiegler, l’heure est venue de passer du capitalisme consumériste à un nouveau modèle industriel : l’économie de la contribution. En 1987, le philosophe organise une exposition au Centre Pompidou : “Les mémoires du futur” où il montra que “le 21ème serait une bibliothèque où les individus seraient mis en réseaux, avec de nouvelles compétences données par des appareils alors inaccessibles.”

Depuis, Stiegler a chapeauté la réalisation de logiciels et réfléchit le numérique, convaincu qu’il est, en tant que nouvelle forme d’écriture, un vecteur essentiel de la pensée et de la connaissance. Il a observé de près le mouvement du logiciel libre. C’est de là qu’aurait en partie germé l’idée d’une économie de la contribution. Car dans le “libre”, l’argent n’est plus le moteur principal. Il cède la place à la motivation et la passion, deux valeurs en chute libre dans le modèle consumériste. La question du sens donné aux projets par leurs participants y occupe une place centrale.

Le logiciel libre est en train de gagner la guerre du logiciel, affirme la Commission européenne. Mais pourquoi ça marche ? Parce que c’est un modèle industriel – écrire du code, c’est éminemment industriel – déprolétarisant. Les processus de travail à l’intérieur du libre permettent de reconstituer ce que j’appelle de l’individuation, c’est-à-dire la capacité à se transformer par soi-même, à se remettre en question, à être responsable de ce que l’on fait et à échanger avec les autres. Cela fait longtemps, par exemple, que les hackers s’approprient les objets techniques selon des normes qui ne sont pas celles prescrites par le marketing.

De la même manière, une “infrastructure contributive” se développe, depuis deux décennies, sur un Internet qui “repose entièrement sur la participation de ses utilisateurs”. Elle a permis, entre autres, d’accoucher de Wikipédia et de substituer à la dualité consommateur/producteur un ensemble de contributeurs actifs. Ceux-ci créent et échangent leurs savoirs sur le réseau, développant ainsi des “milieux associés” où ils peuvent façonner leurs propres jugements. Pour Stiegler, cette capacité à penser par soi-même propre au modèle contributif, est constitutive d’un meilleur fonctionnement démocratique.

Poison et remède

Pas question, toutefois, de tomber dans un angélisme pontifiant. Dans ses textes, il décrit le numérique comme un “pharmakon”, terme grec qui désigne à la fois un poison et un remède, “dont il faut prendre soin”. Objectif : “lutter contre un usage de ces réseaux au service d’un hyperconsumérisme plus toxique que jamais”, peut-on lire dans le Manifeste d’Ars Industrialis. Stiegler complète, en face-à-face : “Le numérique peut également aboutir à une société policière. Soit on va vers un développement pareil, soit vers l’économie de la contribution.”

D’ores et déjà, des embryons de ce modèle naissent dans d’autres domaines. “Une agriculture contributive existe déjà. L’agriculteur et ses consommateurs deviennent des partenaires, en s’appuyant notamment sur le web.” En France, cela se fait au travers des AMAP, les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, où les différents acteurs se mettent d’accord sur la quantité et la diversités des denrées à produire. Stiegler poursuit :

Dans l’univers médical, les patients sont parfois intégrés à la recherche, comme ce qu’a fait le professeur Montagnier avec les malades du SIDA. Nous pensons également qu’il y a des domaines contributifs en énergie, où l’idée serait de produire autant que l’on reçoit, grâce aux réseaux de distribution intelligents, les smart grids. C’est bien sûr totalement contraire aux intérêts des grands groupes.

Ainsi, l’idée d’une économie de la contribution implique que des pans entiers de nos sociétés sont à réinventer. Stiegler énumère certains besoins : “une politique éducative en relation avec le numérique, un nouveau droit du travail, un système politique déprofessionnalisé, un monde de la recherche où professionnels et amateurs sont associés. Nous plaidons beaucoup pour cette figure de l’amateur, qui aime ce qu’il fait et s’y investit complètement.” Reste, finalement, la question de l’argent. La valeur produite par les contributeurs n’est pas toujours monétarisable, mais peut avoir un impact sur l’activité économique. Ainsi, les articles de Wikipédia permettent à Bernard Stiegler d’écrire beaucoup plus vite qu’avant. “La puissance publique doit être en charge d’assurer la solvabilité des contributeurs. Quelqu’un qui a un projet intéressant doit pouvoir recevoir de l’argent. Cela s’inscrit dans le sillage de thèses classiques comme le revenu minimum d’existence, à ceci près que nous pensons que ces budgets doivent être pensés comme des investissements.”

Reproduire de l’investissement, non seulement financier, mais surtout humain. Aux yeux de Stiegler, voilà l’enjeu d’une sortie de crise. Et voilà, aussi, pourquoi il appelle à la réunion des hackers, des universités, des chercheurs, des amateurs et des gens de bonne volonté (“il y en a partout”) face à un “néolibéralisme devenu l’organisation généralisée du désinvestissement”.


Florilège de projets numériques contributifs à portée démocratique

Telecomix

Quand Internet a été coupé en Egypte, qui a permis de rétablir des connexions avec de bons vieux modems 56,6k ? Qui a diffusé en Syrie des informations pour contourner la censure du net et mis en palce des communications avec des citoyens syriens ? Qui a contribué à dénoncer le fait que des entreprises françaises (Amesys) ou américaines (Bluecoat) aient vendu des systèmes de surveillance du réseau en Libye et en Syrie ? Une seule réponse à ces trois questions : Telecomix, une “désorganisation” de hackers, qui est également une idée, celle de la communication libre. Ils sont bénévoles, viennent de partout et fonctionne selon la do-ocratie : “T’as envie de faire un truc ? N’attends pas, fais-le et des gens te rejoindront.”

Mémoire Politique

Marre de vous perdre dans les méandres du site du Parlement européen ? Mémoire Politique, qui est codé et enrichi par des contributeurs bénévoles, devrait vous aider. Le projet, mené par l’organisation la Quadrature du Net, qui “défend les droits et libertés des citoyens sur Internet”, se veut une boîte à outils pour scruter les votes de nos représentants européens (et français, aussi) et rassembler des infos sur leur travail. Et donc de voir quelle est leur position sur les projets dangereux, selon la Quadrature du Net, pour le réseau, tels que le trait controversé ACTA (Accord commercial anti-contrefaçon).

GlobaLeaks

Quoi, encore un nouveau WikiLeaks ? Pas du tout. Initié en Italie, GlobaLeaks n’est pas un service de lancement d’alerte en tant que tel. GlobaLeaks est un projet qui vise à offrir un ensemble de logiciels libres, d’outils et de bonnes pratiques pour mettre en place sa propre plateforme de fuites. L’idée part d’un constat : il existe beaucoup de projets type Wikileaks mais aucun qui ne soit tout à fait libre. En offrant un logiciel qui permet d’installer ce genre de plateforme, avec les garanties d’anonymat et de protection des données nécessaires, GlobaLeaks veut combler ce manque. Les publics cibles vont des médias internationaux aux petites entreprises, des agences publiques aux activismes de la transparence. Toujours à l’inverse de WikLeaks, GlobaLeaks n’a pas de visage médiatique mais uniquement des contributeurs anonymes et n’est en aucun cas impliqué dans le traitement des documents.

HackDemocracy

Les données ouvertes, la transparence, l’activisme numérique ou soutenu par le numérique, le whistleblowing, les médias citoyens. Pêle-mêle, voici le genre de sujets qu’on débat chaque mois aux rencontres HackDemocracy, organisée au BetaGroup Co-Working Space à Bruxelles ainsi qu’à San Francisco. Leur devise : “Des innovations pour plus de démocratie”. Avec l’objectif de rassembler hackers et officiels dans des projets collaboratifs et d’alimenter une réflexion sur les limites et promesses des nouvelles technologies.


Article initialement publié sur Geek Politics, sous le titre “Bernard Stiegler: ‘Le temps est venu de passer d’un consumérisme toxique à une économie de la contribution’”

Illustrations par GB Graphics © pour Geek Politics et Tsevis [cc-bysa] via Flickr

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Quand la Pub s’empare de la culture club http://owni.fr/2011/02/15/quand-la-pub-sempare-de-la-culture-club/ http://owni.fr/2011/02/15/quand-la-pub-sempare-de-la-culture-club/#comments Tue, 15 Feb 2011 10:48:15 +0000 Alexandre Daneau http://owni.fr/?p=30324 Alexandre Daneau est sociologue depuis quelques mois et doctorant à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales). Il décrypte ici l’étrange paradoxe que subissent (ou pas) les sous-cultures.

(NDRL) Ce très court texte n’a pas la pureté sociologique d’un papier destiné à une revue. La démonstration argumentative est ici réduite à sa plus simple expression. Il ne vise pas à non plus à critiquer « la marchandisation » de la sous-culture techno. Cette notion n’a strictement aucun sens d’ailleurs. Il pose seulement quelques hypothèses de recherche sous une forme littéraire. Celui qui l’écrit porte des Nike, observe des soirées et cherche à interroger ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont fait vivre et continuent à faire vivre la sous-culture techno au sein du monde social.

La sociologie de la culture s’est beaucoup intéressée à la question de l’imbrication entre les sous-cultures et les industries culturelles. Au lieu de les opposer, de nombreux travaux ont bien mis en lumière les dynamiques de récupération, de déplacements et de reconfiguration qui existent entre elles. Bizarrement, cette tradition de recherches a délaissé la question des procédures de singularisation qui visent à associer des produits de grande consommation à un univers sous-culturel.

La sous-culture techno

Précision sur les termes. Nous parlons de sous-culture en reprenant, avec quelques modifications, le sens que le courant de recherches des Cultural Studies a donné à ce concept: une sous-culture est un système de signes, de valeurs, de représentations et d’attitudes propre à une fraction d’individus socialement située. L’intensité de l’adhésion à une sous-culture peut varier selon l’âge, la position sociale, le statut matrimonial ou encore la situation professionnelle.

Les sous-cultures ne sont pas moins cultivées que la culture scolairement enseignée (littérature, arts plastiques, musiques savantes…). Comme elle, la sous-culture techno, la sous-culture hip-hop ou la sous-culture rock supposent des compétences de déchiffrement adéquates, se décomposent en sous-genres particuliers, restent traversées de conflits sur la définition légitime de leur contenu et imposent un rapport au monde spécifique. Néanmoins, parce que leur diffusion n’emprunte pas les instances officielles et légitimes de socialisation culturelle (i.e. école, famille et politique culturelle publique), la reconnaissance de leur valeur symbolique est limitée à des communautés socialement situées.

Si footing au bois, la forme tu auras.

En puisant dans des codes, des répertoires d’action et des textures d’ambiances propres à une sous-culture donnée, la publicité accomplit une singularisation des produits qui les positionne dans un espace culturel. Opération de magie sociale qui ne va pas sans l’évacuation de certaines dimensions. Quand les rues de Paris se transforment en dancefloor, ce sont les lascars qui restent hors-champ. Un simple reflet de la réalité ?

Jeunes en photos

De quoi s’agit-il ? Une expo ? Non. Un blog dédié à la techno ? Non plus. Une campagne de publicité bien sûr.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Une image d’abord. Un assemblage de photos. C’est la nuit, trois jeunes gens, une femme et deux hommes. Ils courent, sourient benoîtement, envoient des sms, déambulent dans Paris, cherchent le quartier République, finissent leur kebab. Ils portent des tenues de sport aux couleurs criardes (bleu, rose fluo, vert fluo). Ils sont beaux. On comprend que l’aube ne va pas tarder à percer, c’est la fin de soirée. Les photographies semblent avoir été prises sur le vif, sans aucune préparation et sans poses. Elles montrent des scènes ordinaires de la vie nocturne, identiques à celles que la jeunesse prend avec son Iphone et poste ensuite sur sa page Facebook pour immortaliser le dernier samedi soir. Ses lieux d’abord: les couloirs dévorés à toute allure pour « choper » le dernier métro; ses postures ensuite: la capuche enfilée pour déambuler sereinement dans les rues, le visage creusé par la fatigue et l’alcool; ses moments enfin: l’épicerie pour se ravitailler, le kebab en fin de soirée. Sur sa main, un jeune homme a inscrit: « Lâche ton run ».

Vous découvrez une campagne d’affichage que Nike a lancée au début de l’automne 2010. Elle est accompagnée d’une série de vidéos visibles sur internet. La lumière stroboscopique que traversent ces coureurs dans leur parcours et le morceau « french touch 2.0 » (dixit un pote) qui les accompagne dans leur déambulation nocturne reproduisent le dispositif du dance-floor. Le temps de cette vidéo, Paris se métamorphose en club géant. Vous en rêviez, Nike l’a fait.

La culture techno comme sous-culture dominante : « On n’a pas d’avenir mais qu’est-ce qu’on se marre. » (un statut Facebook)

Derrière l’objectif de promouvoir la course à pied comme une activité « cool », « fun » et « complètement délire » dans le cadre d’une stratégie de communication cross-média, cette campagne ratifie le triomphe de la sous-culture techno dans sa contribution à la construction d’un imaginaire commun. Pourquoi s’intègre-t-elle si bien dans l’air du temps? Comment est-elle devenue un horizon culturel partagé et partageable? Trois réseaux de facteurs expliquent selon nous la réhabilitation symbolique et politique (cf. Les Etats Généraux de la Nuit) que connait actuellement cette sous-culture.

Le nouvel esprit du capitalisme

Il faut souligner d’abord que la codification morale proposée par la sous-culture techno (individualisme communautaire et éloge de la singularité), l’attitude qu’elle impose (relâchement du corps et disponibilité émotionnelle), ainsi que les formes de sociabilité qu’elle construit (horizontalité des rapports éphémères, fonctionnement en réseau élargi, négation du social, évacuation des rapports de genre et des rapports de force), s’accordent tout à fait avec le « nouvel esprit du capitalisme ».

L'impératif du Fun en Tout a fait de la coolitude le nouvel accessoire de la bourgeoisie

Ensuite, cette légitimation est le résultat d’un processus de vieillissement sous-culturel conduisant les acteurs qui ont fait vivre cette sous-culture à s’insérer professionnellement dans les métiers de la communication (au sens large). Toutes ces « professions du flou » (communication, marketing, design, journalisme, conseil en tendance…), qui favorisent la valorisation d’un « capital sous-culturel » constitué de compétences non-scolairement sanctionnées (e.g. la capacité d’imagination, de mobiliser des émotions ou de construire un réseau…) effectuent un travail de représentation symbolique et de construction des imaginaires.

Victoire de la sous-culture techno

Enfin, la victoire de la sous-culture techno tient aussi à la composition sociale, hybride mais exclusive, de son public. D’un côté, comme la sous-culture rock, elle recrute une fraction toujours plus grande de son auditoire parmi la jeunesse petite-bourgeoise dont le désenchantement social conduit ses membres à prendre au sérieux la fête à défaut de pouvoir prendre au sérieux la vie. L’allongement de la scolarité, la difficulté à s’insérer sur le marché du travail, l’éclatement de la relation d’emploi typique (CDI) et le sentiment de déclassement qui en résulte désorganisent le processus modal de vieillissement social (boulot, femme, enfants, sortie le weekend) et favorisent la prolongation de cet état d’apesanteur social que représente la vie étudiante. Ces jeunes que nous montre la campagne publicitaire courant sans fin (au double sens du terme) est une métaphore pertinente de ce que vit une partie de la jeunesse déclassée. Pas de point de départ, pas de point d’arrivée, pas d’objectif, alors courons. Oublier temporairement l’extension du domaine de la lutte et chercher à étendre le domaine de la nuit.

Le public des clubs, a fort pouvoir d’achat

D’un autre côté, le public des clubs se recrutent parmi les « professions de la créativité » (design, architecture, doctorant en sociologie…) à fort pouvoir d’achat (sauf le doctorant en sociologie). Formant autrefois la clientèle ponctuelle des free-parties (les « touristes »), ils ont réussi leur scolarité (bac+4, bac+5) et se sont insérés normalement dans des professions bien établies, économiquement rémunératrices et socialement valorisées. Pour eux, la sortie au club ne relève pas (ou plus) d’une adhésion sous-culturelle. Elle est intégrée à un répertoire de pratiques culturelles, au même titre que la lecture du dernier Houellebecq ou la visite mensuelle à Beaubourg. Associer le jogging à l’univers du clubbing dans le cadre d’une campagne publicitaire est une manière de mettre en scène les pratiques de « loisir » de ce groupe social.

L'universalité de la nuit... Mythe ? Utopie ? Ou nouveau modèle économique ?

« Vous avez dit populaire ? » (Pierre Bourdieu)

En transformant l’espace parisien en dancefloor gratuit, libre et accessible à tous, cette campagne publicitaire construit une utopie sociale. Ici, tout le monde est le bienvenu. A condition de porter du Nike, Paris vous appartient, comme la nuit et la fête. Un communisme festif en somme: pas de lutte de tous contre tous pour l’appropriation des corps, pour l’accroissement de la visibilité et pour la captation des attentions. Autrement dit, l’ordre de la représentation publicitaire abolit les rapports de force symboliques et la division sociale du travail festif.

Les membres des classes populaires restent à l’entrée des clubs

Dans ce monde, le processus de délégation du « sale boulot » aux membres des classes populaires n’existe pas non plus : pas de balèzes assurant le contrôle social à l’entrée, pas de lascars assumant la commercialisation des produits devant l’entrée et pas de membres de la Police nationale venus les contrôler tout près de l’entrée. Car c’est ainsi : dans la « vraie » vie, celle, beaucoup plus violente, qui se joue en-dehors de la représentation, les membres des classes populaires restent à l’entrée des clubs.

Soudain, devant cette photo, une autre hypothèse de lecture, plus subversive et plus réjouissante finalement: cette publicité ne nous montrerait-elle pas un groupe de clubbers poursuivi par des lascars venus les dépouiller de leur Nike ?

Alexandre Daneau (Contact : alexandre.daneau[at]hotmail.fr)

Ô jeune, il n’y a plus de places pour toi ici ;

Le monde a vieilli, le monde a failli.

Ak47 dans la bouche, entailles sous la douche;

Somnifères dans un lit, cocaïne en boite de nuit.

Il faut partir ; c’est la vie.

(P’tit Bâtard)

Article initialement publié sur : culturedj sous le titre “Culture Club, communication et nouvel esprit du capitalisme (un article d’alexandre daneau)”.

Crédits CC flickr : c-reelGrégory Bastien

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Quand les pirates inventaient la démocratie et l’assurance maladie http://owni.fr/2011/01/03/quand-les-pirates-inventaient-la-democratie-et-lassurance-maladie/ http://owni.fr/2011/01/03/quand-les-pirates-inventaient-la-democratie-et-lassurance-maladie/#comments Mon, 03 Jan 2011 09:36:09 +0000 Sylvain Lapoix http://owni.fr/?p=40896 Le 28 juillet 1609, une simple tempête jetée sur les premiers bateaux de la conquête anglaise a suffi à percer un trou dans le merveilleux projet de la Couronne : envoyé comme ses confrères pour alimenter en « bras frais » la colonie nouvelle de Virginie, le Sea Venture fut précipité sur une île paradisiaque des Bermudes, sans qu’aucun de ses habitants ne périsse. Or, dans ces contrées inexplorées, riches et pauvres Britanniques découvrirent le mode de vie oisif et heureux d’une poignée d’Indiens caraïbe pour lesquels la propriété privée, pas plus que le travail ou la faim, n’existait (presque) pas.

Alors que les bagnards déportés dans les plantations de la côte américaine crevaient de faim, de soif, poussés pour certains au cannibalisme par l’acharnement de la Virginia Company à exploiter ces terres nouvelles, l’équipage du Sea Venture se constitua en mutinerie et envoya à Londres un message improbable : ils resteraient hors du système.

Présentée en exergue du livre de Marcus Rediker et Peter Linebaugh (L’Hydre aux mille têtes, histoire cachée de l’Atlantique révolutionnaire), le naufrage du Sea Venture trace la ligne qui a séparé jusqu’au XIXe siècle la marine britannique et la piraterie : d’un côté, les folles ambitions économiques des grands marchands anglais et, de l’autre, le refus de d’une poignée de marins de servir de chair à canotage à cette dictature maritime qui sonnait le début du capitalisme. Car, n’en déplaise à Peter Pan, Walt Disney et tous leurs amis, la cruauté maritime était plutôt l’apanage de la Compagnie des Indes et des divers amiraux de la Royal Navy que des pirates de tous les océans.

Les débuts du capitalisme anglais : la dictature maritime

À l’époque où commence l’aventure maritime de l’Angleterre, le pouvoir doit faire face à un phénomène nouveau : l’exode rural. Avant même de les jeter dans les navires, la Couronne avait déjà commencé par jeter les pauvres à la rue en brisant le fonctionnement agricole traditionnel médiéval, basé sur l’usage de terres partagées (les commons), au profit de propriétaires terriens. Or, au même moment, les nouvelles colonies usaient à l’exploitation des champs et à la traite des Noirs des milliers d’hommes chaque mois, qui mourraient soit en route, soit sur place. La monarchie décida donc de déverser les prisons dans les bateaux qui, par la dureté de la mer, avaient l’avantage de se vider bien plus vite.

Poussé par la concurrence avec la Hollande pour l’appropriation du Nouveau Monde, l’Angleterre promulgua successivement des lois de plus en plus dures pour les marins et les paysans expropriés : en 1617, la déportation devint une peine criminelle légale ; en 1649, le refus de l’enrôlement forcé sur les chantiers navals devint passible de la peine de mort. En 1652, les Articles of War instaurèrent un véritable régime martial dans la Royal Navy, punissant 25 des 39 délits énumérés de la peine capitale. La terreur devint la règle des amiraux, seul outil dont disposait la Couronne pour faire tourner la machine atlantique qu’elle n’arrivait plus à alimenter. Car, les milliers d’hommes dont avait besoin le Commonwealth pour maintenir le pont de bateaux entre Londres, la Virginie et la Guinée, elle n’avait pas les moyens de les payer ou de les nourrir ! En 1620, les révoltes se multiplièrent pour non paiement de soldes et conditions de travail inhumaines : selon Rediker, trois quarts des marins recrutés de force périssaient dans les deux ans qui suivaient leur enrôlement. Et, parmi eux, seulement un cinquième mourrait pendant les batailles. Des conditions de vie qui poussaient des effectifs grandissants de l’autre côté de la loi de la Couronne, dans les bras des boucaniers et des pirates.

Un système humaniste, fruit des mélanges et des traditions

« Double inversé de la figure du souverain » pour reprendre la formule de Rodolphe Durand et Jean-Philippe Vergne, l’organisation pirate offrait une sorte de négatif des lois de la Royal Navy dans l’enceinte du bateau : au diktat d’un capitaine « imperator » ne répondant qu’aux ordres des actionnaires de sa compagnie, les pirates opposaient un chef élu démocratiquement, à une voix par tête, pouvant être démis de ses fonctions par le même suffrage, pour couardise, refus de pillage voire pour s’être trop comporté comme un gentilhomme ! Face à lui, un contrepoids, le quartier-maître gérant les réserves et les exigences des marins. Dans cette organisation égalitaire, chacun avait même accès aux vivres et à la boisson, « motivation plus forte que l’or », assurait le capitaine Bartholomew Roberts. Quant aux butins, ils étaient répartis en parts égales redistribuées selon une charte fixée dans chaque bateau : une par marin, une et quart ou une et demi pour les officiers subalternes et une et demi à deux pour le capitaine et le quartier-maître. Trois siècles et demi avant la lettre, les boucaniers avaient inventé le plafonnement des salaires ! Autre originalité : une partie de chaque butin était versé à un fond servant à indemniser les victimes des duretés de la mer, les amputés d’une jambe gagnaient ainsi trois parts du paiement du chirurgien mais, pour un œil, la moitié seulement de cette somme.

Il y a de maigres gages et un dur labeur ; ici, l’abondance et la satiété, le plaisir et l’aisance, la liberté et le pouvoir ; qui hésiterait à se ranger du côté du créditeur, quand tout le risque qu’il court est, au pis, de mourir étouffé ? Non, une vie joyeuse et une vie brève, telle est ma devise », Bartholomew Roberts, capitaine pirate.

Toutes ces idées, les pirates ne les avaient pas créées de toute pièce : nombreux anciens bagnards, ils avaient pour certains vécu comme paysans avant la fin des commons et héritaient de cette tradition paysanne de mutualisation. Sur le bateau, pas même le capitaine n’avait de cabine qui ne soit partagée, et toute atteinte au bien commun était sévèrement sanctionnée : citée dans L’organisation pirate, le « code de la côte » du capitaine Roberts prévoyait la mort pour qui détournerait « ne serait-ce qu’un dollar » du butin collectif.

À cette tradition rurale médiévale s’ajoutait l’apport des cultures indiennes et africaines niant la propriété : face aux mutineries et à la désertion, la Navy se voyait poussée à recruter des Français, des Hollandais mais aussi des Amérindiens, Caraïbes ou Africains, lesquels fuyaient parfois vers les bateaux ayant levé le drapeau noir. Il y était accueilli au même titre que les Européens. Moins nombreuses, les femmes avaient également leur place à égalité avec leurs camarades marins. L’équipage du capitaine noir Sam Bellamy comptait en 1717 huit nationalités, dont des Amérindiens, des quarterons et des esclaves affranchis ou échappés. De ces brassages émergea même un créole des mers, le pidgin, qui, à des mots anglais, ajoutait des bouts de français ou de hollandais, des termes de dialectes algonquins, une grammaire proche des langues d’Afrique occidentale… Face à ces échanges, la Navy édictait des lois : en 1743 encore, elle pendait des marins pour avoir entonné « des chants nègres ».

Une insurrection permanente mais locale

Bien que disposant de quelques « havres » (notamment en Jamaïque), la « nation pirate » restait très fragmentée : le plus gros équipage, celui du capitaine Morgane qui comptait 2000 hommes, était une exception au milieu d’organisations de quelques bateaux, réunissant une ou deux centaines d’hommes tout au plus.

En marge des nouvelles routes commerciales, la haute mer constituait pour les pirates un « maquis » où ils survécurent ponctuellement. Trois « vagues » de piraterie se brisèrent sur trois murs d’argent : en 1670, les boucaniers furent décimés par la Virginia Company, en 1690, la Compagnie des Indes fit pièce à leurs successeurs et, au début du XVIIIe, c’est le très lucratif commerce de l’esclavage qui eu raison des pavillons noirs.

Car, malgré son aspect marginal, la piraterie se mit en travers du processus d’accumulation capitalistique des premiers grands commerçants anglais. Sans être une révolution, elle s’est imposée comme une « insurrection toujours avortée sans cesse renouvelée », pour reprendre les mots de Rodolphe Durand et Jean-Philippe Vergne. Bien que discontinu, ce système de territoires d’égalité et de démocratie en dehors des cartes du Commonwealth a constitué une avant-garde sociale qui résonne jusqu’à aujourd’hui. Pour Hakim Bey, ces « zones d’autonomie temporaire » ou TAZ (Temporary autonomous zone) sont la réponse au problème de la masse nécessaire pour enclencher la dynamique révolutionnaire. Une insurrection permanente d’avant-garde sociale alimentée par des îlots reliés par un réseau hors de contrôle des autorités normatives ? Peter Pan a du souci à se faire…

Quelques pistes pour poursuivre l’exploration

    Un essai à lire et à pirater sur les “utopies concrètes locales” : TAZ de Hakim Bey.
    Une pièce de théâtre classique inspirée du naufrage du Sea Venture : La Tempête, de William Shakespeare.
    Un roman méconnu mais fantastique sur la nation maritime : Le vaisseau des morts de B. Traven.
    De la SF française sur les aventures du capitaine corsaire François Villon égaré sur les mers et dans le temps : Le Déchronologue de Stéphane Beauverger.
    Un film épique sur la réalité de la cruauté de l’amirauté britannique : Les révoltés du Bounty (1962) avec Trevor Howard dans le rôle du capitaine imperator.

Crédit photo : FlickR CC Pacticaowl ; earcos / Wikimedia Fish and karate.

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Internet, ADN : “Nous vivons un nouvel âge d’or de la piraterie” http://owni.fr/2011/01/03/internet-adn-nous-vivons-un-nouvel-age-dor-de-la-piraterie/ http://owni.fr/2011/01/03/internet-adn-nous-vivons-un-nouvel-age-dor-de-la-piraterie/#comments Mon, 03 Jan 2011 07:30:12 +0000 Sabine Blanc http://owni.fr/?p=40401 L’organisation pirate, essai sur l’évolution du capitalisme par Rodolphe Durand et Jean-Philippe Vergne, respectivement professeur et chercheur en sciences sociales à HEC Paris (entre autres…). L’attelage était trop surprenant pour ne pas attirer l’attention du radar de la soucoupe. Car avouons-le, le cliché HEC = business man pas très rock-and-roll trottait encore dans notre tête. Après un entretien avec un de ces auteurs, qui a déboulé dans l’open space avec des chaussures de type Dr. Martens et un tee-shirt orné de la tête stylisé de Jack Nicholson dans Shining, au cours duquel il a été question de leur collaboration avec un groupe de rock dans le cadre de ce travail, le cliché avait perdu de sa superbe. Comme nous l’a expliqué Jean-Philippe Vergne, HEC n’a pas qu’un seul visage lisse comme celui d’un jeune cadre dynamique. Le projet se démarque aussi de cette image par sa grille de lecture, celles des sciences de l’organisation, ou organisationologie, comme les auteurs l’appellent, “une approche pluridisciplinaire des phénomènes organisés”. Elle est à même selon eux de saisir la complexité de leur sujet et s’inscrit dans une volonté d’ouverture d’HEC hors du monde traditionnel des affaires, en mettant en valeur les ponts avec les recherches en sciences sociales effectuées dans l’école de commerce. À cet effet, le centre d’études Society and organizations a été lancé en 2008.

Si l’on peut contester parfois leurs analyses – le capitalisme, autour duquel s’articule leur réflexion est  un sujet trop complexe pour mettre tout le monde d’accord -, cet ouvrage dense et transversal n’en est pas moins stimulant. L’entretien avec Jean-Philippe Vergne fut riche, prolongé et attira autour de la table aussi bien Sylvain Lapoix, d’OWNIpolitics, que Martin Clavey, d’OWNIsciences et Jean-Marc Manach.

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Pour bien comprendre le cadre de votre réflexion, posons d’abord les termes clés de votre ouvrage : vous décrivez l’organisation pirate comme “la conjointe sans cesse répudiée du capitalisme” (p 83), une contingence du capitalisme que vous liez de façon essentielle à la notion de territoire et de normalisation par l’État souverain.

Si l’on regarde ce qui se passe au niveau historique, on a toujours au cours de l’histoire du capitalisme des organisations pirates qui émergent et qui contestent certaines normes qui sont imposées par des États qui contribuent à mettre en place et diffuser ce capitalisme. Il y a donc toujours une relation d’attraction et de répulsion entre l’État et les organisations pirates. Il en a à la fois besoin, puisqu’elles permettent de diffuser de nouvelles normes, de produire certaines innovations, il en a parfois même besoin pour s’y allier et lutter contre d’autres États. Et en même temps, l’État est l’ennemi de l’organisation pirate dans la mesure où elle conteste son monopole quand il impose des normes sur des territoires.

Ainsi, au XVIIe siècle sur les mers, les États européens principalement, qui avaient fait des grandes découvertes -les Indes orientales et occidentales, les Amériques-, avaient déclaré des monopoles sur les routes commerciales pour échanger des épices entre l’Europe et ces territoires qui deviendront plus tard des colonies. À cette époque, il existait déjà localement depuis des décennies des commerçants qui possédaient leurs navires, et qui, du jour au lendemain, du fait des monopoles, attribués par les États européens aux compagnies des Indes, ont été déclarés pirates. Il sont devenus des pirates d’une manière un peu particulière, c’est-à-dire qu’ils étaient utilisés par certains États européens pour contrer leurs concurrents. Les Hollandais se sont par exemple alliés avec certains pirates locaux contre l’Espagne autour de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Indonésie. Du coup, ces pirates étaient considérés comme des corsaires lorsqu’ils travaillaient pour un État et comme des pirates par les autres. La notion de pirate est relative. Tout corsaire est un pirate du point de vue d’une certaine personne. En revanche, tous les pirates ne sont pas corsaires, certains refusent constamment d’être rallié à un État, c’était assez rare en mer au XVIIe siècle et au XVIIe siècle: l’équipage de Barbe Noire était une exception. La plupart des pirates connus sont passés d’un État à l’autre, se vendant parfois au plus offrant, parfois à ceux qui leur accordaient un asile, pour des raisons religieuses, politiques, culturelles, etc. Il y a une multitude d’intérêts en jeu.

Une approche basée sur les travaux de Deleuze et Guattari

Pour finir de poser ce cadre, vous avez donc choisi de prendre comme point de naissance du capitalisme les premières grandes découvertes, pour quelles raisons ?

La question de la définition du capitalisme est une question délicate. Certains ont une approche historique, et le font commencer au XII-XIIIe, avec les premières grandes cités marchandes, en Italie, par exemple. Les économistes pour la plupart n’ont pas d’avis sur la question, pour eux le capitalisme c’est en gros l’économie de marché, cela existerait donc depuis l’Antiquité, depuis qu’il y a des sociétés humaines, des villages organisés.

Notre approche est un peu différente, nous nous basons sur les travaux de deux philosophes, Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui ont eu recours à des travaux philosophiques, psychanalytiques et anthropologiques. Ils définissent le capitalisme principalement par rapport à l’époque féodale : c’est un mode d’échange dans une société qui permet la rencontre de flux déterritorialisés, de flux de capital et de travail. Ce n’était pas possible à l’époque féodale car il y avait un système de seigneuries, avec des paysans qui étaient des esclaves, des serfs, attachés à une terre, quand elle était vendue à un autre vassal, ils étaient vendus avec. Le capital et le travail étaient rattachés  à la terre. À partir du moment où le système féodal s’effondre, toutes sortes de pressions sociologiques, démographiques, comme par exemple l’exode rural, font que cette force de travail et les capitaux deviennent mobiles. À partir de là, il peut y avoir un calcul quasi systématique de la façon dont ces forces sont organisées pour créer des entreprises -cela peut être envoyer un navire en Indonésie. Les codes féodaux s’effondrant, on arrive dans une société décodée, déterritorialisée.

Cette rencontre ne peut s’opérer que sur un territoire rendu homogène, ce qui n’était pas le cas avant, même dans l’Italie du XIIIe, chaque cité avait ses droits de douane, ses unités de mesure, son armée. Là on voit apparaître l’État souverain qui impose des normes homogènes sur le territoire dont il a pris le contrôle d’un territoire, cette circulation peut alors s’opérer et forcément, elles définissent une inclusion et une exclusion. C’est là qu’apparait l’organisation pirate, qui remet en cause la norme.

Un exemple flagrant, c’est le moment où la compagnie des Indes orientales hollandaises arrive en Indonésie et s’aperçoit que la compagnie équivalente des Espagnols et des Portugais est arrivée avant eux et a dit : “la route que j’ai empruntée pour venir, je la décrète monopole de la couronne portugaise”. Les Hollandais contestent et sont qualifiés de pirates.

Donc pas de capitalisme, pas de pirate ?

À un niveau théorique, je ne sais pas, à un niveau empirique, si on regarde ce qui se passe depuis les débuts du capitalisme, que nous situons dans le livre au moment des premières grandes découvertes, effectivement, on voit que l’organisation pirate surgit à chaque grande période de mutation du capitalisme : la révolution commerciale avec les grandes découvertes des Amériques et des Indes, les pirates arrivent sur mer. Puis la révolution des télécoms avec les premières radiodiffusions, des radio pirates apparaissent contre lesquelles luttent des États, qui peuvent même aller les éliminer sur des plates-formes maritimes depuis lesquelles elles émettent, en envoyant l’aviation, l’armée. Il y a aussi les communications téléphoniques: aux États-Unis le monopole de AT&T, contesté par des phone phreaks qui rejettent l’idée que l’État puisse avoir un monopole sur le contrôle des réseaux de communication et considèrent donc qu’ils devraient pouvoir utiliser ce réseau librement, en l’occurrence cela peut aussi vouloir dire sans payer.

Ensuite, il y a la révolution numérique, avec la mise en place d’un nouveau réseau de communication, Internet. Encore une fois l’organisation pirate conteste certaines modalités d’imposition de normes par l’État. Il peut s’agir du filtrage du Net, des droits de propriété de certains contenus. Encore plus récemment est arrivée la révolution des biotechnologies, les États essayent de contrôler les normes qui peuvent être imposées sur la recherche en biogénétique, par exemple, ce qui peut être breveté ou pas. Il y a tout une série d’organisations pirates, qui vont des petits groupements d’amis qui font du DIY bio (do it yourself, ndlr) dans leur garage pour s’amuser, à des organisations beaucoup plus complexes et financées, comme Celera Genomics, qui vise à concurrencer les États dans la recherche en biogénétique et finalement, créer de nouvelles espèces vivantes brevetées, en dehors de toute légalité.

De l’influence positive des pirates des mers

Vous avez souligné que la piraterie influe sur le capitalisme, vous avez des exemples concrets où l’on voit qu’elle le remodèle ?

Des travaux historiques se sont focalisés sur des normes développées par des organisations pirates en mer, elles pouvaient être très différentes de celles que l’on trouvait à bord de la navire marchande ou de la marine de guerre d’État au XVIIe. Elles pratiquaient un embryon de démocratie à bord; ils pouvaient élire le capitaine, le révoquer s’il ne faisait pas son travail, n’agissait pas dans l’intérêt de la communauté, alors qu’on avait à la même époque de véritable dictature où le capitaine avait un droit de vie et de mort sur n’importe quel membre de l’équipage. Certaines organisations pirates acceptaient des femmes à bord et des Noirs, deux gros interdits dans la marine d’État à l’époque. Ces travaux ont montré qu’en fait, au fur et à mesure que la piraterie en mer a décliné, au XVIII et XIXe siècle, ces gens-là se sont reterritorialisés d’une certaine manière, ils sont arrivés dans les colonies anglaises en Amérique avec leurs normes, et elles se sont diffusées, et cela représentait une part importante de la population à l’époque. Les travaux de Christopher Hill, notamment, montrent que ces normes ont été une influence importante dans la révolution américaine. Aujourd’hui, quand on regarde les principales sociétés capitalistes, ce sont des démocraties basées sur ces normes-là.

Dans cet exemple, la piraterie influe de façon positive, qu’en est-il aujourd’hui ? Par exemple sur la question des droits d’auteurs, remis en cause par le piratage des disques, des films etc.

Que les normes évoluent dans un sens positif n’est pas une nécessité… Prenons deux exemples contemporains qui, justement, semblent évoluer dans des directions opposées, et laissons à chacun le soin de déterminer ce qui est “positif” et ce qui ne l’est pas.

Premier cas, la piraterie informatique. En retraçant les origines de l’open source, on se rend compte à quel point le rôle des organisations de cyberhackers qui promouvaient le free software a été important. Entre le copyright version “hard” (avec DRM et tout le toutim) et le copyleft un peu idéaliste et dépouillé de toute contrainte, il existe aujourd’hui une multitude de droits intermédiaires qui sont autant de variations générées sur le long terme par l’action des organisations pirates. D’une certaine manière, le développement communautaire “libre” du système UNIX puis la réclamation de royalties pour ce produit par l’entreprise AT&T en 1982 préfigure l’avenir, car c’est alors la première fois que les différentes composantes du concept de “propriété” apparaissent au grand jour dans l’industrie du software – ou plus généralement dans les industries “collaboratives”. La propriété apparaît alors comme un déterminant essentiel de l’innovation, de sa diffusion, et de la répartition des profits que cette dernière génère – que ce soit en termes monétaires ou réputationnels. Dès lors, les questions essentielles sont posées: comment définir le nouveau ? (problème de l’innovation); dans quelle mesure, par quels canaux, et à quelle vitesse l’innovation doit-elle se propager ? (problème de la diffusion) ; comment répartir les flux de capitaux et de prestige générés par l’innovation et sa diffusion? (problème de l’attribution).

Deuxième exemple, la piraterie du vivant. Des organisations pirates, telles que la secte Raël ou l’entreprise Celera Genomics, ont vocation à générer du profit et du capital réputationnel à partir de la manipulation de l’ADN (clonage, vie synthétique, création de nouvelles espèces en laboratoire). Comme les pirates du Net, les pirates de l’ADN font fi des monopoles et des normes souveraines – elles opèrent dans une zone grise du capitalisme et comptent bien imposer leurs propres règles au jeu de l’innovation biogénétique. Seulement voilà, cette fois-ci, c’est vers la privatisation croissante du vivant que ces organisations pirates s’orientent : capitaux privés, laboratoires clandestins hors de tout contrôle souverain, et dépôts de brevets qui excluent le public des découvertes réalisées. On est loin de l’idéal du freeware !

“Le fait de commettre un délit ou un crime en mer ne fait pas de quelqu’un un pirate”

Sylvain Lapoix : Aujourd’hui, il existe des gens que l’on appelle pirates en Somalie par exemple et qui se sont développés dans des pays qui étaient avant colonisés, dont la norme était fixée par l’autorité coloniale. Que partagent-ils avec les pirates de la période moderne ?

C’est peut-être un des aspects les plus surprenants de notre ouvrage, on en vient à considérer que les pirates en Somalie ne sont pas des pirates de notre point de vue. Pour nous, la piraterie se développe dans les zones grises du capitalisme, dans les territoires qui ne sont pas encore tout à fait normalisés où dans lesquels elles sont très contestées. Or en mer, depuis la convention de Paris du milieu du 19e siècle, il n’y a  plus de contestation. Tous les États souverains de la planète se sont entendus sur des règles qui définissent quelles sont les eaux territoriales, celles où tel État a la souveraineté et celles où aucun État ne l’a, il ne peut donc plus y avoir de piraterie. De manière équivalente, à partir du moment où il n’y a plus de distinction possible entre un pirate et un corsaire, il n’y a pas de piraterie. Et on voit bien aujourd’hui en Somalie, il n’y a pas de corsaire. Il y a des armées conventionnelles qui sont envoyées, et des brigands. Si ces Somaliens qui se baladent sur une barque avec un kalachnikov au lieu de braquer un navire, se baladaient sur la terre ferme 50 km plus loin et braquaient un convoi de jeeps, on ne les qualifierait pas de pirates. Il y a une ressemblance de forme mais le fait de commettre un délit ou un crime en mer ne fait pas de quelqu’un un pirate.

Notre époque contemporaine voit se multiplier les territoires : ondes, Internet, ADN, bientôt l’espace peut-être. Est-ce à dire que nous vivons un nouvel âge d’or de la piraterie ?

Effectivement, nous pensons qu’il y a un nouvel âge d’or de la piraterie, principalement sur Internet avec les cyberhackers et dans les territoires biogénétiques. Dans ce dernier, certaines organisations sont de pacotille, ainsi la secte Raël. Elle présentent toutes les caractéristiques d’une organisation pirate : un groupe de gens qui va résister à l’État en général et à plusieurs en particulier, il va chercher toujours à se localiser en dehors des frontières des États souverains, il est très mobile, va aller dans des paradis fiscaux, tantôt aux Bahamas, tantôt en Israël, en Floride, et propose quelque chose qui n’est tout simplement pas légitime, c’est-à-dire cloner des êtres humains. On est dans une zone grise totale, il n’y a pas encore de législation internationale sur le clonage humain, certains États ont l’air pour, d’autres contre, beaucoup n’ont pas encore légiféré à ce sujet.

Certaines organisations font la même chose de manière beaucoup plus sérieuse et crédible, et parviennent à des résultats assez impressionnants. Nous donnons l’exemple du Craig Venter Institute, qui a récemment élaboré la première bactérie entièrement synthétique en laboratoire.

Martin Clavey : Ce n’est pas vraiment une production du vivant, ils ont copié et non fabriqué par eux-mêmes une bactérie qui n’existe pas.

Jean-Philippe Vergne : C’est la prochaine étape annoncée, le leader de cette organisation était impliqué dans le décryptage du génome humain, ensuite il a été à l’origine du premier chromosome synthétique, il y a quelques mois c’était la bactérie, et son projet c’est de créer de nouvelles espèces vivantes. Avant il opérait dans une organisation corsaire, le National Health Institute, où il faisait de la recherche pour le compte du gouvernement américain, et au bout d’un moment, il a dit : “cela ne m’intéresse plus, il y a trop de contraintes, vous changez d’avis tout le temps sur ce que l’on a le droit de faire, de ne pas faire, je m’en vais chercher des capitaux privés pour faire ma recherche dans mon coin.” Il va enregistrer ses sociétés dans des endroits où il sera tranquille au niveau fiscal et légal. Il exploite le trou dans la législation et dans les normes, on différencie beaucoup la légalité de la légitimité dans le livre.

La cause publique défendue : l’expropriation légitime

Vous évoquez à ce sujet la notion de cause publique…

Oui, c’est une notion importante pour la plupart des organisations pirates, même si elle n’est pas forcément revendiquée. En quelques mots, la cause publique défendue par l’organisation pirate est celle de l’expropriation légitime, que nous opposons aux modes d’appropriation légitime encadrés par l’État souverain. Cette cause est publique à plusieurs niveaux : elle s’inscrit contre une forme d’appropriation exclusive, c’est-à-dire qui exclut le plus grand nombre au profit d’une poignée d’individus ; elle se propose de rendre visible, publiquement, les mécanismes dissimulés derrière les échanges économiques, afin de montrer qu’ils n’obéissent pas à des lois “naturelles”, mais à des règles produites socialement par des différentiels de pouvoir, et que l’on pourrait très bien changer (il y a là une dimension pédagogique de la cause publique, qui cherche à révéler que d’autres modèles d’échange sont possibles). L’action des organisations pirates sur Internet, des Legions of the Underground qui combattent la censure du Net en Chine à Anonymous qui soutient la croisade de WikiLeaks pour la transparence, illustrent parfaitement cette idée : de leur point de vue, certaines informations devraient légitimement être et rester publiques ; si ce n’est pas le cas, alors il devient légitime de forcer un peu la main de ceux qui les détiennent.

Sylvain Lapoix : Cette piraterie est sympathique mais il y des nombreux hedge funds qui profitent de zones grises de la finance pour faire de fausses opérations. Eux aussi ce sont des pirates ?

Il y a effectivement un ouvrage de Philippe Escande et Solveig Godeluck, qui développent cette thèse, Les pirates du capitalisme. Notre approche est différente, en s’articulant autour de la notion de territoire. Dans le cas des hedge funds, on ne voit pas trop quel serait le territoire qui serait piraté. On est dans des actes qui consistent à exploiter la concurrence entre des États. Les gens ont une image du capitalisme assez simpliste; le capitalisme, c’est la concurrence entre les entreprises, mais c’est aussi et peut-être même surtout la concurrence entre les États et les individus. Quand les États ont des législations différentes en matière d’investissements financiers, des organisations se créent pour exploiter ces différences, entre deux taux d’imposition sur un produit financier par exemple. Avec les hedge funds, on est soit dans ce cas-là, soit dans le cadre d’organisations criminelles qui font des choses qui ne sont pas légales.

Quelles sont les permanences et les changements des organisations pirates actuelles par rapport à celles des débuts ?

Il y a beaucoup de ressemblances. Si on compare les organisations pirates en mer au XVIIe siècle et les cyberhackers, on a dans les deux cas des gens qui opèrent en réseau, qui ont des hubs dans lesquels ils peuvent se réunir, c’était par exemple dans les Caraïbes au XVIIe siècle et c’est aujourd’hui dans la toile les forums ou même des lieux géographiques, comme les conférences de hackers. Ils utilisent des pseudos aussi. Cela permet à la fois de rester anonyme et d’accumuler une réputation, la notion d’ego est présente, les gens peuvent être motivés par autre chose que l’appât du gain; la prouesse technique, l’idée de dépasser une frontière, faire mieux que ce qui a été fait avant peut être suffisant. On a aussi l’idée d’opérer avec un vaisseau : les pirates des mers c’est un navire, les pirates informatiques, un ordinateur. On a un phénomène de capture d’un navire, qui va faire ensuite partie de l’organisation pirate. Chez les cyberhackers, on capture des ordinateurs pour ensuite organiser ce que l’on appelle un botnet, c’est ce qui a été fait par le collectif Anonymous suite à l’affaire WikiLeaks.

Ce n’est pas un peu différent dans ce cas là ? Les internautes ont prêté volontairement leur ordinateur grâce au logiciel LOIC…

Effectivement, je ne sais pas si c’est nouveau [On se tourne alors vers Jean-Marc Manach, notre mémoire du web à tous :)]

Tu connais des précédents à LOIC ?

JMM : Oui, il y avait eu l’Electronic Disturbance Theater (EDT) [en] qui avait lancé FloodNet, pour attaquer l’ambassade du Mexique en soutien à Marcos durant l’année 1998. C’était public, sous forme de page qui relançait des frames à l’intérieur de frames. Il y a aussi eu des actions au moment de la guerre en Yougoslavie, la toywar également. Ces outils mis à disposition n’ont pas vraiment fait florès dans le sens où il n’y a pas un logiciel libre qui aurait été constitué avec plein de déclinaisons.

Jean-Philippe Vergne : C’est intéressant, on retrouve cette idée de cause publique, on a une organisation qui estime pratiquer une forme expropriation légitime et que cela défend une forme d’intérêt général.

Sur les variations, si on prend le cas de Craig Venter Institute, on a l’impression qu’il défend une cause publique mais d’une manière un peu inversée. Il ne cherche pas à rendre accessible et à faire de l’ADN un bien commun, comme on l’a fait avec les mers, comme on essaye de le faire avec les ressources lunaires, ou l’air, etc; non lui il veut privatiser des séquences d’ADN, il veut pouvoir privatiser de nouvelles espèces, qu’il va créer. Le défenseur des intérêts privés, c’est cette organisation pirate. Mais si on observe son discours il est quand même influencé par cette idée de cause publique, puisqu’il explique qu’en privatisant une séquence d’ADN, cela va permettre de générer un profit, de financer de l’innovation, qui permettra à terme, parce qu’elle a été privatisée, de bénéficier au plus grand nombre. On retrouve l’État souverain, qui d’habitude a tendance, lorsqu’il y a de nouveaux territoires, à tenir des arguments similaires.

Le temps des organisations transnationales

”Les pirates semblent défendre le droit de se lancer dans des entreprises privées à leur compte” (p 106), face à la naissance de monopoles. La piraterie a-t-elle un fond historique libertaire ? Le retrouve-t-on actuellement ?

On essaye de ne pas trop généraliser car les organisations pirates ne sont pas un ensemble homogène. Aujourd’hui, on retrouve effectivement dans certains organisations pirates, que ce soit sur Internet ou dans le domaine de la biogénétique, cette volonté de favoriser une concurrence plus libre entre les organisations c’est-à-dire sortir du monopole d’État. Si on regarde le cas de la piraterie sur Internet, les personnes qui travaillent sur les identités des cyberhackers remarquent qu’il existe des différences dans différentes régions du monde. On va retrouver des hackers un peu libertaires en Europe ; en Chine, ils sont plutôt nationalistes et ont tendance, même s’ils ne sont pas liés directement à l’État, à essayer de promouvoir des valeurs nationalistes ; et puis on a des communautés de hackers carrément anarchistes. La revendication de la lutte contre le monopole revient souvent mais ce n’est pas systématique.

Les pirates du présent peuvent même créer les futurs monopoles. Il y a un exemple connu assez marrant : Steve Jobs, qui a commencé étudiant comme phone phreaks, il fabriquait des blue boxes et il les vendait dans des campus en Californie pour que les gens puissent pirater le monopole d’AT&T et téléphoner gratuitement. Il a fondé ensuite Apple, qui n’est pas spécifiquement open source. Au début il y avait un petit drapeau pirate qui flottait sur le toit du siège social, il n’y est plus. On n’avait un activiste qui est devenu chef d’entreprise, s’il avait plus de parts de marché, cela ne le gênerait pas. Il y a beaucoup d’histoire comme ça, d’individus qui deviennent corsaires ou qui se rangent ou forment des monopoles dans leur carrière. Il y a une erreur à ne pas commettre quand on observe ce genre de phénomène: c’est de parler de récupération. Je ne crois pas qu’il y ait forcément une force qui opère au-dessus de ces gens-là et essaye de leur laver le cerveau. Je pense qu’il y a des intérêts différents à des périodes différentes.

Pour finir, vous évoquez la possibilité que l’on arrive à un carrefour possible actuellement, avec une remise en cause de l’État souverain normalisateur.

La grande nouveauté depuis l’apparition du capitalisme, c’est l’émergence d’organisations transnationales, donc l’émergence d’une notion de souveraineté qui dépasse les frontières de l’État. L’OMC, l’ONU, l’UE et même des ONG, qui vont par exemple essayer d’imposer des normes à toute une industrie au niveau mondial ou à un pan de l’activité humaine. De grandes multinationales sont aussi productrices de normes à cette échelle; des normes d’échange, des normes de fabrication. C’est un changement de la structure du capitalisme, les États souverains se retrouvent confrontés à un dilemme : d’une part ils continuent d’être attaqués, contestés dans certains territoires par les organisations pirates ; d’autre part leur souveraineté est aussi contestée au-dessus par des organisations méta-souveraines. Soit ils acceptent de se fondre dans une méta-souveraineté, et les arguments sont nombreux -notamment le fait que les organisations pirates aujourd’hui sont transnationales et donc assez puissantes gêner un État qui n’aurait pas cette dimension-, et les organisations criminelles posent des problèmes identiques. Autre solution, s’allier avec une organisation pirate ou une organisation criminelle, généralement de petits États ont fait ce choix. Ils décident de relâcher la normalisation dans leur territoire, au niveau fiscal, économique, des droits de l’homme. Les paradis fiscaux ont opté pour ce choix.

Notre sentiment, c’est que chaque État va devoir faire un choix. Il reste peu de marge pour rester complètement indépendant, à part quelques exceptions : des États tellement grands et puissants qu’ils peuvent se permettre de repousser cette échéance.

L’organisation pirate, essai sur l’évolution du capitalisme, Rodolphe Durand et Jean-Philippe Vergne, Le bord de l’eau éditions, 16 euros

http://www.organisationpirate.com/

Images CC Flickr Jamison Wieser ntr23 minifig quimby pasukaru76 – Une CC Marion Boucharlat pour OWNI /-)

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Internet, source de l’exploitation capitaliste ? http://owni.fr/2010/03/11/internet-source-de-lexploitation-capitaliste/ http://owni.fr/2010/03/11/internet-source-de-lexploitation-capitaliste/#comments Thu, 11 Mar 2010 08:55:12 +0000 Arno http://owni.fr/?p=9797 scarabe

La soucoupe accueille Arno, auteur du Scarabée, vieux de la vieille du web français (1996 !). Dans ce billet, il exprime son désaccord avec le théoricien des médias Matteo Pas­qui­nelli, qui a récemment expliqué sa thèse dans une interview d’Écrans intitulée « Nous n’exploitons pas le réseau, c’est le réseau qui nous exploite ».

Écrans, dans Libé­ration, a publié mer­credi une interview de Matteo Pas­qui­nelli, « théo­ricien des médias », titrée « Nous n’exploitons pas le réseau, c’est le réseau qui nous exploite ».

L’interview est censée illustrer un article de Marie Lechner, « Effet de serfs sur la Toile ». L’article pose la question :

Internet serait-​​il en train de devenir la matrice d’un nouveau système féodal, où une poignée de grands sei­gneurs exploitent des légions de serfs ? Et non cette société de pairs tant célébrée ?

L’argumentaire se contente de répéter un article de Pierre Lazuly publié en août 2006 par le Monde diplo­ma­tique : « Télé­travail à prix bradés sur Internet ». Mais là où l’ami Lazuly pré­sentait un phé­nomène alors peu connu et se contentait de conclu­sions sur ce phé­nomène spé­ci­fique, l’article d’Écrans extrapole sur la dénon­ciation d’un « mythe » de l’internet (« cette société de pairs tant célébrée » — mais qui a réel­lement célébré cela ?) en se basant non sur une démons­tration, mais sur des extraits d’une unique interview avec Matteo Pasquinelli.

Simi­lai­rement, l’économie du parasite imma­tériel n’est pas basée sur l’exploitation directe ou l’extorsion, mais sur la rente, estime le théo­ricien. La rente serait le nouveau modèle écono­mique dominant du capi­ta­lisme cog­nitif et d’Internet. Pour sché­ma­tiser, le profit est le revenu obtenu par la vente de biens ; la rente, le revenu fourni par l’exploitation mono­po­lis­tique d’espaces.

Or, cette « inno­vation » concep­tuelle n’a rien de nouveau, malgré l’omniprésence, paraît-​​il, des mythes égali­taires de l’internet. Mais qui sou­tenait ces mythes, sinon Libé­ration en 1999-​​2000 ? C’est exac­tement ce que nous disions, dans notre « tir de barrage » col­lectif (à l’époque : uZine, le Sca­rabée, les Chro­niques du menteur, l’Ornitho, Péri­phéries). Voir par exemple mon billet intitulé « Au secours, mon fils entre­pre­naute est en train de se noyer ! » (mai 2000) :

On trouve tou­jours autant d’articles dans la presse pour pré­senter ces concepts nova­teurs, révo­lu­tion­naires. Pourquoi ne pas dire tout sim­plement qu’on veut accé­lérer l’établissement du néo­libéralisme et mar­chan­diser ce bien public qu’est le savoir ? Pourquoi ne pas le dire sim­plement : nous allons pri­va­tiser et raréfier ce bien public, et établir des mono­poles de l’information ?

Tout le monde sait que le déve­lop­pement du réseau ne s’est pas fait de manière magique, indé­pen­dante du monde phy­sique. On sait depuis les années 1990 que la mas­si­fi­cation des accès est lar­gement liée à des intérêts de déve­lop­pement capitaliste.

Même parmi les grands anciens du Web français, il n’y a jamais eu de naïveté sur ce point. Ainsi Laurent Chemla publiait-​​il ses « Confes­sions d’un voleur » en 2002 :

Je suis un voleur. Je vends des noms de domaine. Je gagne beaucoup d’argent en vendant à un public qui n’y com­prend rien une simple mani­pu­lation infor­ma­tique qui consiste à ajouter une ligne dans une base de données. Et je vais gagner bien davantage encore quand, la pénurie arti­fi­cielle ayant atteint son but, le com­merce mondial décidera d’ouvrir quelques nou­veaux TLD qui atti­reront tous ceux qui ont raté le virage du .com et qui ne vou­dront pas rater le virage suivant.

On peut même penser que son aspect « liberté d’expression », désormais acces­sible à tous, se retrouve dans les besoins capi­ta­listes et néo­li­béraux : un déve­lop­pement capi­ta­liste de l’internet qui, pour une large part, récupère l’argument liber­taire de la pos­si­bilité d’expression publique indi­vi­duelle (tant qu’elle ne rentre pas en concur­rence avec ses intérêts), l’exploite à son profit et, même, en fait un argument mar­keting de son propre déve­lop­pement (ce qui, évidemment, permet ensuite la dénon­ciation des « libéraux-​​libertaires » sur la base de cette récupération).

L’article se termine ainsi sur une citation de l’interview :

« À l’époque féodale, c’était l’exploitation de terres cultivées par des paysans, à l’âge d’Internet, c’est l’exploitation d’espaces imma­té­riels cultivés par des pro­duc­teurs culturels, pro­sumers [consom­ma­teurs pro­duc­teurs, ndlr] et par­tisans de la “free culture”. »

Et voilà : l’amalgame entre une « free culture » et sa récu­pé­ration par le capi­ta­lisme permet de dénoncer l’ensemble : les liber­taires et autres par­tisans de l’accès des indi­vidus à l’expression publique ne seraient ainsi que des idiots utiles du capi­ta­lisme néo­li­béral, rebaptisé ici « néoféodalisme ».

Notons cette remarque per­ti­nente d’un par­ti­cipant du forum, Oliviou, qui anéantit en un para­graphe cette idée de « néo­féo­da­lisme » de l’internet :

La com­pa­raison avec le servage ne tient pas. Le serf est obligé de tra­vailler pour le sei­gneur pour avoir le droit d’habiter sur ses terres. L’internaute peut « habiter » internet comme il l’entend : y résider, y passer, trouver des infor­ma­tions, glander… Et c’est (la plupart du temps) gratuit, et on ne lui impose rien en échange (en dehors de payer un abon­nement, et encore…). C’est l’internaute qui décide de ce qu’il veut faire ou pas pour les « sei­gneurs », béné­vo­lement. C’est valable aussi bien pour les contenus moné­tisés dont vous parlez que pour wiki­pedia, par exemple.

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Photo A. Diez Herrero sur Flickr

Venons en à l’interview de Matteo Pasquinelli. Nous apprenons que :

Matteo Pas­qui­nelli est cher­cheur à la Queen Mary Uni­versity de Londres. Dans son livre Animals Spirits, le théo­ricien des médias iden­tifie les conflits sociaux et les modèles écono­miques à l’œuvre der­rière la rhé­to­rique de la culture libre.

La pré­sen­tation du livre sur le site de l’auteur devrait déjà inquiéter :

After a decade of digital feti­shism, the spectres of the financial and energy crisis have also affected new media culture and brought into question the autonomy of net­works. Yet activism and the art world still cele­brate Creative Commons and the ‘creative cities’ as the new ideals for the Internet gene­ration. Unmasking the animal spirits of the commons, Matteo Pas­qui­nelli iden­tifies the key social conflicts and business models at work behind the rhe­toric of Free Culture. The cor­porate parasite infil­trating file-​​sharing net­works, the hydra of gen­tri­fi­cation in ‘creative cities’ such as Berlin and the bice­phalous nature of the Internet with its por­no­graphic under­world are three untold dimen­sions of contem­porary ‘politics of the common’. Against the latent puri­tanism of authors like Bau­drillard and Zizek, constantly quoted by both artists and acti­vists, Animal Spirits draws a conceptual ‘book of beasts’. In a world system shaped by a tur­bulent stock market, Pas­qui­nelli unleashes a poli­ti­cally incorrect grammar for the coming gene­ration of the new commons.

Voilà donc un briseur de tabous (digital feti­shism) qui dénonce les Creative Commons, les « villes créa­tives » et la « Free Culture ». Excusez l’a priori, mais on a l’habitude aujourd’hui de se méfier de ces bri­seurs de tabous qui osent le « poli­ti­quement incorrect », de Domi­nique Wolton à Nicolas Sarkozy. Un dis­cours qui, sous des atours de dénon­ciation du néo­li­bé­ra­lisme (le titre Animal spirits renvoie à une expression forgée par Keynes en 1936), des com­mu­nau­ta­rismes, de l’exclusion, s’attaque en fait direc­tement à ceux qui tentent réel­lement des approches alter­na­tives au néolibéralisme.

L’interview commence par une question à la noix :

Dans votre livre, vous cri­tiquez le « digi­ta­lisme » contem­porain, soit la croyance selon laquelle Internet est un espace libre de toute forme d’exploitation, qui nous mènerait natu­rel­lement vers une société du don.

Quel est ce « digi­ta­lisme » contem­porain, qui le sou­tient, où peut-​​on lire ce genre de lubies ? On n’en saura rien. C’est le principe du brisage de tabou : le tabou n’a pas besoin d’exister, il suffit de le dénoncer.

Réponse peu intéressante, mais qui explique :

Si, dans les années 90, nous fai­sions le rêve poli­tique d’une auto­nomie du réseau, aujourd’hui, nous ne faisons que sur­vivre dans un paysage dominé par les monopoles.

« Sur­vivre dans un paysage dominé par les mono­poles », est-​​ce que cela prend par exemple en compte le fait que je puisse louer, auprès d’une petite entre­prise, immé­dia­tement et le plus sim­plement du monde, un serveur Web relié en per­ma­nence au réseau, tournant avec des logi­ciels libres, y ins­taller des outils de publi­cation en ligne tota­lement libres, et pouvoir toucher poten­tiel­lement des mil­lions de lec­teurs, cela pour le même prix qu’un abon­nement à une chaîne de télé­vision privée ? Alors qu’auparavant, pour le même prix, j’aurais pu imprimer environ 200 pho­to­copies A4 que j’aurais dû scotcher sur les murs (en espérant éviter une amende pour affi­chage sauvage).

Admettons cependant qu’avec mon serveur per­sonnel, ma page per­son­nelle, mes mil­liers de lec­teurs, etc., je sois comme un rat en train de sur­vivre au milieu de la Babylone capi­ta­liste du Web.

Quels sont les mono­poles sur le Web ? Quelle est leur via­bilité écono­mique ? Que rôle joue la concur­rence entre ces mono­poles ? Il est tou­jours facile d’extrapoler à partir du cas Google, en oubliant qu’il est le seul acteur de sa dimension sur l’internet, qu’il est aussi qua­siment le seul ren­table, et que par ailleurs une seule de ses acti­vités (la publicité en ligne) est ren­table (et finance toutes ses autre activités).

Depuis la fin des années 90 et la pre­mière vague de startups, l’économie capi­ta­liste de l’internet fonc­tionne sys­té­ma­ti­quement sur ce modèle : inves­tis­sement massif initial (capital-​​risque) pour tenter d’établir un monopole de fait sur un secteur du marché. C’est ce que je décrivais en février 2000 sous le titre « Les prin­cipes généraux d’une belle arnaque », et qui est désormais connu sous le nom « Modèle IPO » :

L’activité d’une start-​​up, autant du point de vue de l’entreprenaute que du capital-​​risqueur, est donc toute entière tournée vers la séduction des marchés finan­ciers : le but n’est pas la création de richesses et d’emplois, la ren­ta­bilité pro­ductive ni le progrès des com­pé­tences (laissons tout cela aux idéa­listes !), mais l’intoxication des inves­tis­seurs lors de l’introduction sur le marché. L’activité de l’entreprise (vendre des bidules, rerouter des emails, héberger des sites…) est donc secon­daire dans cette optique (et, de toute façon, peu ren­table) : ça n’est que l’alibi d’un men­songe spé­cu­latif plus vaste. Il ne s’agit pas, en quelques années, de réel­lement valoir quelque chose, mais de faire croire au marché que l’on vaut quelque chose.

Pour l’instant, la plupart des « mono­poles » de l’internet suivent tou­jours ce modèle de déve­lop­pement, sans réelle ren­ta­bilité, mais avec un déve­lop­pement ful­gurant à base d’ouvertures du capital. L’explosion de la pre­mière bulle internet nous a débar­rassé de la pre­mière vague de start-​​ups. On ne sait pas ce qui arrivera à la nou­velle vague, mais dénoncer les mono­poles d’aujourd’hui comme un fait écono­mique, poli­tique et social accompli immuable c’est, à nouveau, oublier les rela­tions capi­ta­listes qui régissent ces monopoles.

On bouffait déjà de la « des­truction créa­trice » en 2000, théorie qui date du siècle dernier (Joseph Schum­peter, 1942) : le déve­lop­pement capi­ta­liste des entre­prises vise à l’établissement de mono­poles tem­po­raires de fait, mono­poles qui seront inexo­ra­blement détruits et rem­placés par l’évolution tech­nique et capi­ta­liste. Il faut croire que, dix ans plus tard, par quelques chan­gement capi­ta­liste magique, on devrait être convaincus que des mono­poles sans ren­ta­bilité sont là pour toujours.

Question suivante :

Dans son livre la Richesse des réseaux, Yochai Benkler déclare que l’information n’est pas en concur­rence, et prédit un mode de pro­duction non com­pé­titif. Vous réfutez ce credo.

Là, je suis content de voir citer un livre publié en 2009 pour dénoncer une inno­vation concep­tuelle, la non-​​rivalité de l’information. C’est pourtant l’une des théories à la noix qu’on nous four­guait déjà lors de la pre­mière vague de déve­lop­pement de la nou­velle économie, et j’y consa­crais une longue partie de « Au secours, mon fils entre­pre­naute… » en 2000.

Le théo­ricien des médias dénonce donc ici un mythe déjà dénoncé il y a dix ans, et que la chute de la pre­mière bulle spé­cu­lative de l’internet a déjà, dans la pra­tique, mise à bas.

Mattheo Pasquinelli :

Regardez les tra­vailleurs cog­nitifs et les free­lances créatifs de la pré­tendue géné­ration laptop. Ont-​​ils l’air de ne pas être en concurrence ?

Mais quel rapport entre la non-​​rivalité de l’information et la non-​​concurrence entre ceux qui la pro­duisent ? Per­sonne n’a jamais confondu les deux (à part un pro­vi­dentiel livre de 2009 qui décou­vrirait une vieille lune et un « mode de pro­duction non com­pé­titif »), et même ceux qui théo­ri­saient la non-​​rivalité de l’information la liaient à la concur­rence des entre­prises qui la pro­duisent pour jus­tifier les inves­tis­sement capi­ta­lis­tiques des startups. L’idée (même fausse) étant qu’il fallait investir mas­si­vement, à perte pour une longue période, pour déve­lopper les mono­poles qui, ensuite, ven­draient ce produit dont la vente peut être répétée à l’infini (puisqu’on peut vendre exac­tement le même produit déma­té­rialisé plu­sieurs fois, alors qu’on ne peut vendre un disque phy­sique qu’à un seul client — il faut fabriquer un second disque phy­sique pour un second client).

De fait, la confusion entre la non-​​rivalité d’un bien et la non-​​concurrence des pro­duc­teurs n’a jamais existé, bien au contraire. C’est la concur­rence même des pro­duc­teurs d’un bien non-​​rival qui a jus­tifié les inves­tis­se­ments capi­ta­lis­tiques sur le Web depuis dix ans. C’est un « mythe » inexistant qui est ici dénoncé.

La question sui­vante entend dénoncer « l’exploitation para­si­taire de l’économie imma­té­rielle par l’économie maté­rielle ». Rien de nouveau, mais on note :

Prenons les réseaux peer to peer. Ils sabotent les revenus de l’industrie du disque mais, en même temps, ils établissent un nouveau com­merce, celui des lec­teurs mp3 et iPods.

Cette dénonciation des réseaux peer to peer revient dans le point suivant :

Un exemple basique : le numé­rique a changé le monde de la musique d’une manière néo­féodale. Les réseaux peer to peer ont affecté à la fois les grands noms de l’industrie musicale et l’underground. Le numé­rique a rendu la scène musicale plus com­pé­titive et pola­risée, seuls quelques noms peuvent sur­vivre dans un marché où les disques ne se vendent plus.

Si, évidemment, le progrès tech­nique influe sur l’économie de la musique, l’idée que ce sont les réseaux peer to peer qui « sabotent les revenus de l’industrie du disque » et pro­voquent son passage dans une structure « néo­féodale » est grotesque.

Seuls les tenants les plus obtus de Hadopi pensent cela et peinent à le démontrer. On a le droit de penser que la structure de l’industrie du disque était « féodale » bien avant l’arrivée du numé­rique (et que l’arrivée du numé­rique pourrait être une alter­native à la dépen­dance absolue des artistes face aux indus­triels), et que le numé­rique aug­mente la consom­mation mar­chande des biens culturels tout en ren­forçant la concur­rence entre ces biens (les dépenses consa­crées aux biens culturels aug­mentent lar­gement, mais le disque est concur­rencé par les autres dépenses dans les moyens de com­mu­ni­cation, les jeux vidéo, les abon­ne­ments à la télé­vision, les DVD, etc.).

Puis de dénoncer la gentrification des « villes créatives » :

Prenez les « villes créa­tives » et observez le pro­cessus de gen­tri­fi­cation. Le grand vain­queur de ce capital sym­bo­lique col­lectif produit par les mul­ti­tudes de créatifs branchés est le marché de l’immobilier.

Ou comment inverser tota­lement les causes et les effets (et on se demande quel est le rapport avec le déve­lop­pement de l’internet). La gen­tri­fi­cation des espaces urbains est ana­lysée, par exemple, dans cette étude. Certes, les acteurs peuvent (som­mai­rement) être qua­lifiés de « créatifs branchés » :

La gen­tri­fi­cation pari­sienne est donc prin­ci­pa­lement menée par des acteurs privés à travers la réha­bi­li­tation de l’habitat popu­laire (Clerval, 2008b). Ce sont notamment des artistes et des archi­tectes à la recherche de locaux pro­fes­sionnels qui inves­tissent les anciens espaces arti­sanaux et indus­triels de l’Est parisien dès la fin des années 1970, parfois dans le sillage du mou­vement des squats de cette décennie (Vivant et Charmes, 2008). Mais plus lar­gement, à la même époque, des ménages des classes moyennes – parmi les­quels les pro­fes­sions cultu­relles sont sur-​​représentées – acquièrent des loge­ments dans un quartier popu­laire et les réha­bi­litent (Bidou, 1984)

Mais les causes ne sont pas les « créatifs branchés » eux-​​mêmes, mais des fac­teurs struc­turels de l’emploi et du logement :

Comme ailleurs, la gen­tri­fi­cation des quar­tiers popu­laires pari­siens s’explique par plu­sieurs fac­teurs struc­turels dans le domaine de l’emploi ou du logement. Le plus évident est la baisse continue du nombre d’emplois d’ouvriers en Île-​​de-​​France et à Paris depuis les années 1960. Elle s’accompagne de la baisse du nombre d’emplois peu qua­lifiés du ter­tiaire (employés) à Paris depuis les années 1980, tandis que les emplois de cadres et de pro­fes­sions intel­lec­tuelles supé­rieures (CPIS) aug­mentent consi­dé­ra­blement dans la même période (Rhein, 2007 ; Clerval, 2008b). Cette trans­for­mation de la structure des emplois en Île-​​de-​​France s’explique elle-​​même par la recom­po­sition de la division inter­na­tionale du travail, accé­lérée par les poli­tiques macro-​​économiques néo-​​libérales depuis les années 1980 : la déré­gle­men­tation et l’intégration inter­na­tionale de l’économie favo­risent la mise en concur­rence de la main-d’œuvre ouvrière à l’échelle mon­diale et faci­litent la glo­ba­li­sation de la pro­duction indus­trielle, tandis que la métro­po­li­sation qui en découle entraîne la concen­tration des emplois qua­lifiés en Île-​​de-​​France. Cependant, la trans­for­mation de la structure des emplois ne suffit pas à expliquer la sélection sociale crois­sante à l’œuvre dans l’espace rési­dentiel de Paris intra-​​muros (Clerval, 2008b). Les struc­tures du logement et du marché immo­bilier y accen­tuent les dyna­miques opposées des CPIS et des caté­gories popu­laires (ouvriers et employés). L’habitat popu­laire ancien se dégrade sous l’effet des stra­tégies de ren­ta­bi­li­sation à court terme des bailleurs ou de leur volonté de se des­saisir de leurs biens (en par­ti­culier des immeubles entiers). Les poli­tiques de construction massive de loge­ments sociaux en ban­lieue dans les années 1960-​​1970 ont entraîné un départ important des classes popu­laires pari­siennes en péri­phérie et un effet de vacance dans les quar­tiers popu­laires. Ceux-​​ci sont en partie investis par des popu­la­tions plus pré­caires, souvent immi­grées, ou au contraire par des ménages gen­tri­fieurs. Vacance par­tielle et dégra­dation de l’habitat créent un dif­fé­rentiel de ren­ta­bilité fon­cière (Smith, 1982) dans ces quar­tiers proches du centre : après leur inves­tis­sement par les pre­miers gen­tri­fieurs et l’apparition de com­merces à la mode (Van Crie­ckingen et Fleury, 2006), de nom­breux quar­tiers deviennent poten­tiel­lement lucratifs pour les investisseurs.

La gen­tri­fi­cation n’est en aucune façon causée par les « créatifs branchés ». Ils en sont pour une part les acteurs visibles. Mais les causes réelles sont étran­gères à ces acteurs. Écrire : « Le grand vain­queur de ce capital sym­bo­lique col­lectif produit par les mul­ti­tudes de créatifs branchés est le marché de l’immobilier. » est une inversion de la réalité. Elle est bâtie, en gros, sur la même idée qui permet de pré­tendre que les liber­taires sont la cause du néo­li­bé­ra­lisme capi­ta­liste sur le Web.

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Photo gordon (TK8316) sur Flickr

Mais la fin de l’interview permet de com­prendre pourquoi le théo­ricien séduit les journalistes :

On parle souvent de la crise de la classe ouvrière comme d’une entité poli­tique. Mais ce qui se passe aujourd’hui sous nos yeux est une crise de la classe moyenne cog­nitive. Il y a un mot inté­ressant dans la théorie cri­tique fran­çaise, qui examine le capi­ta­lisme cog­nitif : « déclas­sement » – quand une classe sociale est rabaissée, perdant prestige social et écono­mique. En cette décennie du Net, nous faisons l’expérience d’un déclas­sement massif des tra­vailleurs cog­nitifs devenus des tra­vailleurs pré­caires. Le néo­féo­da­lisme est aussi cette dépos­session des acteurs intermédiaires.

Ah, le monopole Google et la « décennie du net », moteurs du déclas­sement des « tra­vailleurs cog­nitifs ». Au premier rang des­quels, on s’en doute, les journalistes.

Mais la trans­for­mation des jour­na­listes en « intellos pré­caires » n’a pas attendu « la décennie du Net ». Là encore, on confond acteurs et causes.

D’abord, il est évident qu’après avoir laminé les classes popu­laires (fin des années 70, début des années 80), le néo­li­bé­ra­lisme s’attaquerait à la classe du dessus.

Le déclas­sement des diplômés est un phé­nomène qui n’a rien à voir avec le Net. Lire par exemple cet article de Sciences humaines.

Au début des années 2000, selon l’étude de Lau­rence Lizé, cher­cheuse à l’université Paris-​​I, environ un tiers des jeunes subissent une situation de déclas­sement. La plus forte crois­sance du phé­nomène se situe entre 1986 et 1995 et a par­ti­cu­liè­rement touché les titu­laires d’un bac et d’un bac +2. La période de tas­sement de l’emploi entre 2001 et 2004 a quant à elle atteint plus sévè­rement les plus diplômés : le pour­centage de diplômés du 3e cycle à devenir cadre est alors tombé de 85 % à 70 %.

Ce déclas­sement, en forte crois­sance entre 1986 et 1995 (faire moins bien que mes parents, à même niveau d’étude), d’ailleurs, j’en témoi­gnais ici même en 1996.

Quant à la trans­for­mation de la presse et la pré­ca­ri­sation des jour­na­listes, là non plus on n’a pas attendu « la décennie du Net » pour mettre en place les poli­tiques néo­li­bé­rales qui ont pro­fon­dément changé la situation : la libé­ra­li­sation de la télé­vision et de la radio, c’est dans les années 1980, avec les modèles Bouygues et Ber­lusconi ; la mutation du quo­tidien Le Monde est bien entamée dans les années 90 ; la trans­for­mation de la presse en « groupes mul­ti­médias » à base d’investissements capi­ta­lis­tiques massifs se fait en même temps que la pre­mière bulle internet. Et on pourra lire de nom­breux billets de Narvic pour se remé­morer les choix stra­té­giques aber­rants des entre­prises de presse sur le Web, qui n’ont pas grand chose à voir avec une nature intrin­sèque de l’internet.

Revenons sur la question des « creative commons » et de la « culture libre », qui n’est pas réel­lement traitée dans l’interview, mais semble cen­trale dans son livre. Il y a à nouveau une confusion : les entre­prises du « Web 2.0 » (pour sim­plifier) dont l’activité est fondée sur l’exploitation mar­chande de contenus générés par les usagers n’ont jamais mis les « creative commons » en avant. Au contraire, toutes ont com­mencé par entre­tenir un flou vaguement artis­tique sur la pro­priété des contenus. Ça n’est que sous la pression des usagers que sont apparus les exposés clairs des licences uti­lisées ; une large partie des entre­prises a alors explicité que, tout sim­plement, le contenu devenait la pro­priété du service mar­chand ; et une minorité a mis en avant la pos­si­bilité de passer ses créa­tions sous Creative Commons (par exemple Flickr). Dans ce cas (l’usager définit la licence de ses propres apports), les Creative Commons sont arrivées comme un moyen de for­ma­liser une situation de fait en redonnant, a pos­te­riori, un certain contrôle par l’usager.

Avant cela, la situation emblé­ma­tique a été IMDB ; cette énorme base de données ali­mentée par les usagers a été vendue à Amazon en 1998 : les mil­liers d’usagers qui avaient fabriqué cette res­source docu­men­taire phé­no­ménale se sont sentis exploités lors de cette revente au profit des seuls créa­teurs « tech­niques » du service. Et sans la conscience apportée par la suite par les mou­ve­ments du libre et des Creative Commons au néces­saire contrôle des usagers sur les licences des sites contri­butifs, ils n’avaient aucune arme, ni juri­dique ni même concep­tuelle, pour répondre à une telle situation.

Ça n’est donc pas la « free culture » qui a fabriqué ni permis l’exploitation com­mer­ciale du travail col­lectif. C’est au contraire elle qui tente de fournir des armes intel­lec­tuelles et juri­diques aux contri­bu­teurs de ce travail col­lectif. Sans la « free culture », la question ne se poserait pas, et le transfert sys­té­ma­tique des droits vers les entre­prises serait aujourd’hui le seul modèle existant.

Un extrait d’un autre texte de Pas­qui­nelli aborde le sujet de la « culture libre », « Imma­terial Civil War » :

An example of the com­pe­tition advantage in the digital domain is the Wired CD included with the November 2004 issue under the Creative Commons licences. Music tracks were donated by Beastie Boys, David Byrne, Gil­berto Gil, etc. for free copying, sharing and sam­pling (see : http://www.creativecommons.org/wired). The neo­li­beral agenda of Wired magazine pro­vides the clear coor­di­nates for unders­tanding that ope­ration. Indeed, there are more examples of musi­cians and brain workers that asso­ciate their activity with copyleft, Creative Commons or file sharing on P2P net­works. We only heard about the first runners, as it is no longer a novelty for those who came second. Anyway, there never is a total adhe­rence to the Creative Commons crusade, it is always a hybrid strategy : I release part of my work as open and free to gain visi­bility and cre­di­bility, but not the whole work. Another strategy is that you can copy and dis­tribute all this content, but not now, only in four months. And there are also people com­plaining about Creative Commons and Free Software being hijacked by cor­po­ra­tions and majors – the point is that the world out there is full of bad music which is free to copy and dis­tribute. No scandal, we have always sus­pected it was a race.

Parce que des néo­li­béraux uti­lisent l’argument libre, parce que des artistes de renommée mon­diale (signés et liés contrac­tuel­lement à leur major) dif­fusent une partie des mor­ceaux à titre publi­ci­taire sous cet emballage, en confondant Copyleft, Creative Commons, logi­ciels libres et réseaux P2P, en occultant la qualité et la richesse des pro­duc­tions « libres » par ailleurs, en oubliant que dans une société capi­ta­liste aucun individu ne peut faire l’impasse sur les impé­ratifs écono­miques qui pèsent quo­ti­dien­nement sur lui, il est aisé de conclure que la phi­lo­sophie du libre n’est qu’une course de rats.

Quant à l’aggravation de la cession des droits d’auteurs des jour­na­listes sur l’internet, elle n’est pas non plus due aux mili­tants du libre, mais aux lobbies de patrons de presse relayés par le légis­lateur : « Hadopi contre le droit d’auteur des jour­na­listes : c’est confirmé ». Dif­ficile de trouver ici un rapport avec la phi­lo­sophie des Creative Commons.

Évidemment, après la dénon­ciation des pseudos-​​tabous de l’internet, on peut se per­mettre de pré­tendre être le premier à réfléchir :

Nous devrions réel­lement com­mencer à dis­cuter la pro­duction, l’extraction et l’accumulation de valeurs écono­miques réelles réa­lisées à partir des réseaux plutôt que de nous com­plaire dans un idéa­lisme bon marché.

Tiens, je me demande bien qui, avant Matteo Pasquinelli, aurait bien pu « com­mencer à dis­cuter la pro­duction, l’extraction et l’accumulation de valeurs écono­miques réelles » dans une société en per­pé­tuelle mutation ?

La bour­geoisie ne peut exister sans révo­lu­tionner constamment les ins­tru­ments de pro­duction, ce qui veut dire les rap­ports de pro­duction, c’est-à-dire l’ensemble des rap­ports sociaux. […] Ce bou­le­ver­sement continuel de la pro­duction, ce constant ébran­lement de tout le système social, cette agi­tation et cette insé­curité per­pé­tuelles dis­tinguent l’époque bour­geoise de toutes les pré­cé­dentes. Tous les rap­ports sociaux, figés et cou­verts de rouille, avec leur cortège de concep­tions et d’idées antiques et véné­rables, se dis­solvent ; ceux qui les rem­placent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et per­ma­nence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs condi­tions d’existence et leurs rap­ports réci­proques avec des yeux désabusés.

Article initialement publié sur Le Scarabée

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http://owni.fr/2010/03/11/internet-source-de-lexploitation-capitaliste/feed/ 3
Les Sanofi en grève http://owni.fr/2010/01/19/les-sanofi-en-greve/ http://owni.fr/2010/01/19/les-sanofi-en-greve/#comments Tue, 19 Jan 2010 14:30:04 +0000 GF http://owni.fr/?p=7108 Petit retour radiophonique en attendant de reprendre la revue de presse.

Jeudi, ils s’étaient donné rendez-vous à Paris. Près de 800 selon les manifestants, moitié moins d’après la police.

Les employés de Sanofi réclamaient une hausse des salaires de 3%. Devant le siège mondiale du groupe pharmaceutique, ils ont demandé davantage de garantie pour leur emploi.

Venus de toute la France, ils sont partis de Bercy pour rejoindre les bureaux de Sanofi, à1 km de là.

Ambiance et témoignages parmi les manifestants.

> Si vous voulez commenter cet article, ça se passe sur media.owni.fr

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http://owni.fr/2010/01/19/les-sanofi-en-greve/feed/ 51
La guerre du travail http://owni.fr/2009/12/17/la-guerre-du-travail/ http://owni.fr/2009/12/17/la-guerre-du-travail/#comments Thu, 17 Dec 2009 08:19:02 +0000 Seb Musset http://owni.fr/?p=6270 Travail” et “chômage“, c’est comme progrès” et “UMP: Des marques déposées et censées ne pas aller l’une sans l’autre.

D’où une montée de l’angoisse populaire alors que les chiffres du chômage (et de l’emploi précaire son corollaire) explosent et que le gouvernement prit en flagrant délit de ratage de progrès en minimise la portée derrière des catégories cache-misère.
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Challenges
, magazine de droite néo-conne catapultant le Fig Mag au rayon livre d’images pour gauchistes, publie dans un récent numéro un article titré“le grand soir attendra” et reproduisant un extrait de la note conjoncture de l’association de DRH Entreprise et personnel (en collaboration avec l’institut Supérieur du Travail) qui infirme celle alarmiste de 2008 :
“ L’insurrection sociale promise par certains à fait pschiit.” (sic)

Le rapport se félicite de la collaboration active des organisations syndicales dans la gestion de la crise en 2009. A l’instar du gouvernement, le rapport est confiant : Il n’y aura pas de grands mouvements sociaux à redouter en 2010 tant que les français seront inquiets pour leur emploi.

La pulsion de révolte du travailleur moderne est donc liée à son sentiment de sécurité. Logique libérale : Plus la victime est brimée, abusée, déprimée, moins elle se révolte.

L’espace de deux générations, le travailleur français, ce héros social qui avait tant obtenu au fil des luttes, s’est métamorphosé en salarié anonyme, isolé, stressé et suicidaire, collaborateur de bourreau par peur de perdre un petit confort générique à obsolescence accélérée, réduit à vénérer surfacebook son frère d’armes qui, lui, a eu l’audace de braquer le fourgon de son employeur.

Un bref retour en arrière s’impose pour comprendre les mécanismes qui sous-tendent ce renversement des valeurs au profit des exploiteurs.

* * *
Il y quarante ans dans une galaxie lointaine avec une croissance très, très éloignée de la nôtre.
ouvriers

Depuis 1936, dans le prolongement de la seconde guerre, la condition du travailleur n’a de cesse de s’améliorer. Retraite, congés payés, remboursement des soins, salaire minimum : question travail, l’avenir lui apparait si ce n’est radieux au moins sécurisé.

Le mot chômage est alors quasi inconnu : il touche une frange marginale de la société surnommée “ceux qui le veulent bien“. Retenez bien cette vision des choses par la classe dominante relayée par la classe moyenne qui émerge à cette époque : elle va vous (des)servir pour la suite.

1967. C’est dans un esprit d’optimisation des ressources humaines que le secrétaire d’état aux affaires sociales chargé de l’emploi, un certain Jacques Chirac, crée l’Agence Nationale pour l’Emploi.

La France compte alors 400.000 chômeurs soit 2% de la population active.

1973. Premier choc pétrolier. Les travailleurs ne le savent pas encore mais c’est la fin des belles années.

1975. Le chômage dépasse la barre des 3% de la population active française. Il est toujours caché sous le tapis d’une reprise constamment repoussée (ça aussi notez, on va s’en resservir). Croissance molle, forte inflation : Pour pallier aux conséquences sociales d’une crise marketéecomme exotique (“En France, on a pas de pétrole mais on a des idées“), l’ANPE publie enfin des offres d’emploi dans ses agences. (notez qu’il aura fallu huit ans, ce qui en dit long sur la volonté de voir les problèmes en face.)

1976. Le capitalisme entame son changement de régime. Alors que la classe moyenne de cadres et d’employés (en résumé : les enfants du baby-boom), ayant bénéficié de la dynamique des deux décennies précédentes dans des proportions jusque là inédites, s’en soucie peu, la notion de chômage s’insinue chez ceux qui ont raté le train : les plus jeunes.

1979-1980 : En Angleterre puis aux États-Unis, alors en plein marasme économique, avec les élections de Thatcher et Ronald Reagan, l’impulsion néolibérale de sortie de crise, façon Chicago Boys est initiée. Les deux leaders sont résolus à péter les cloisons de l’architecture sociale selon les schémas d’agrandissement du capital. Concrètement : Les heures de la politique de relance par l’investissement public au bénéfice du citoyen sont comptées et celles du travailleur le seront de moins en moins.

Dans ces pays les politiques publiques privilégieront les entreprises. Depuis les étages supérieurs de la société en direction des maillons intermédiaires et faibles, l’idée se propage qu’en favorisant les riches, on enrichit ceux d’en dessous (là aussi notez cette vérité et commencez à vous enduire de vaseline).

En Angleterre, la dame de fer mate violement les syndicats, favorise la dérégulation salariale et endort la classe ouvrière en lui permettant d’accéder à la propriété (à crédit) de ses anciens logements sociaux. Règle d’or de l’arnaque : Faire croire aux pauvres qu’ils seront riches un jour, ça marche toujours.[1]

Retour en France.

1980 : Déjà six ans de droite et le chômage français a doublé pour dépasser le million et atteindre les 5 % de la population active.

Explosion de l’intérim, du chômage longue durée, des laissés pour compte : C’est le début du grand décalage entre le politique et une catégorie de travailleurs inadaptés qui ont perdu leur emploi, c’est ballot. Le haut et le bas de l’échelle se retrouvent dans une gêne commune par rapport à ce curieux contrat social qui s’éternise : Le chômage est considéré par la classe supérieure comme une indigence, il est vécu par ceux qui l’expérimentent comme une maladie honteuse.

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La génération favorisée malgré elle des enfants du baby-boom appelons-làgénération Johnny, s’est constituée un matelas de sécurité via un accès rapide à prix raisonnable à la propriété. Elle voit mécaniquement sa situation renforcée. Pour les plus jeunes, faire une carrière comme papa, avec entreprise unique et un salaire en hausse constante, devient une gageure.

1981. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, ce nouvel ordre mondialfavorisant le capital est inversé avec détermination. Le travailleur retrouve des couleurs : Cinquième semaine de congés payés, revalorisation du smic et augmentation des prestations sociales, semaine de 39 heures et retraite à 60 ans.

Les déficits publics se creusent, le dollar monte : ce coup-ci La France est victime de la reprise des autres et de la concurrence d’une économie se mondialisant. Le chômage dépasse les 7% en 1982. La guigne.

Deux ans de ce régime viennent à bout des illusions. C’est le tournant de la rigueur. La gauche va montrer qu’elle sait faire aussi bien que ses copains de classe de l’ENA, c’est à dire une politique de droite.

A partir de 1983, misant sur une europe forte dont l’unification se précise, la France revient dans la dream-team idéologique des pays dominants. Le démantèlement de pans complets de l’industrie s’accompagne d’une violente augmentation du chômage (800.000 nouveaux chômeurs en 1984). C’est le boom de la sous-traitance. L’ouvrier est une espèce condamnée. Ça sent le pâté pour les autres salariés dont les salaires n’augmentent plus aussi vite que dix ans plus tôt, quand ils ne sont pas gelés.

Commence un processus d’à peine dix ans au terme duquel l’état aura rendu les clefs de sa gouvernance aux groupes, aux multinationales, bref au marché.

A partir des années 80, le travail qui tombait bien juteux de l’arbre de la croissance devient une obsession populaire. Le chômage entre en compte dans la gestion du travailleur. Il devient un moyen de pression, une menace distillée chez les plus fragiles (ouvriers peu qualifiés, vieux et jeunes salariés) permettant aux entreprises d’infléchir les conditions d’exploitation à leur avantage.

Pour ceux entrants alors dans la vie active, se généralisent de nouveaux rites d’humiliation et de formatage qu’ils ne remettront pas en question : Passage obligé du CV, apparition de l’ahurissante lettre de motivation et multiples entretiens débouchant 99 fois sur 100 sur du on vous rappellera.

Parallèlement à la terreur du chômage, se développe cette curieuse idée que le travail ça se mérite alors que, théoriquement, le travail ça se paye.

Les candidats à un poste patientent par paquets de 1000 devant la porte du patron. Vont-ils travailler ? Trouver une signification ? Pouvoir payer le loyer ? Sont-ils des hommes ? Autant de métaphysiques interrogations qu’ils estiment réglées par un emploi salarié. La nature du salariat évolue également ces années là, s’orientant massivement vers les services et les emplois dépersonnalisés sans signification claire. On ne désire pas tant un travail que trouver un job, n’importe lequel (cette résignation des ambitions a son importance).

Une partie des salariés de la génération Johnny, entrée sur le marché de l’activité entre 1960 et 75, passe entre les gouttes de la conjoncture et c’est à peine si elle perçoit les bouleversements en cours. Elle n’en subira, éventuellement, les premières conséquences que 10 ans à 20 ans plus tard. Pour le moment, elle se laisse même séduire par ces icônes de la gagne[2] qui envahissent alors le petit écran.

Dans l’ombre, sur les cendres des faillites et des restructurations d’entreprises, des empires financiers se constituent en quelques années, là où il y a encore peu cela aurait pris trois générations. Personne ne bronche, pas les médias, encore moins les politiques.

1985. Le chômage atteint les 9%. Coluche crée les Restos du Cœurs. L’opération coup de pouce est prévue pour durer un hiver. Ce sera la première initiative d’une longue série de divertissements caritatifs permettant à l’état de se dégager de ce qui devrait 1 / être sa mission 2 / le couvrir de honte, 3 / révolter le peuple. Là non plus. Rien ne sera remis en cause. La chanson enregistrée pour l’occasion sera numéro un au Top 15 pendant des semaines.

Sur fond de crise sociale continue, le patronat introduit dans le débat le principe de flexibilité comme solution imparable pour remédier au chômage. Les syndicats et la parti communiste ont encore de beaux restes, ce progrès ne passe pas sur le terrain. Malgré la débandade post-30 glorieuses, La France reste attachée à ses acquis sociaux.

En revanche, le principe fait triquer l’électorat favorisé.

Mars 1986 : La droite gagne les élections législatives. Cohabitation, l’initiateur de l’ANPE devient premier ministre. Assouplissement des horaires, fin des autorisations administratives de licenciement, démembrement du statut salarial : Priorité à la compétitivité des entreprises au détriment du travailleur. L’état finance des emplois lance-pierre à durée limitée, à temps partiel, à droits réduits (TUC, CES et autres carambouilles). Ces aides sociales empêchent dans un premier temps le salarié de plonger dans la misère mais renforcent de l’intérieur le dumping social.

Durant la cohabitation, malgré les mesures prises par la droite, le chômage reste à 9%.

1988, Retour aux pleins pouvoirs de François Mitterrand. L’air du temps est à la célébration de la République, des grandes causes, de l’Europe en marche et de la chute d’un communisme définitivement ringardisé par KO technique. Le capitalisme devient l’unique idéologie. Reste à savoir ce que l’on met dedans. En quinze ans, le capitalisme a changé de nature : il est pour une large partie devenu actionnarial. Il ne s’agit plus tant de produire que de dégager toujours plus de marge.

L’actionnaire qui se risquait à contribuer à l’édification de l’entreprise, et en deuxième temps touchait des dividendes, exige désormais une garantie de revenus que l’entreprise ne pourra lui verser qu’en augmentant la productivité, c’est à dire en pressant le salarié tant qu’il est rentable et s’en débarrassant lorsque qu’il le considère comme du poids mort. La machine infernale fonctionne au paradoxe : Les salariés boursicoteurs, via fonds de pension, fonds mutualisés et assurances vie, sont virtuellement les acteurs de l’atomisation progressive de leurs conditions sociales et les fossoyeurs de celles de leurs enfants.

Jusqu’au plus bas de l’échelle, le chacun pour soi se renforce ces années là. L’idéologie patronale est partagée par de plus en plus de salariés : Ils sont une entrave à la bonne conduite du progrès, ils ne font jamais assez bien et, surtout, ils coûtent trop chers. D’autant, qu’à l’autre bout du monde, une main d’œuvre meilleur marché prend la relève. (celle là vous n’avez pas fini d’en entendre parler).

Menaces du chômage de masse et de la délocalisation brandies par le patronat : Économiquement, le salarié a perdu la partie, idéologiquement c’est le maillon faible, psychologiquement, tiraillé entre cette réalité dont il perçoit plus ou moins l’impasse et les discours à base derêve et de gagne servis en cœur par le patronat et des politiques qui ont respectivement besoin de soldats et d’électeurs, il poursuit une décente aux enfers frisant avec la schizophrénie.

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Le service public, tradition et spécificité française, n’est pas encore absorbé par cette force dépressionnaire. La jalousie commence à poindre chez les salariés du privé se sentant lésés et en péril (ce ressentiment n’aura de cesse d’être exploité par les partisans de la réforme). Chez les plus jeunes, on veut désormais devenir fonctionnaire, rare secteur garantissant un emploi pérenne et une rémunération stable.

1992, deuxième cohabitation. Edouard Balladur accroît la flexibilité,l’annualisation du temps de travail et généralise le temps partiel. Des mesures censées aider les petites entreprises et profiter aux salariés mais bénéficiant d’abord aux grandes enseignes et que les employés en bas de l’échelle subissent. Pour eux : C’est le début des emplois du temps pourris et des abus de la part d’un patronat décontracté. La pénibilité du travail fait son retour en toute discrétion médiatique. Balladur rallonge la durée de cotisations et diminue les pensions de retraite. Il tente le CIP (permettant, dans un monde idéal de droite, de payer les jeunes en dessous du SMIC) mais les étudiants font plier le gouvernement (vous noterez qu’ils ne sont pas salariés, détail important).

La philosophie du moment des “anciens” vis à vis de leurs enfants restemieux vaut un job de merde que pas de boulot suivi du sempiternel faut faire ses preuves auxquels ils croient dur comme fer mais que le nouveau rapport de force ne corrobore pas. Le chômage explose les 10%.

Durant les dernieres années du deuxième septennat de Mitterrand, l’écart s’accentue : une partie de la France du travail a entamé sa grande bascule vers la pauvreté ou / et l’esclavagisme tandis que l’autre vit dans un monde relativement préservé. A la grande surprise des journalistes de l’époque (aussi à la pointe qu’aujourd’hui rapport que ce sont les mêmes), Jacques Chirac axe sa campagne présidentielle sur le thème de la fracture sociale. Il est élu.

1995. Persuadé que la partie est définitivement jouée pour le capital, l’homme à la pomme fait immédiatement l’inverse de ce qu’il avait annoncé. Le plan Juppé prévoyant d’aligner le temps de cotisations des fonctionnaires et les régimes spéciaux selon les critères du privé entraîneune forte mobilisation des fonctionnaires, dernier bastion salarial possédant encore un sentiment d’identité, un fort taux de syndicalisation et une solidarité interprofessionnelle.

Bien que victorieux ce mouvement massif aura une conséquence fâcheuse : l’exacerbation du divorce entre salariés du privé et du public, etl’impression chez chacun d’entre eux qu’il ne faut plus trop espérer grand chose de l’état pour les retraites.

Les esprits se privatisent. Les salariés épousent massivement les argumentaires patronaux. Se substituant à l’augmentation normale des rémunérations, la logique de la prime fait son nid dans les entreprises. Apparaissent des méthodes de management plus musclées (impératifs de vente, objectifs, indice de rentabilité, taux de transformations). Les salariés chanceux se mettent également à penser revenus complémentaires : investissement dans la pierre, assurances vie, investissement en bourse. Le ver de la spéculation est dans le fuit du salarié.

Tandis que la génération Johnny s’enrichit encore plus grâce à la montée de l’immobilier, en silence la partie basse de la classe moyenne (victime de cette montée des prix) se précarise méchamment. Les enseignes discount(mal vues par l’opinion au début des années 90) s’installent dans les régions les plus décimées, loin de l’attention des médias (à l’époque c’est mal vu d’économiser).

En 1997, 50% des chômeurs ne touchent que 600 euros.

Les jeunes, les plus touchés, se cramponnent encore aux grilles d’analyses et aux codes d’évolution de leurs parents. Grâce à une législation ad hoc, ce désir du jeune 3615 kinenveu permet aux entreprises de rester compétitives. Le stagiaire volontaire à salaire de misère,exonéré de charges et tout frais payés par papa, fait le bonheur des petites et des grandes compagnies. Beaucoup lui doivent leur survie. Il faudra attendre une dizaine d’années pour que ce statut soit médiatiquement considéré pour ce qu’il est : De l’exploitation pure et simple de crédules (là aussi notez, le principe va devenir redondant.)

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Durant cette décennie du glissement libéral est plus que jamais véhiculée l’idée que seul le travail salarié permet l’épanouissement (consumériste cela va de soit).

1997 : Re-cohabitation avec la gauche. Lionel Jospin fait le pari des 35 heures concédant un peu sur la flexibilité et allégeant les charges.

Le salarié reprend l’avantage. Il va travailler moins et gagner plus. La réforme qui aurait fait hurler de joie 20 ans plus tôt n’est pas vécue comme une avancée, en tous les cas n’est pas marketée en tant que telle, ce qui en dit long sur le niveau d’asservissement libéral des esprits.

Le patronat est furibard et réplique en radicalisant ses positions via une nouvelle formation : Le Medef. On passe des patrons de la vieille époqueaux tueurs de la gestion décomplexée du bétail salarié. La philosophie est simple : Il faut bosser tous les jours, les salariés sont des feignants, les chômeurs des parasites. Elle deviendra le mantra de l’opposition.

2000 : Pour la première fois depuis 15 ans le chômage baisse de 10 à 8%. Les grosses entreprises s’arrangent à la perfection des 35 heures que les salariés les mieux payés plébiscitent. Elles auront pourtant un effet pervers : Contribuer à augmenter la pression sur les salariés pour ne pas perdre en compétitivité.


Dans ces années, à la peur commune de ne pas ou ne plus avoir un travail, s’ajoute pour beaucoup le stress d’en avoir un.
Le salarié courbe l’échine. En deux décennies, le travail est passé d’un droit à une religion puis à un Graal pour devenir une peine. Individualisation et consentement au sacrifice au nom de la consommation et de l’endettement : pas étonnant dans ces conditions que le syndicalisme aux directions proche de la baronnie ne passionne pas les foules cathodiques.

La bulle internet craque. C’est le premier gros dérapage du capitalisme financier ne connaissant désormais qu’un impératif : dégager du +15% à l’année. Des sommes monstrueuses sont investis dans des secteurs avec peu d’employés tandis que des entreprises bénéficiaires licencient. Malgré les beaux discours du Medef, en haut (spéculateurs) comme en bas (apparition des travailleurs pauvres) de la pyramide des revenus, l’argent ne semble plus en rapport direct avec l’activité du salarié.

La gauche s’endort sur ses lauriers et déserte le social. Hausse des loyers en partie due à la spéculation des CSP+, chômage des jeunes en pointe, généralisation des emplois précaires et sous-emploi des diplômés : La baisse du niveau de vie d’une génération à l’autre s’accélère ces années là (mais chut, il ne faut pas en parler nous sommes dans un riche et grand pays. La pauvreté n’est pas possible pour nos enfants.)

La génération johnny commence à partir à la retraite au moment où les déficits publics explosent. La vieille génération, idéologiquement et numériquement en position de force, n’a aucune raison de descendre de cette vague positive sur laquelle elle surfe depuis 30 ans. Comme elle dispose déjà d’une bonne partie du pognon, qu’elle vote massivement (alors que les jeunes pas) , sa voix compte double. Sont crées pour elle de nouveaux emplois d’assistance. Hors du travail, la génération des ainés va de plus en plus fortement peser sur la condition salariale des cadets. Ce qui commence à provoquer des tensions, les jeunes étant bien plus savants et diplômés que leurs parents. Logique : Étudier et rêver d’un bon poste grâce à leurs diplômes, ils n’ont que ça à faire depuis des années.

De 2001 à 2002, une succession de chocs (11 septembre, passage à l’euro, réélection rocambolesque de Chiracbastonne l’opinion. Les prix augmentent pour tout le monde sauf chez les politiques, dans les médias et auprès des analystes financiers qui continuent à promouvoir de l’union européenne aveugle comme dernier renfort à la mondialisation. Tout ce qui ne détruit pas rend plus fort. La crise post-11 septembre acère les ambitions.

La droite (donc Le Medef) est de retour aux commandes : Retour sur les 35 heures, augmentation des heures supplémentaires et diminution de leur rémunération, tentative encore ratée d’instaurer un sous-salariat pour les jeunes. Apparition de la notion en trompe l’œil du travailler plus pour gagner plus. « Il faut s’adapter » est la phrase clef des dominants. Le CDI, ce mode d’exploitation rêvé des salariés, est le modèle cauchemardesque, à annihiler en priorité pour les entreprises.

2004. Le chômage baisse aux alentours de 8% (ce qui tient a des raisons démographiques et au fait que l’on commence à dissimuler les vrais chiffres via une catégorisation restrictive). Les salaires ne décollent pas pour autant.

Les magasins discount se multiplient au grand jour d’internet aux centres villes (faute de tunes, c’est devenu idéologiquement coolde dépenser moins). La baisse des produits high-tech permet de tromper les chiffres de la consommation et la carotte de l’enrichissement via l’acquisition par le crédit immobilier permet de faire passer la grosse et amère pilule de l’appauvrissement et de la pénibilité croissante des conditions de travail (là aussi, constatons l’extension de la logique du capital jusqu’aux strates les plus fragiles de la société). La chasse aux petits prix devient un sport national. Le commerce en ligne (à effectifs réduits à presque zéro donc moins cher) et l’automatisation de certains postes se généralisent (avec effet boomerang désastreux sur les emplois.)

Le salarié fait encore peu la connexion entre la politique gouvernementale, ses modes de consommation et ses conditions de travail. Il ne pense plus qu’en terme de pognon. Le salarié est d’abord un consommateur et la conquête des droits du second prévalent sur la défense de ceux du premier.

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En 2006, le pouvoir d’achat devient son obsession.

C’est par cet axe financier et une question sans réponse (du pouvoir d’achat personne n’en a jamais assez) que les neo-cons auxquels La France résistait tant bien que mal depuis un quart de siècles’emparent démocratiquement du pouvoir, via cet homme qu’on nomme monarque, afin d’entamer la dernière étape de leur libération de classe : La liquidation de l’état providence.

Les médias, le monde de l’entreprise et toutes les assemblées à ses pieds,le monarque dispose d’une fenêtre de tir exceptionnelle. Il a les coudées franches pour fondre le pays dans une pure logique d’entreprise.

Via un cocktail de mesures incitatives, législatives sous un martèlement idéologique continu, les droits du salarié doivent être dissous tandis que les avantages des rentiers et des entreprises eux s’accumuleront sans justificatifs de retour.

Pensant à raison la résistance du salarié quasi nulle après vingt ans de liquéfaction de sa capacité analytique par brossage bancaire dans le sens du poil de son désir d’embourgeoisement, société du spectacle (et du contre-feu) en 24/24, le tout couplé à une terreur continue du chômage allant des jeunes jusqu’aux quinquas (se retrouvant au passage en compétition), le gouvernement n’a plus qu’à brasser désirs, peurs et rêves pour se jouer du travailleur-esclavo-consommateur.

2008-2009. La crise financière puis économique casse les mythes de croissance éternelle (nécessaire pour tenir la baraque aux illusions). Le système financier passe à deux doigts de l’effondrement. Tandis que l’économie réelle s’enlise dans la récession pour certains pays, décolle poussivement pour d’autres et que tous s’enfoncent dans un chômage aux proportions cataclysmiques, se met en place un ordre encore plus violent et inégalitaire qu’avant.

Plus endetté que jamais et sous la pression des institutions financières qu’il a contribué à sauver ne révisant aucunement son logiciel néo-libéral et favorisant la solidarité de classe avec les riches, l’état (des riches), pour cause de dette publique intolérable, coupe progressivement les dépenses, fusionne les services, supprime des postes de fonctionnaires, démantèle plus ou moins discrètement le service public. Autant de biens qui donnaient à La France, et donc aux salariés, cette identité sociale qui leurs permettaient d’être moins impactés que d’autres par la crise.

Pour le salarié domestiqué , les aménagements et les francs coups de boutoir s’accumulent dans un relatif silence médiatique essentiellement du à l’écume quotidienne des polémiques pipolo-présidentielles : “rupture conventionnelle” du CDI, heures TEPA, RSA, statut d’auto-entrepreneur, taxation des indemnités des accidentés du travail, travail le dimanche pas partout mais presque quand même et une foultitude d’autres mesures du même acabit souvent plus idéologiques qu’économiquement pertinentes (les moyens justifiant ici la fin) convergeant dans ce seul but : Le modelage d’un code du travail au bénéfice exclusif des possédants.

Pour le mauvais chômeur, c’est plus que jamais la faute à pas de chance : Il est toujours considéré avec aussi peu d’égards par son gouvernement et la génération Johnny. On lui fusionne l’ANPE avec lesAssedics. S’en suit un chaos dans les versements de ses indemnités qu’il doit gérer en appelant un numéro surtaxé (rien ne se perd, tout se récupère). Le monarque court à grandes enjambées vers son modèle anglo-saxon : Le tiers-monde s’installe dans les villes (mais ça on ne vous le montrait jamais dans les séries américaines).

Pas grave, c’est le prix de la modernité. Et puis… loin du cœur, loin des yeux.



2009 : Le taux de chômage dépasse les 9% de la population active(2.5 millions). En cumulant les diverses catégories : on atteint plus de 4 millions. 1 jeune sur 4 est sans emploi.

En haut de la pyramide, malgré quelques inquiétudes passagères, ça se gave toujours, voire plus. La prochaine étape est la vidange intégrale des derniers revenus des pauvres.

Côté salarié : 10% des actifs (près de 2 millions de travailleurs) vivent sous le seuil de pauvreté. Certains sautent littéralement par les fenêtres, les réductions et fusions de postes progressent autant que les rémunérations stagnent ou régressent. Le travail signifie désormais beaucoup de choses :dépassement de soi, stress, terreur, pauvreté, peur, mort… mais clairement plus bonheur, sécurité, famille, enrichissement et tranquillité.

2010 : Dans une économie atone, le salarié devient le dernier des dindons. Pas assez payé de son point de vue, trop cher du point de vue de sa direction : son business plan va dans le mur. Les salariés considérés depuis trente ans comme une charge sont ouvertement une gêne. Et pis ailleurs, il coute moins cher. Ce système atteint sa limite comptable mais, au sommet comme à la base, par peur ou par profit, personne n’est disposé à en changer. Si l’on ne paye plus les salariés et que ceux-ci disparaissent, qui va acheter les produits ?

Et bien d’autres salariés-consommateurs, ailleurs, le temps que, animés des mêmes rêves, ils s’enrichissent tandis qu’ici ils s’appauvrissent.

La survie du salarié ici bas ne dépend donc pas de sa faculté d’adaptation (on voit où cette adaptation l’a mené) mais bien de sa capacité de rébellion. Problème : Il ne semble pas, lui non plus, avoir réajusté sa grille de lecture et d’ambitions, et poursuit pour le moment sa collaboration passive.

Ce qui nous ramène au constat de la note conjoncture de l’associationEntreprise et Personnel : Rien ne va bouger et à la conclusion implicite dechallenges : OK alors on continue comme avant. Continuer en langage libéral veut dire accélérer.

Sur le champ de la bataille du travail, les bas revenus endoctrinés, petits couples à salaires serrés et conditions de travail stressantes, propriétaires et endettés, sont la chair à canon de ce Verdun du pognon. Qu’ils le sachent : d’une façon ou d’une autre, les hostilités ne s’arrêteront que faute de participants.

Dans ce survol des années de baise :

- Constatons que, dans l’étau des choses, salariés et chômeurs forme un couple à la vie à la mort, que, crise ou pas, ce lien se renforce avec les années.

- Constatons que le travailleur et le chômeur sont trahis depuis quarante ans mais restent tiraillés entre le legs idéologique et social d’un passé prospère (relayé par une génération qui en a bien croqué et domine encore le discours) et le rêve américain (largement iréel) d’un épanouissement personnel à portée de consommation, à condition d’être courageux au turbin. Deux visions contredites par leur réalité : Les acquis sont mis en kit, le courage au travail n’est pas récompensé, les médiocres sont promus, les moins malléables sont saqués et de richesses ce système ne leur en fait que perdre. Ils deviennent des rebuts (jugés en tant que tels même par eux puisque la vision commune de la valeur humaine liée à l’accumulation de viens et au travail salarié n’a pas évolué) : chômeurs, sur-endettés, déprimés dont le destin est d’être planqués sous le tapis (en attendant pire) par leurs élus.

- Constatons que, à quelques rares exceptions, ces élus ont globalement accompagné, parfois dégagé le terrain à cette dynamique du chômage de masse. L’autre partie de l’effort gouvernemental consistant aujourd’hui à camoufler ce retour au moyen-âge social en agitant de la modernité, dupoids de la dette et des réformes à faire parce qu’elles sont faites ailleursAlors qu’ailleurs, c’est encore pire.

Devant l’échec répété de ce modèle (avec ondes de chocs de plus en plus rudes), face aux inégalités, au malheur et la violence qu’il favorise et puisque l’état crée la monnaie, que la monnaie dirige le monde, il serait peut-être temps de revoir nos modes de fonctionnement et de changer de poste d’observation.

Hypothèse : Dissocier, en partie, l’argent et le travail. Pourquoi, ne toucherions-nous pas, tous, salariés ou non, un revenu minimum garanti par l’état, nous permettant de nous nourrir, de moins stresser pour nous loger, de nous soigner et de s’instruire correctement ? Une fois ce revenu de vie en poche : Que ceux qui veulent gagner plus travaillent plus.

Nous basant sur l’histoire d’une humanité plutôt volontaire de ce point de vue, parions sans risque que nous serons majoritaires à faire ce choix mais que, dans ces conditions plus apaisantes, la concurrence sera moins rude.

Dissocier le travail et l’argent et décomplexer le rapport à l’inactivité, les plus riches de ce monde l’ont compris à titre personnel depuis bien longtemps [3] !

[1] Thatcher tombera en 1990 allant trop loin dans sa logique, Thatcher tombera principalement à cause de la poll tax véritable impôt sur la pauvreté.

[2] Bernard Tapie, est célébré pour sa sensationnelle réussite est le plus camelot d’entre eux. Vautours de ces périodes, ils ont racheter à la casse avec les subsides de l’état des entreprises en difficulté, licenciés massivement et revendus les entreprises ainsi “optimisées” pour ne garder que la crème des marques.

[3] Parions même que cette philosophie s’est particulièrement développée chez eux durant la période exposée.

» Article initialement publié sur le blog de Seb Musset

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http://owni.fr/2009/12/17/la-guerre-du-travail/feed/ 13
La si forte demande de démonétisation de l’espérance http://owni.fr/2009/10/04/la-si-forte-demande-de-demonetisation-de-lesperance-apres-le-capitalisme/ http://owni.fr/2009/10/04/la-si-forte-demande-de-demonetisation-de-lesperance-apres-le-capitalisme/#comments Sun, 04 Oct 2009 12:36:23 +0000 Nicolas Voisin http://owni.fr/?p=4182 La France de Maastricht était anti-élites. Celle de la Votation, contre la privatisation de la Poste et pour un referendum citoyen, est “anti-pognon”. Puisqu’il fuit, détestons-le.

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Les rurbains ont bobo à la cité : Le nouveau front contestataire en France comme en Europe n’est pas anticapitaliste mais anti-précarité et anti “bling-bling” à la fois. Duels et paradoxaux, inquiets (terrifiés) déçus (terriblement déçus) et populistes (en diable) l’essentiel des contestataires n’en sont pas moins consuméristes. L’insurrection, qui ne vient pas mais fait de plus en plus jour dans la société, est moins anarchiste et “de gauche” que sociétale (sans projet de société clair) sociale (de moins en moins sereine matériellement) et écologique (mais refusant la culpabilisation et consciente de son égoïsme).

Le paradoxe écologique est à ce sujet représentatif : pour sauver le bien commun il faut lui donner une valeur marchande, ce qui est une perte de valeur(s). L’aspiration soufflée par le Surmoi (très fort) de la société européenne, également caractérisé par les dernières séquences politiques en France, est à la démonétisation de l’espérance. La demande est forte à défaut d’être claire. En face l’offre, si faible, n’est que “gagner plus”. Autant dire mensonges ou vacuité.

L’heure est aux inégalités croissantes (vues de tous, partout, tout le temps, en temps réel). Payer les élèves pour qu’ils aillent en cours, ou transformer la Poste en SA est l’illustration nationale (après tant d’autres) de ce grave faux-pas… En monétisant ce qui ne l’était pas, l’offre politique de notre représentation publique fait le pas de trop, sans que leurs éprouvettes n’aient encore su leur avouer.

La demande de démonétisation de l’espérance est si forte qu’elle porte en elle, par delà les clivages politiques ou nationaux, le cœur du projet à mener.

Article initialement publié sur Nuesblog / Image issue de ce court-métrage, diffusé sur Owni /-)

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Sortir de la logique de guerre http://owni.fr/2009/08/31/sortir-de-la-logique-de-guerre-capitalisme-salariat/ http://owni.fr/2009/08/31/sortir-de-la-logique-de-guerre-capitalisme-salariat/#comments Mon, 31 Aug 2009 13:16:46 +0000 Admin http://owni.fr/?p=3038 Je réagis ici au billet musclé et décapant d’Agnès Maillard. Doit-on attendre la confrontation et la guerre sociale pour voir les individus commencer à sortir de leur torpeur, de leur réserve ou bien de leur trouille ? Ou bien le billet d’Agnès Maillard annonce-t-il un retour à l’esclavage pure et simple par l’endettement systématique et la dictature capitaliste ? Sommes-nous revenus sur nos pas ou bien avons-nous fait du sur place en ayant l’impression d’avoir avancé ? …

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