OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Mostar: “guerre de territoire, pas de religion” http://owni.fr/2011/08/17/mostar-territoire-religion-bosnie-croatie-serbie/ http://owni.fr/2011/08/17/mostar-territoire-religion-bosnie-croatie-serbie/#comments Wed, 17 Aug 2011 11:32:50 +0000 Damien Dubuc et Julien Descalles http://owni.fr/?p=76332

« En face, je n’y vais jamais, il n’y a que des Musulmans. Moi, ma patrie, c’est la Croatie. »

En face, c’est Mostar-Est (Bosnie-Herzégovine). Une fois par an, Silvio Bubalo doit pourtant trahir ses principes et franchir le fleuve Neretva s’il veut assister au match du Zrinjski, le club de la communauté croate. Pour ce cadre administratif fondu de football, rallier l’enceinte du Velez – l’équipe des bosniaques – a tout de l’expédition. Et de la démonstration de force. A Mostar, au stade comme en ville, chaque communauté entend marquer son territoire comme sa (supposée) différence.

Les derbys entre l'équipe bosniaque de FK Velez et les Croates du Zrinjski sont souvent l'occasion de démonstration des nationalistes.

Fin février, 500 ultras croates font le court déplacement chez l’adversaire bosniaque. Déboulent en bus et vans après le coup d’envoi. Encadrés par la police anti-émeute. Parqués sur une estrade de bois construite à l’extérieur de l’enceinte, ils multiplient d’emblée les provocations : des drapeaux croates et des étendards du Vatican sont dépliés ; des saluts fascistes sont adressés aux supporters rivaux. En retour, le public local siffle un peu, pour la forme. La force de l’habitude.

A chaque match, la trève se brise

« La différence entre nous et ceux du Zrinjski, qui ne poussent jamais jusqu’au fleuve, c’est qu’on sait nager », plaisante Gaga, un accro du Velez. Avant de se faire plus sérieux. « Jamais je n’irai me balader de l’autre côté avec mon écharpe rouge et blanche du club, c’est trop dangereux. » Puis fataliste : « La plupart du temps, la vie à Mostar est tranquille et normale, mais chaque match de foot ruine tout. Le passé et le nationalisme refont surface. »

Cette année, aucun incident, aucun affrontement entre supporters n’est à déplorer. Peut-être en raison de l’imposant déploiement de forces de l’ordre, plus de 500 hommes occupant la ville dès la veille du match. Mais l’ambiance est tendue. Des croix gammées et des symboles oustachis [un mouvement nationaliste et fasciste croate] ont fait leur apparition sur certains monuments de Mostar. Et notamment sur les sépultures du premier cimetière hérité du conflit des années 1990, où se mêlent les tombes des soldats des deux camps. L’œuvre de quelques fanatiques, sans doute. Pour les habitants, ils font presque partie du décor. Mais il y a là plus que du folklore.

« Ça arrive souvent au moment des matches, des élections ou des négociations », explique Robert Jandric, qui s’occupe du Centre culturel Abrasevic, l’un des seuls lieux où se réunissent les jeunes des deux communautés. En février dernier, justement, les négociations patinent : la Bosnie est sans gouvernement depuis plus de cinq mois, les partis politiques ne parviennent pas à s’entendre – autrement dit à se répartir le pouvoir, chaque communauté essayant de s’adjuger les postes clef.

La partie n’est pas facile. Depuis les accords de Dayton, qui ont mis fin à la guerre en 1995, le pays est divisé en deux : la République serbe de Bosnie d’un côté, la Fédération croato-musulmane de l’autre. Et sans accord au niveau de ces entités, pas de gouvernement fédéral possible. A Mostar, la situation est encore plus complexe. « Mostar reste la dernière ville multiethnique d’Herzégovine (dans le sud du pays) justement parce qu’elle est divisée », assure l’écrivain Veselin Gattalo. « Et le Bulevar, avec ses habitations encore en ruines, est notre zone grise. »

Au milieu de la ville se déroule une frontière

Ancienne ligne de front de la guerre qui a déchiré la ville entre 1992 et 1994, la principale artère de la cité reste une frontière. Pas un magasin en vue, si ce n’est une station essence, les rares passants ne s’attardent pas. Ils n’ont rien à y faire et craignent les groupes de jeunes désœuvrés, qui squattent les bâtiments jamais reconstruits. « La ville est physiquement coupée en deux, insiste Robert Jandric. Quand vous voyez ça, vous n’avez pas envie de vivre ici. »

Reconstruit à grands frais par la Banque mondiale, le Vieux Pont sur la Neretva, détruit pendant la guerre, n’a pas rapproché les communautés. « Au contraire, le Stari Most est devenu le symbole du quartier Est », se désole Gattalo. Il est loin d’être le seul monument à diviser depuis le retour de la paix. D’un côté, un campanile de trente mètres, accolé au couvent franciscain, domine le centre- ville. Et sur le mont Hum, où étaient positionnées les pièces d’artillerie de l’armée croate ayant pilonné le Vieux Pont, une gigantesque croix toise la vallée. De l’autre, les minarets se sont multipliés. Manière pour chaque communauté d’afficher sa domination sur une partie de la ville.

Au milieu de la ville, le « Bulevar » tranche la limite entre les territoires des deux communautés.

Cette partition est renforcée par le fonctionnement des institutions. Si la pression de la communauté internationale a abouti à l’instauration d’une seule police et d’une seule mairie, l’unité est souvent de façade. Faute d’accord entre ses communautés, la ville est restée quatorze mois sans maire, après les élections de 2008. Pour sortir de l’impasse, le conseil municipal a reconduit l’édile sortant. Surtout, nombre d’administrations continuent de mener une double vie. A l’Est, le courrier est acheminé par la poste de Bosnie- Herzégovine tandis qu’à l’Ouest, il transite par le voisin croate.

De même, la compagnie des eaux est gérée par deux services parallèles. Rien ne semble favoriser l’unité : « Si j’allais me faire soigner dans l’hôpital de l’Ouest, bien plus moderne, je ne serai pas remboursée, car nous n’avons pas le même carnet de santé avec les croates », déplore Améla((Le prénom a été modifié )), une Bosniaque de 28 ans.

« Ici tu es d’abord bosniaque, croate ou serbe avant d’être Bosnien », prévient la jeune femme. Mais elle veut croire que la situation s’améliore. « Quand je suis revenue à Mostar après la guerre, je devais passer deux check-points pour me recueillir sur la tombe de mon père. Aujourd’hui, rien de plus normal que faire du lèche-vitrine au centre commercial de l’Ouest et ses boutiques de chaussures ! »

« C’est une guerre de territoire, pas de religion »

Au cœur du quartier croate, moins ravagé par la guerre, le Rondo et ses dizaines de cafés branchés et d’échoppes de vêtements n’ont aucun secret pour nombre de Bosniaques. Pour Améla, née dans le Mostar multiethnique de Tito, la ligne de démarcation est ailleurs.

« Les vrais Mostariens, ceux qui vivaient ici avant le conflit, continuent de vivre dans une seule ville. Qu’ils soient catholiques, orthodoxes ou musulmans. Ceux qui veulent la partition, ce sont les Croates, venus du reste de la Bosnie et réfugiés ici après-guerre. Ils considèrent que Mostar-Ouest leur appartient ! » Les yeux rivés vers Zagreb, qui a financé en partie leur installation et leur a donné un passeport, ils rêvent encore d’une grande Croatie. Ou a minima de vivre dans la capitale d’une fédération autonome au sein de la Bosnie. « C’est une guerre de territoire, pas de religion », complète Améla.

La division de la ville est désormais plus subtile, ancrée dans la tête de nombreux Mostariens. Dans chaque camp, les préjugés ont la peau dure. Y compris chez les jeunes générations. « De l’autre côté, je me sens dévisagé », explique un lycéen croate, qui confie pourtant s’y rendre très rarement. « C’est comme si il y avait deux villes différentes », appuie l’un de ses camarades d’une vingtaine d’années. « Je suis trop jeune pour avoir connu la guerre, mais il faut respecter ça ». En clair, ne pas fraterniser avec l’ancien ennemi.

Un drapeau croate planté au milieu de vignes des abords de Mostar.

A 33 ans, Robert Jandric, du Centre culturel, n’est pas optimiste. « C’était mieux dans les années qui ont suivi la guerre. Au moins il y avait une espérance, les jeunes se rappelaient encore l’ancien système où tout le monde vivait ensemble. Aujourd’hui, ceux qui vivent dans des familles nationalistes se font monter la tête par leurs parents. »

Un constat partagé par Gordana((Le prénom a été modifié )), professeur de français au lycée général de la ville. Tout en présentant ses élèves, elle les invite à choisir la personnalité dont ils aimeraient voir la statue en ville. Prudente, une jeune fille cite une starlette ; un camarade surprend avec Léonard de Vinci – sans trop savoir pourquoi. Mais, la plupart des élèves se rabattent sur Tito ou Alija Izetbegovic, premier président de Bosnie-Herzégovine. « Vous voyez, ils parlent presque tous de personnalités politiques. Ce n’est pas normal, ils devraient avoir des préoccupations plus légères et d’autres modèles à leur âge », glisse-t-elle, un brin résignée. Elle hésite, choisit ses mots puis lâche : « Ils sont embrigadés ».

Partition dans les urnes et dans les cours d’histoire

Cette frontière invisible arrange bien les partis politiques des deux bords, qui jouent de la partition et l’attisent pour se maintenir au pouvoir. « Chaque camps a peur d’être mis en minorité, qu’une partie de la ville domine l’autre, explique Osvit, revenu au pays depuis quelques mois. Alors, ils votent systématiquement pour un représentant de leur communauté, pas pour quelqu’un qui défendrait l’intérêt général. »

Statu quo assuré : le SDA, côté bosniaque, et le HDZ dans la partie croate, deux partis nationalistes, sont au pouvoir depuis vingt ans. A chacun sa partie de la ville, à chacun sa chasse-gardée. « Le SDA et le HDZ se sont réparti Mostar, explique Veso Vegar, porte-parole d’un parti croate concurrent, tout aussi nationaliste. Leur but est d’avoir le monopole sur leur territoire. » Et puisque se compter pourrait remettre en cause le fragile équilibre des forces, aucun recensement n’a été effectué en Bosnie depuis 1991.

Même Radmila Komadina, porte-parole de la municipalité, et encartée au HDZ, confirme que nombre de politiciens s’affrontent devant les caméras pour mieux s’entendre, à l’abri des regards, sur le partage du gâteau. Et sur l’économie, avant tout. Avec 2 000 salariés, Aluminij est le principal employeur de la ville. Il est également le premier sponsor du Zrinjski et finance le centre culturel croate ainsi qu’une galerie d’art. « Mais pour y entrer, il faut être encarté au HDZ », affirme M. Vegar. « Un véritable chantage à l’emploi », selon Robert Jandric. Ce que confirment d’autres habitants, mais pas l’entreprise, fermée aux visiteurs curieux. Résultat : 90 % des employés sont croates. Une aubaine dans une ville qui compte 40 % de chômeurs, mais seulement 20 % à l’Ouest.

Dans les cours d'histoire, des programmes différenciés, validés à Zagreb pour les élèves Croates et à Sarajevo pour les jeunes Bosniaques.

Le développement économique de la partie croate a aussi pour conséquence de diviser Mostar. « Pourquoi est-ce que nous irions de l’autre côté ?, demande Ivo, un étudiant croate. Nous avons tout ce qu’il faut ici ». Pas d’hostilité envers les Bosniaques, un simple constat d’évidence pour Ivo et ses camarades qui déambulent un dimanche soir sur une artère commerçante.

A l’exception des centres commerciaux, les lieux de rencontres entre Bosniaques et Croates sont rares. D’autant que, de la maternelle aux filières technologiques, la ségrégation règne. Seul le Gymnasium détonne. Cœur du « Bulevar », le lycée général de cette ville de 100 000 habitants est l’unique à accueillir 650 adolescents de toutes communautés confondues. « Ici, tous peuvent se rencontrer, se lier d’amitié. Ce premier pas est la voie à suivre pour toute la Bosnie-Herzégovine », explique fièrement le directeur, Bakir Krpo.

Le modèle a pourtant ses limites. Sitôt la cloche retentie, Croates et Bosniaques regagnent des classes séparées. La faute notamment aux cours d’histoire, les premiers apprenant le programme établi à Zagreb [capitale de la Croatie], les seconds celui de Sarajevo [capitale de la Bosnie- Herzégovine]. Conséquence : « Seuls les Bosniaques considèrent ce pays comme le leur », reconnaît le proviseur. La réconciliation promet d’être longue. Le 14 février dernier, date anniversaire de la libération de Mostar, aucune commémoration n’a eu lieu. Ni d’un côté du « Bulevar », ni de l’autre.


Photos Joseph Melin

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#5: À Jajce en Bosnie, on reconstruit les âmes et on élimine les ruines http://owni.fr/2011/03/30/jajce-bosnie-on-reconstruit-les-ames-elimine-les-ruines/ http://owni.fr/2011/03/30/jajce-bosnie-on-reconstruit-les-ames-elimine-les-ruines/#comments Wed, 30 Mar 2011 18:09:21 +0000 Loic H. Rechi http://owni.fr/?p=54258 Une histoire rocambolesque de magazine qui a fini par ne jamais voir le jour m’a entrainé jusqu’au fin fond de la Bosnie à l’automne dernier. Fait assez rare pour être souligné – à l’heure où certains médias numériques français sont assez dépourvus de dignité pour oser quémander du pognon au public afin d’envoyer des reporters à l’étranger – le magazine en question avait payé les billets d’avion. Tel qu’on me l’avait vendu, Jajce était censée être une petite ville de 30 000 habitants en ruine peinant à se reconstruire quinze ans après la guerre. Nombre d’habitants, propriétaires à l’époque, auraient fui et ne seraient jamais revenus, préférant rester en terre d’exil plutôt que devoir supporter le poids de la reconstruction. La réalité allait révéler un postulat de départ en partie erroné.

Sur la route menant de Sarajevo à Jajce, les magasins et autres bâtisses en ruines jalonnent méthodiquement le bas-côté. Le pays n’est plus en guerre – en témoignent les enseignes flambantes de quelques bazars chinois – mais c’est une ambiance poisseuse, grise comme cette brume tenace qui domine l’asphalte. Les deux villes ne sont distantes que de cent-soixante kilomètres. Le panorama qui défile est encore plutôt vert à l’heure où la moiteur de l’été cède sa place à la tiédeur de l’automne, le long d’une route modeste, sinueuse et vallonnée. Les minarets et autres convois militaires dépassés au fur et à mesure que le taxi avale les kilomètres sont néanmoins autant de repères qui rappellent à chaque instant que l’on n’est pas dans quelques recoins des Alpes ou du Jura. Passé un gros complexe industriel tombé en désuétude – et un large panneau laminé par la rouille, témoin de la candidature de la ville pour entrer au patrimoine de l’Unesco il y a quelques années – le petit centre-ville de Jajce offre sa virginité souillée au regard du visiteur de passage.

A première vue, tout a l’air sagement en ordre dans ce mélange architectural à la croisée des empires ottomans et austro-hongrois. L’ensemble est bien tenu, aucun stigmate de la guerre, aucune ruine à l’horizon. En s’enfonçant un peu dans la ville, en sortant des quartiers proprets et trop centraux, on découvre bien quelques maisons écorchées et d’autres immeubles criblés de balles ou éventrés par des obus de mortier, mais la réalité est ainsi faite qu’il arrive parfois de partir en reportage sur des bases foireuses. On trouve alors rarement ce qu’on était venu chercher.

Guerre et exode

Si Jajce n’avait rien du tas de décombres qu’on m’avait décrit, la ville n’en avait pas pour autant fini de panser toutes ses blessures de la guerre. Entre 1992 et 1995, ce bout de territoire du centre de la Bosnie a été occupé successivement par les trois armées participant au conflit, Serbes, Croates et Bosniaques donc. Au moment où les combats éclatent, les Serbes qui y vivent se volatilisent en à peine une semaine. Durant les six mois suivants, Bosniaques et Croates restent logiquement sur place, dans l’attente, faute de mieux. Puis au profit de bombardements soutenus et d’une offensive terrestre à la fin de l’été 1992, les Serbes s’emparent de la ville et forcent à leur tour les populations bosniaques et croates à se réfugier dans les environs ou fuir à l’étranger. Trois années durant, alors que les atrocités se multiplient, que le pays sue du sang et que Sarajevo dépérit, la situation reste assez stable. Puis à la fin de l’été 1995, quelques semaines après que Srebrenica ait sombré dans la folie des massacres, la contre-offensive de l’armée croate finit par porter ses fruits et les Croates reviennent s’installer. Les Bosniaques, eux, attendront plusieurs années avant de regagner Jajce, craignant ces dirigeants croates qui bénéficient alors des pleins pouvoirs politiques.

A la fin des combats, comme partout ailleurs dans le pays, la situation dans la ville est déplorable. Les habitants ne comptent plus le nombre de maisons et d’écoles réduites à l’état de gravas et ne peuvent regarder qu’avec dépit les routes défoncées, impraticables. Les bombardements serbes ont été d’une violence telle que la nature même a souffert de la guerre des humains. Les majestueuses chutes d’eau du centre-ville, grande fierté de Jajce, se sont affaissées et ont laissé quatre mètres de hauteur à la bataille, passant de 23 mètres hier à 19 mètres aujourd’hui. Et puis il y a le bilan démographique surtout. Les combats ont entrainé la mort d’environ 500 personnes – un chiffre statistiquement assez faible dans l’absolu – mais c’est surtout l’exode massif qui demeure le plus dur à encaisser. Lors de notre rencontre dans son confortable bureau aux boiseries omniprésentes, Nisvet Hrnjic, le maire de la ville, soulignait ainsi que sur les quarante-cinq mille personnes vivant ici en 1991, quinze mille ne sont jamais revenues, désormais installées dans quelques bourgades prospères de Suède, de Norvège, d’Italie, du Danemark ou encore d’Allemagne. J’étais venu chercher une cicatrice physique à Jajce, je ne trouvai qu’une blessure psychologique infiniment plus douloureuse à l’épreuve du temps.

La guerre terminée, Jajce, est intégrée à la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine, selon découpage consécutif aux accords de Dayton. A l’heure où commence la reconstruction, à partir de 1996, les relations humaines avec les très rares Serbes ayant daigné rester, et entre catholiques croates et musulmans bosniaques sont plutôt tendues. La municipalité et ses habitants réparent ce qui peut l’être – dans le meilleur des cas – ou reconstruisent tout bonnement ce qui a été brisé, à commencer par les lieux de cultes, mosquées et églises catholiques. Aujourd’hui, seule l’église orthodoxe est toujours en ruine, car les Serbes ne sont jamais revenus. Aux côté des quinze mille Croates et quinze mille Bosniaques, ils sont aujourd’hui mille à tout casser. Le temps allant, les relations entre Croates et Bosniaques se sont améliorées. En matière de politique, la mixité a également fini par reprendre le dessus, et si le maire Nisvet Hrnjic est Bosniaque, le président du conseil municipal est pour sa part Croate, signe d’une stabilité retrouvée, formant désormais la communauté bosnienne.

La diaspora bosnienne

Plus que la retape sporadique de quelques bâtisses en ruine, Jajce n’en finit pas de payer cet exode forcé et soigne comme elle peut ses plaies démographiques toujours à vif. Le tour de la discussion avec le maire et sa traductrice en était tristement comique au début. J’étais venu chercher des ruines, et voilà qu’on me parlait d’hommes:

- Quel beau pays que le vôtre. La France! Paris! Je suis venu pour présenter le projet visant à intégrer Jajce au patrimoine de l’Unesco. On est allé au Barrio Latino, on a mangé dans le restaurant de Gérard Depardieu. Gerard Depardieu, vous connaissez?

- Evidemment, c’est l’alcoolique le plus connu de France. Il est incontrôlable, les gens l’aiment beaucoup.

- Ah quel beau voyage. Et Nicolas Karabatic, le joueur de handball, il est né en Bosnie vous savez. C’est un très grand joueur.

- Je ne peux qu’aller dans votre sens en effet… Bon pour en revenir à ce qui m’amène ici, après un petit tour en ville, tout à l’air bien en ordre, ce n’est pas du tout comme ça qu’on m’avait présenté les choses. Où sont-elles ces maisons en ruine alors?

- Je ne sais pas ce qu’on vous a raconté, mais vous savez, il ne reste aujourd’hui qu’assez peu de maisons non-reconstruites. Non, le vrai problème n’est pas là. Le problème c’est que les quinze mille personnes qui ont fui pendant la guerre ne sont jamais revenues. Quinze mille personnes à l’échelle de Paris? C’est rien pour vous évidemment. Mais quinze mille personnes à Jajce, c’est un tiers de la population.

Un tiers de la population envolée. Pfiou. Vous imaginez un peu le nombre de bras en moins que ça fait quand il faut reconstruire? Il est là notre drame, rien à voir avec les maisons détruites.

Parmi ces quinze mille individus à n’être jamais revenus, une petite moitié a gardé des liens forts avec Jajce. Disséminés en Norvège et en Suède, les membres de cette diaspora ont trouvé des emplois, bâti des familles et n’envisagent logiquement pas de revenir au pays. Si les conditions de vie sont évidemment plus douces au nord, leurs enfants nés là-bas et parfaitement assimilés constituent le principal frein au retour. Conscient de cette réalité inaliénable – “une situation normale après la guerre” de ses propres mots – Nisvet Hrnjic ne peut pour autant s’empêcher de penser que de tous les pays de l’ex-Yougoslavie, c’est la Bosnie qui a payé le plus lourd tribut à ce conflit.

Alors pour se rappeler qu’un jour tout ce petit monde vivait ici, une rencontre est organisée chaque année entre ceux qui sont partis et ceux qui restent. Certains d’entre eux reviennent d’ailleurs régulièrement à Jajce pour prendre du bon temps et maintenir le lien avec leur famille. En raison de la manne économique avérée qu’ils représentent avec leurs salaires d’expatriés, la municipalité fait tout pour garder ces liens forts avec eux. Petite victoire pour la ville – car on ne peut pas reconstruire une maison en ruine sans l’accord de son propriétaire – certains ont même accepté de rebâtir leur demeure et l’utilisent aujourd’hui comme résidence secondaire. Dans son effort de normalisation de la situation, la municipalité aimerait d’ailleurs les amener gentiment vers l’idée de payer des taxes. Mais telle une ex-femme qui reviendrait progressivement en odeur de sainteté auprès d’un mari parti dans les bras d’une autre, elle avance tout de même de manière très prudente, de peur que ceux-ci soient indisposés par cette idée et songent à vendre.

« Ne pas répandre la haine »

Du côté de ceux qui restent, on ne verse pas dans le fatalisme. Ce n’est évidemment pas en restant deux jours que je risquais de comprendre l’essence et les ressorts humains d’une ville en phase éternelle de reconstruction quinze ans, après la fin du conflit. Mais au contact d’Alisa Ajkunic, une bosnienne de vingt et un ans, j’ai légèrement entrevu la lumière. Employée par l’office de tourisme de la ville, cette jeune fille parfaitement bilingue en anglais s’est vu confier la tâche particulière de se coltiner un journaliste sorti de nulle part, venu s’intéresser, l’espace de quelques heures, à une ville ayant une trajectoire similaire à des dizaines d’autres en Bosnie. Porte-parole improvisée de toute la jeunesse de ce bled du fin fond de la Bosnie, je revois bien la jeune fille, un sourire honnête au coin des lèvres, l’œil dur et brillant en même temps, se féliciter que la volonté de reconstruire soit restée intacte avec les années.

Selon elle, la situation s’améliore chaque jour à l’image du nombre de maisons en ruine, chaque fois plus petit et souvent lié à des histoires de propriétaires disparus ou n’ayant pas les moyens pour payer les réparations. Depuis son retour à Jajce avec sa famille, il y a une dizaine d’années, elle a grandi au rythme d’une cité qui réapprend à vivre en intégrant des préceptes humanistes, aussi lointains que possible des spectres du passé.

“Quand on est revenu après la guerre – on était parti car notre maison avait été détruite – il y a dix ou onze ans, on pouvait sentir la tension entre les gens. Puis petit à petit, les choses se sont arrangées. Les jeunes essaient de laisser l’histoire derrière eux et de faire les choses de leur façon. On essaie de bâtir un futur paisible pour nos enfants et non pas répandre la haine.”

À des années lumières de notre génération bien en mal de s’émerveiller de quoi que soit ou d’esquisser un début d’empathie quant à la logique viscérale de la guerre, Alisa, elle, est infiniment fière de sa ville, ravie à la simple idée qu’il y ait de plus de plus de touristes venant de toujours plus loin. C’est dans la tolérance sortie des ténèbres de la guerre que cette petite brune puise l’énergie de se réjouir. Quand on l’interroge sur la reconstruction de la ville, sa réponse dévie rapidement des considérations d’ordre urbanistique pour s’ancrer dans le facteur humain. Elle, la petite musulmane est fière de dire que ses meilleurs amis sont catholiques, qu’ils partagent des cafés et des pizzas sans jamais mêler la religion à leurs échanges, préférant laisser à leurs parents le poids de l’histoire et la méfiance à l’égard des voisins. Après la croisade et la reconstruction, c’est le temps de la paix des âmes qui est venu à Jajce.

Photos flickr CC Jason Rogers ; Brenda Annerl ; Darij & Ana ; sinor favela

Retrouvez  l’ensemble des “Chroniques de Rechi” sur Owni.

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Nationalité(s) bosnienne(s) : lost in translation http://owni.fr/2010/11/12/identites-bosniaques-lost-in-translation/ http://owni.fr/2010/11/12/identites-bosniaques-lost-in-translation/#comments Fri, 12 Nov 2010 12:55:35 +0000 Adeline Bruzat http://owni.fr/?p=35466 Parfois je la déteste. Cette Bosnie-Herzégovine où j’ai posé mes bagages comme volontaire européenne, pour subir ses questions identitaires et tout ce qu’elles impliquent quotidiennement. Depuis six mois, je vis à Jajce, dans le centre du pays, une ville réputée pour être « multi-ethnique ». Foutaises ! Côte à côte vivent les Croates (catholiques), les Bosniaques (musulmans) et les Serbes (orthodoxes). En apparence tout le monde vit ensemble, en pratique c’est bien plus compliqué. Il n’y a pas une identité dans ce pays mais plusieurs, largement liées à la religion et au nationalisme. Plus qu’être bosnien, ce qui compte c’est l’appartenance ethnique.

Jajce, vu des collines.

Ici, on ne commence pas une discussion en vous demandant ce que vous faîtes dans la vie. Non. On est curieux de savoir « qui vous êtes ». Ou plus exactement « quel est votre nom de famille ». Il ne s’agit pas de savoir si l’on connaitrait un de vos parents. Le seul but est de vous enfermer dans une boîte, vous classer dans l’une des ethnies. Grâce à votre nom, il est facile de deviner si vous êtes serbe, croate ou bosniaque. Moi aussi je suis cataloguée mais j’ai plutôt de la chance, on me considère comme étant « neutre », je suis rangée dans la case « étranger ». C’est peut-être la meilleure position car chacun me parle plus librement, sans mâcher ses mots.

Pas d’étiquette, pas de subvention

Au centre de jeunesse de la ville, le responsable préfère avoir des volontaires internationaux pour animer les différentes activités : quand l’animateur n’est pas « neutre », les parents sont plus réticents à lui envoyer leurs enfants. Mauvais calcul, car la municipalité ne soutient pas les associations multi-ethniques. Encore une fois il faut choisir son bord. L’orchestre de la ville a le même problème : il accueille tout le monde sans se préoccuper de l’appartenance ethnique. Le toit du bâtiment dans lequel il répète est endommagé et la pluie s’infiltre dans la salle, propageant dans le local une odeur nauséabonde de moisi. Pas d’étiquette, pas de subvention.

C’est mon statut d’étranger « neutre » qui m’a valu d’essuyer la colère d’Aïda. Ne la connaissant que très peu, je la croise un jour dans un café. Folle de rage, elle décide de me faire partager sa colère, dégoûtée par la stupidité du système (on peut tout critiquer, mais pas avec tout le monde). Après avoir vécu plus de dix ans au Canada, elle rentre en Bosnie-Herzégovine et elle décide d’inscrire son fils de sept ans à l’école primaire. Aïda souhaite rencontrer le directeur de l’établissement, la secrétaire lui demande son nom. Ici la question n’est pas anodine, alors Aïda refuse et réitère sa demande d’entretien. La secrétaire ne cède pas, pas de nom, pas de rendez-vous. Quand Aïda finit par s’incliner, la secrétaire répond « d’accord, donc pour vous c’est le directeur de l’école bosniaque ». A Jajce, comme dans bien d’autres villes l’école est séparée. D’un côté du couloir principal, ce sont les enfants croates et de l’autre, toujours sous le même toit, les élèves bosniaques. Dès le plus jeune âge, la différence leur est apprise comme une base de l’organisation du monde.

Trois langue quasi identique ou comment se faire rejeter à un mot près

La rupture passe aussi par la langue. Ne dîtes jamais « je parle serbo-croate », c’est très mal vu. J’ai essayé et mes interlocuteurs n’ont pas apprécié. Ici, il y a trois langues : le serbe, le croate et le bosniaque. Trois langues qui se ressemblent beaucoup, sont presque identiques mais où quelques mots changent et cette différence définit votre identité. J’enrage donc régulièrement, obligée d’apprendre les trois mots différents pour dire « gare », au lieu d’un seul dans ma langue maternelle. Damir, lui aussi s’agace : le langage est pour lui « un exercice acrobatique ».

Quand je parle croate face à des Bosniaques ou de Serbes, je dois adapter mon langage et utiliser les mêmes mots qu’eux, sinon je ressens une certaine tension.

Au cours de mes premières semaines d’apprentissage de la langue, j’en ai fait la mauvaise expérience. Très fière de moi, j’ai eu le malheur de dire bon appétit en croate à des Bosniaques, « dobar tek ». Erreur de débutant. Ils m’ont regardé comme si j’avais égorgé quelqu’un et m’ont corrigé sur le champ, me répondant sèchement « priatno ».

Tag à Jajce : le HDZ, union démocratique croate.

Même sort pour l’animateur bosniaque de la radio locale : en lisant à l’antenne la publicité d’une entreprise du coin, il dit « hiljada » pour « 1000 ». Dix minutes plus tard, l’annonceur appelle la radio pour se plaindre du non-respect du contrat. Pourquoi? Parce que la société est croate et en croate 1000 se prononce « tisuća ». En attendant moi « tisuća », je n’y arrive toujours pas. Alors je dis « hiljada ». Je ne vais pas me faire que des amis.

Titoslalgie et rêve d’un pays « bosnien »

Ne noircissons pas trop le tableau : il y a aussi une jeune génération qui se revendique « bosnienne ». J’en connais plusieurs, j’aime leur ouverture d’esprit et leur regard critique sur ce pays. Pas de « je suis croate » ou « je suis Serbe de Bosnie » avec eux. Ils se définiront comme bosno-croates ou bosno-serbes, une nuance importante. Ils fréquentent des membres de chaque ethnies et rejettent en bloc les idées nationalistes. Ils rêvent d’Europe occidentale ou d’une autre Bosnie, plus tolérante, où les communautés cohabiteraient sereinement.

C’est un peu la même idée que l’on retrouve chez les nostalgiques de Tito, très nombreux à Jajce car c’est ici que Tito a fondé la Yougoslavie, un 29 novembre 1943. Même s’il ne reste plus qu’un musée et un fan-club de Tito, combien de fois ai-je entendu des jeunes, pas même nés du temps de la Yougoslavie, me dire

quand c’était Tito, c’était bien mieux. C’est ce qu’il nous faudrait aujourd’hui : un nouveau Tito.

Les mêmes arguments reviennent à chaque fois : moins de chômage, moins de tensions entre les ethnies, tout le monde vivait heureux.

Musée de la fondation de la République de Yougoslavie, à Jajce.

Quand je réponds « mais arrête tu n’étais même pas né », on me fait un sourire énigmatique du genre « toi l’étrangère, tu n’es pas une fille des Balkans, tu ne peux pas comprendre ». Utopie nostalgique. A ceux qui leur demandent qui ils sont, ils rétorquent comme si c’était une évidence « des Yougoslaves ». Quant à la religion, certains croient, d’autres pas, mais aucun ne pratique. Ils ont pris leurs distances.

Que l’on s’identifie à son ethnie, sa religion, au passé ou à son pays, la question identitaire en Bosnie est bien complexe et me laisse perplexe. Une des grandes injustices de ce pays me révolte : dans la Constitution de Bosnie-Herzégovine il est écrit que l’on ne peut pas se présenter à la présidence du pays si l’on n’est ni Croate, ni Bosniaque, ni Serbe. Et pour les juifs, les Roms et autres minorités ? Rien, comme toujours. En clair, si l’on veut être quelqu’un dans ce pays, on doit choisir son bord.

Photos : FlickR CC anjči ; Brenda Annerl.

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