OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Sandy, histoire vraie images fausses http://owni.fr/2012/11/01/sandy-histoire-vraie-images-fausses/ http://owni.fr/2012/11/01/sandy-histoire-vraie-images-fausses/#comments Thu, 01 Nov 2012 11:30:58 +0000 Jean-Noël Lafargue http://owni.fr/?p=124658 L’ouragan Sandy, rapidement rebaptisé Frankenstorm, a atteint New York avant-hier, y causant aussitôt une dizaine de morts. Le quotidien Libération a alors publié un article titré Sandy touche terre et fait ses premières victimes, ce qui semble un peu léger, puisqu’avant d’atteindre la côte Est des États-Unis, le cyclone a tout de même fait au moins soixante-quinze morts dans les Caraïbes, dont cinquante sur la seule île d’Haïti.

Frankenstorm menaçant New York / une tempête dans le Nebraska, photographiée par Mike Hollingshead.

Le cliché ci-dessus à gauche, qui représente l’ouragan en train de menacer New York a été partagé plus d’un demi-million de fois sur Facebook. Beaucoup, y compris parmi ceux qui ont diffusé cette image, ont eu des doutes sur sa véracité, notamment puisqu’il anticipait sur les évènements. Vérification faite, il s’agissait bien d’un montage entre une vue classique de la statue de la liberté et une tempête de 2004 dans le Nebraska.

Cela m’a rappelé un cas sur lequel je suis tombé en préparant mon livre. Une agence d’images sérieuse proposait à la vente une photographie impressionnante censément prise à Haïti il y a deux ans, où l’on voyait des palmiers noyés par une vague géante [ci-dessous]. Jolie image, mais qui me posait un problème car il n’y a pas eu de tsunami en Haïti en 2010. Alors j’ai fait quelques recherches…

Vérification faite, la photographie en question s’avère être un recadrage et une colorisation d’un cliché pris à Hawaïi en 1946 par Rod Mason, un simple amateur qui se trouvait alors directement menacé par le tsunami Hilo, qui a causé en son temps la mort de cent soixante personnes. Un photographe indélicat avait vendu à l’agence cette image ancienne, qui ne lui appartenait pas, remixée en tant que photographie d’actualité récente.

Revenons à Sandy. Plusieurs montages faciles à identifier ont été réalisés en incrustant des titres d’actualité à des captures issues des films-catastrophe de Roland Emmerich : Independance Day (1996), The Day After Tomorrow (2004) et 2012 (2009), ou encore en utilisant des images du film coréen The Last Day (2009).

Les titres d’actualité de Fox News incrustés sur une image issue du film The Day After Tomorrow.

Parmi les images qui ont beaucoup circulé, on a aussi pu voir un certain nombre de photographies de requins circulant dans les villes inondées. Je ne suis pas certain qu’il y ait beaucoup de requins aussi haut qu’à New York à la fin du mois d’octobre, ces animaux n’aimant pas les eaux froides, mais l’idée du requin qui se balade dans le jardin est délicieusement effrayante.

Parmi les images très populaires, il y a aussi eu celle de ce restaurant McDonald’s inondé :

…Il s’agit en fait d’un photogramme extrait d’un film réalisé en 2009 par les artistes danois Superflex et intitulé Flooded McDonald’s, c’est à dire littéralement McDonald’s inondé.

Toutes ces images, déjà factices ou sorties de leur contexte ont assez rapidement suscité des parodies, bien sûr.

L’image ci-dessus à gauche cumule diverses menaces de cinéma : Godzilla, le requin géant des dents de la mer ou de Shark attack, des soucoupes volantes, le marshmallow man du film Ghostbusters. On retrouve aussi Godzilla derrière la statue de Neptune de Virginia Beach.

Dès que l’on parle de catastrophe à New York, comment se retenir de penser au cinéma ? Le problème s’était déjà posé le 11 septembre 2001. Nous avons vu cette ville si souvent détruite : Godzilla (1998), La guerre des mondes (2005), Cloverfield (2008), Avengers (2012),…

Parmi les images de reportage qui ont été produite par des photographes professionnels pour des médias d’information, on en trouve beaucoup qui elles aussi semblent s’adresser à notre imaginaire de cinéphile plus qu’autre chose :

Haut : Bebeto Matthews. Bas : Andrew Burton.

Composition soignée, éclairage dramatique, couleurs étudiées, ces photos sont belles avant d’être informatives, et ont sans doute été retouchées dans ce but.

Quant aux photos d’amateurs, elles sont encore plus troublantes, car beaucoup ont envoyé sur Facebook ou Twitter des témoignages parfois dramatiques de ce qu’ils voyaient, mais modifiés par les filtres fantaisistes d’Instagram :

Des reportages amateurs publiés à l’aide d’Instagram par (de haut en bas et de gauche à droite) Caroline Winslow, @le_libron, @bonjomo et Jared Greenstein.

Ces images prises avec des téléphones portables se voient donc appliquer des couleurs rétro, passées, ou d’autres effets censés rappeler la photographie argentique.

Finalement, les seules images qui semblent un tant soit peu objectives, ce sont celles qui sont prises par des caméras de surveillance ou des webcams :

Je ne suis pas sûr qu’il rimerait à quelque chose de faire des statistiques pour le vérifier, mais il semble que la très grande majorité des images que nous recevions de l’ouragan Sandy et de ses effets sur la côte Est des États-Unis, une histoire “vraie”, soient des images “fausses”, c’est-à-dire qui s’écartent sciemment de l’illusion du témoignage objectif : montages, retouches, images d’archives, images d’actualité ayant l’apparence de photos d’archives, pastiches, images extraites de films. Et il n’est pas forcément question de tromperie, puisque c’est le public, par les réseaux sociaux, qui sélectionne les images qui circulent, qui les diffuse et, parfois, qui les crée.

C’est le public aussi qui effectue des enquêtes sur les images et qui fait ensuite circuler en pagaille des démentis (parfois douteux ou incomplets) pour signaler que telle image est ancienne et que telle autre est falsifiée. Le public n’est pas forcément désorienté, pas dupe de la confusion, il y participe sciemment, peut-être suivant l’adage italien se non è vero è bene trovato : si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé.

La question n’est donc peut-être pas de chercher à transmettre une vérité sur ce qu’il se passe à New York, mais juste de répondre à un évènement par des images et donc, par un imaginaire.


Article publié à l’origine sur le blog de Jean-Noël Lafargue, Hyperbate.

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Le jour où les avions se sont arrêtés http://owni.fr/2011/09/08/avions-arretes-11-septembre-2001-world-trade-center/ http://owni.fr/2011/09/08/avions-arretes-11-septembre-2001-world-trade-center/#comments Thu, 08 Sep 2011 17:02:08 +0000 Jean-Noël Lafargue http://owni.fr/?p=78563 Le 11 septembre, les vols d’avion sont bradés. Par superstition, sans doute, de nombreux voyageurs évitent cette date. Ils ne le font pas en souvenir du coup d’État du 11 septembre 1973 au Chili, mais à cause de l’attentat du World Trade Center à New York, le 11 septembre 2001.

Une date marquante, il est vrai, autant pour le fait historique lui-même, pour les images qu’il a produites que pour tout ce que cela a déclenché ou plutôt, autorisé : des guerres moyen-orientales, des lois réprimant les libertés publiques et le sentiment général, à tort ou à raison, d’un certain déclin des pratiques démocratiques dans les pays les plus développés.

Souviens-toi, souviens-toi du 11 septembre

Je me rappelle bien ce jour là. Ma fille aînée, qui avait alors onze ans, nous avait prévenus de ce qui était pour elle un évènement incroyable : toutes les chaînes diffusaient le même programme. À ce moment, personne ne savait ce qu’il se passait, on voyait de la fumée sortir d’une des tours qu’un avion venait de percuter. La thèse de l’accident a été abandonnée quand on a vu un second avion percuter l’autre bâtiment. On a vu les tours s’effondrer, en direct, l’une après l’autre. Je ne me souviens plus trop de l’enchaînement des évènements ensuite : on a parlé d’un avion s’écrasant sur la Maison Blanche (aussitôt oublié, il s’agissait vraisemblablement d’une erreur), d’un autre sur le Pentagone, d’un autre encore qui ne répondait plus et que l’on avait dû abattre, le climat était à la panique complète, les images étaient rediffusées en boucle, on revoyait de malheureux courtiers se jeter du haut des tours jumelles dans un geste désespéré dont le sens n’est toujours pas très clair.

J’aimerais bien revoir l’ensemble de ces images, disons les deux premiers jours, pour me rappeler dans quel ordre tout ça nous est parvenu, savoir à quel moment précis le coupable a été désigné, aussi. Je me rappelle enfin que pour quelques dizaines d’heures, tous les vols civils du monde ont été annulés, permettant aux météorologues et aux observateurs de la qualité de l’air de collecter des données complètement inédites sur l’impact écologique de l’aviation. On peut minimiser l’évènement, rappeler le nombre de fois où les États-Unis ont été la cause directe ou indirecte d’un grand nombre de morts, mais il n’empêche que dans les heures qui ont suivi l’effondrement des tours, le monde s’est arrêté, on ne parlait que de ça et on ne pensait qu’à ça. Quelque chose de nouveau s’était produit, un évènement sidérant, dont on a tout de suite été certains qu’il allait changer énormément de choses à la marche du monde — et ce fut le cas.

Les coupables désignés ont été les terroristes islamistes du groupe Al Qaeda, qui s’en étaient déjà pris au World Trade Center en 1993. Je ne me rappelle pas que l’attentat du 11 septembre ait été explicitement revendiqué par Al Qaeda, mais il n’a jamais été démenti non plus. Le président de l’époque, George Bush, élu récemment dans des conditions complexes (au terme d’un recomptage des votes), dont la seule particularité notable jusqu’ici était d’être le fils du prédécesseur de son prédécesseur, connaissait une baisse régulière de son taux de popularité. En allant sur les gravats de Ground Zéro un casque de pompier sur la tête et en promettant une guerre en Afghanistan, George Bush a vu sa cote de popularité passer en quelques jours de cinquante à quatre-vingt dix pour cent : l’effroi de tous les américains, fragilisés comme jamais dans leur histoire, avait eu cet effet inespéré.

La guerre oui, mais pas sur notre territoire

Il faut dire que depuis l’attaque de Pearl Harbour , le pays n’avait jamais été attaqué sur son sol. En fait, les États-Unis, qui sont pourtant en guerre permanente depuis qu’ils existent, ne sont pas du tout habitués à être pris pour cible de manière directe. Dans la foulée de cet enthousiasme bushiste, quatre-vingts pour cent des américains soutenaient encore leur président, le 26 octobre 2001, lorsque celui-ci a fait voter le Patriot Act, un arsenal juridique qui donnait des pouvoirs étendus aux services secrets et limitait nettement les libertés publiques : droit à la vie privée, droit d’expression, droits de la défense des accusés. Ne parlons pas de l’amalgame honteux qui associait à Al Qaeda l’Iran la Corée du Nord et surtout l’Irak, victime d’une guerre aux justifications vaseuses et mensongères.

Enfin, New York, siège des Nations Unies, symbole d’une Amérique cosmopolite liée à la vieille Europe, centre du XXe siècle, a momentanément semblé vaincue par ses propres valeurs d’ouverture au monde. Et ce n’est pas un petit symbole.

De manière opportuniste, le gouvernement fédéral venait d’obtenir de nombreuses choses qu’il aurait été difficile ou impossible à obtenir autrement, et ceci avec le consentement pleutre du parti Démocrate (qui a voté le Patriot Act et accepté la guerre en Irak) mais aussi de la plupart des alliés des États-Unis, à l’exception de la France dont la résistance reste le dernier “beau geste” historique à mon avis. Il faut dire que la menace était forte, le président de la première puissance militaire n’avait pas hésité à lâcher :

Vous êtes soit avec nous, soit contre nous

La théorie du complot dans l’air du temps

La théorie d’un “choc des civilisations” que Ben Laden ou George Bush ont tenté d’imposer à l’opinion internationale semblait pourtant motivée par une raison certes civilisationnelle mais pas spécialement religieuse, je veux parler du pétrole. La famille Bush et la famille Ben Laden étaient partenaires financiers dans le domaine, et Oussama Ben Laden, renégat de sa famille, avait quand à lui été soutenu par la CIA, qu’avait justement dirigé George Bush père, pendant la guerre entre l’URSS et l’Afghanistan. La proximité amicale, historique, financière et stratégique entre différents protagonistes et les conflits d’intérêts (il suffit de penser au fait que le vice-président Dick Cheney était l’ancien directeur de la société Halliburton, titulaire de milliards de dollars de contrats avec l’armée) ou les incohérences dans la traque d’Oussama Ben Laden (jusqu’à son incompréhensible assassinat) ont donné à certains l’idée folle que la chute des tours jumelles avait été décidée et exécutée par la CIA.

C’est la fameuse “théorie du complot”, qui a été décrédibilisée par ceux qui l’ont soutenue médiatiquement et ont tenté de la démontrer, expertises “indépendantes” farfelues à l’appui, mais qui n’a pourtant rien d’absurde : après tout, il est déjà arrivé que les États-Unis attaquent leur vassaux en se faisant passer pour leurs rivaux, comme dans le cas du spectaculaire attentat de la Gare de Bologne, en 1980, organisé par des “Brigades rouges” qui étaient en réalité des néo-nazis de la loge maçonnique . Propaganda due, fournis en explosifs par Gladio, c’est à dire la branche italienne de Stay Behind, un service secret de l’Otan chargé de diffuser en Europe la peur du socialisme.


Les complots existent. Les attentats destinés à accuser d’autres que ceux qui les ont perpétrés, y compris des attentats contre soi-même, ne sont pas rares dans l’histoire : qui veut noyer son chien l’accuse d’avoir la gale, n’est-ce pas. Mais pour moi, l’hypothèse du complot d’État reste peu vraisemblable, et ce pour des questions d’image.

Pour commencer, la raison d’État est une notion qu’une majorité de gens admet à des degrés divers, mais toujours à condition que celle-ci ait un lien direct avec ce qui est censé être protégé ou conquis. On peut prendre pour exemple la question des indiens d’Amérique. Malgré quelques films tardifs d’auto-flagellation (Little Big Man, etc.), les Américains vivent assez bien avec l’idée du génocide des indigènes. Certaines parties de leur histoire les mettent un peu plus mal à l’aise. Le film Heaven’s Gate (1980), de Michael Cimino, a par exemple provoqué à sa sortie un rejet général de la part de la critique et du public, car il affirmait que les grands propriétaires terriens qui ont fondé le pays l’ont fait en assassinant les immigrants pauvres qui étaient venus chercher la bonne fortune sur le nouveau continent, et dont la présence gênait : il y a ici une dissonance entre deux mythes, celui des immenses puissances financières telles que le pays sait en produire, et celui du pays où “tout est possible” et où chacun a les mêmes chances de réussir.

La construction d’un imaginaire national

Par ailleurs, si les États-Unis adorent s’inventer des ennemis et les monter en épingle, il est en revanche insoutenable pour eux de se voir en victimes d’une authentique défaite, et je doute qu’ils prennent sciemment le risque d’en subir.

Virtuellement, au cinéma ou dans les comics, les États-Unis ont été menacés par des saboteurs nazis, par des sous-mariniers japonais, par des arabes délirants (les Lybiens dans Retour vers le futur, par exemple), ou par d’autres aliens, venus de l’espace ou de pays exotiques. Mais ces défaites, toujours dues à la fourberie de l’ennemi, ne sont jamais que provisoires.

Le cas-limite est le film Pearl Harbour, par Michael Bay (2001), qui transforme une défaite historique traumatisante en quasi-victoire, puisque l’on y voit deux valeureux pilotes détruire à eux seuls la plupart des avions japonais puis, quelques mois plus tard, aller bombarder Tokyo : le film s’achève donc sur un succès, le martyr est exclu.

La politique extérieure américaine n’est justifiée, dans l’opinion publique du pays, que par le sentiment d’être du “bon côté”, d’être mondialement enviés (et donc d’avoir toutes les raisons de se défendre, y compris préventivement) et enfin, par un sentiment d’invincibilité, du moins d’invincibilité sur leur propre sol, car ailleurs il en va autrement : les guerres de Corée, du Viêt Nam, d’Irak ou d’Afghanistan sont loin de pouvoir être qualifiées de victoires. Si la défaite extérieure est gérée par diverses fictions et par des rites (le rapatriement des soldats tombés pour le drapeau, les cérémonies dans les cimetières militaires,…), la défaite intérieure n’a pas vraiment d’image, n’est pas imaginable. Quant à l’agression, elle est toujours de l’autre côté : en se fiant exclusivement aux films de fiction, on peut imaginer que les États-Unis sont constamment attaqués par d’autres pays et ne font que répliquer légitimement à ces assauts, tandis qu’en regardant l’Histoire, on constate l’exact opposé : des siècles de guerres”préventives”, “anticipatives”, c’est à dire des guerres déclenchées par les États-Unis.

Pour accepter sa situation très singulière — celle d’un empire martial bâti sur une terre spoliée qui assure le confort d’une partie de ses citoyens au détriment du reste du monde, si l’on doit résumer —, les États-Unis ont construit assez spontanément une mythologie séduisante en laquelle ils sont les premiers à croire, qui s’exprime avant tout dans les fictions populaires et qui propose au public mondial une vision symbolique cohérente de la marche du monde. La légitimité de la domination ; la supériorité de la décision sur l’analyse ; de l’action sur la réflexion ; du “bon sens” (c’est à dire des préjugés) sur l’intelligence ; l’héroïsme des conquêtes ; l’envie ou la jalousie qu’est censé susciter le modèle américain ; etc.

Cow-boys libres et aux pieds sur terre ; président fondamentalement honnête et courageux, protection divine (parfois si bête que les traducteurs français l’éludent des adaptations de séries ou de films), étrangers hostiles mais — et c’est une assez bonne raison — dont les pays sont traités comme une aire de jeu, … Notre imagination, l’imagination planétaire, est en partie limitée, bornée par l’efficacité des scénaristes hollywoodiens.

D’autres modes de pensée existent pourtant

En même temps, les États-uniens sont aussi les premiers producteurs du contre-poison aux œuvres qui relèvent de l’idéologie américaine. Il existe chez eux une grande tradition de résistance au patriotisme forcé, à la bigoterie, à l’impérialisme de leur pays, à la société de consommation, à l’organisation patriarcale et aux académismes esthétiques. On la trouve, à des degrés divers (du rejet total de la civilisation américaine contemporaine à des revendications plus ponctuelles), dans les contre-cultures qu’on a appelées beat, freak, hippie, etc. : William Burroughs, Jack Kerouac, Allen Ginsberg, Gregory Corso, Robert Crumb, John Waters, Philip K. Dick, Bob Dylan et Joan Baez, Hakim Bey, Michael Moore. On la trouve aussi (et souvent en lien étroit avec les précédents cités), à l’université, avec des personnalités telles que Noam Chomsky, Donna Haraway, Angela Davis, Howard Zinn. On peut bien sûr remonter plus loin dans l’histoire avec des gens tels que Henry David Thoreau. Il existe aussi une forte contre-culture « de droite », parfois opposée à l’État fédéral : survivalistes et autres libertariens.

Mais tous ces mouvements plus ou moins underground souffrent d’une part de leur statut, qui fait d’eux, et parfois malgré eux, des cautions démocratiques, mais ils souffrent aussi de leur récupération médiatique : caricaturés, achetés, transformés en marques, en clichés, victimes d’hagiographies qui renvoient leur pensée et leur engagement à l’histoire ou la résument à des anecdotes,… Qu’on les ignore, qu’on fasse d’eux les épouvantails de leur propre engagement ou qu’on les affaiblisse en les célébrant ou même en continuant leur travail, ils sont toujours gérés et, finalement, à peu près inoffensifs.

Plus efficaces sont parfois les artistes qui jouent le jeu de l’entertainment et avancent en quelque sorte masqués, touchant un large public et parvenant à donner une publicité extraordinaire à des idées subversives. Bien sûr, leur attitude peut aussi être questionnée et elle est à double-tranchant : on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, certes, mais dans un message transmis sous forme de divertissement, c’est le divertissement qu’on retient le plus, et qui reçoit le consentement, pas l’éventuel message politique.

De plus, ces œuvres se perdent souvent dans la masse des films ou des séries de propagande patriotique qui, souvent, épousent le même forme et ont les mêmes qualités, et qui feignent même parfois la subversion (un président noir dans 24 heures chrono, par ex). Pourtant, j’admire beaucoup les figures de cette étonnante “contre-culture mainstream”, si on me permet cet oxymore, dans laquelle je range, à des niveaux de subversion, là encore, très divers, Matt Groening (Les Simpson, Futurama), Joss Whedon (Buffy, Angel, Firefly), Tim Burton (pour Beetlejuice, Edward Scissorhands et Mars Attack), Paul Verhoeven (pour Robocop et Starship Troopers) et même, je suis près à le défendre, James Cameron (Terminator, Aliens, Dark Angel, Avatar).

De nouvelles pistes sur l’après-11 septembre

Je voulais parler du 11 septembre 2001 et je me lance dans un discours anti-impérialiste anti-américaniste primaire qui conclut en affirmant que James Cameron est un cinéaste subversif. Parmi le déluge d’articles consacrés à cet anniversaire, je doute que quelqu’un arrive à faire plus fort que moi.

Alors le 11 septembre 2001, oui, c’est bien un évènement, parce qu’il y a beaucoup de choses derrière. Beaucoup de choses y ont mené, et beaucoup de choses en ont découlé : on n’a pas fini d’en entendre parler. Un travail que j’aimerais vraiment réaliser sur le sujet, ce serait de reprendre chaque série télévisée de l’époque, et voir comment l’attentat a modifié leur ligne politique, quel genre de situations ont été scénarisées (je pense, par exemple, aux épisodes de séries justifiant la torture par exemple), quels nouveaux personnages sont apparus, et bien sûr, quelles séries ont disparu et quelles séries sont nées à ce moment-là.

Quelques articles liés au sujet : Opérations extérieures, Mission: Impossible, L’herbe du voisin bleu du futur est toujours plus pourpre.

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Billet initialement publié sous le titre “Le jour où les avions se sont arrêtés” sur Le dernier des blogs

Illustrations: Flickr CC PaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification Joshua Schwimmer /PaternitéPas d'utilisation commerciale Brendan Loy/PaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification US Army Korea – IMCOM /PaternitéPas de modification How I See Life/PaternitéPas d'utilisation commerciale morizaPaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification Sister72

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UFO: retour dans l’espace des 70’s http://owni.fr/2011/06/04/ufo-retour-dans-lespace-des-70s/ http://owni.fr/2011/06/04/ufo-retour-dans-lespace-des-70s/#comments Sat, 04 Jun 2011 12:20:35 +0000 Jean-Noël Lafargue http://owni.fr/?p=66094 Entre les succès de Thunderbirds (1965) et de Cosmos 1999 (1975), Gerry et Sylvia Anderson ont produit la série UFO (1970), discrètement diffusée en France quinze ans plus tard sous le titre Alerte dans l’Espace.

Dans UFO, la terre de 1980 doit se défendre contre une menace extra-terrestre : des vaisseaux spatiaux inamicaux visitent régulièrement la planète bleue et n’hésitent pas à détruire les centres de recherches dont les découvertes pourraient menacer leurs plans, ou à tuer des humains pour leur voler des organes, dans le but probable d’adapter leurs propres organismes aux conditions de vie terrestre. L’existence des extra-terrestres et leur hostilité sont cachés au public, c’est pourquoi le SHADO (Supreme Headquarters, Aliens Defence Organisation), organisation secrète de défense de la terre, a son quartier général dans un studio de cinéma et est dirigé par Edward Straker, un ancien militaire américain qui se fait passer pour un producteur de cinéma. Lorsqu’il appuie sur un bouton, son bureau apparemment normal s’enfonce sous terre où il peut rejoindre son équipe. Jolie mise en abyme : des producteurs de films de science-fiction racontent l’histoire d’une organisation future qui combat des extra-terrestres sous le masque de la production cinématographique. Dans le second épisode de la série, le studio Harlington-Straker emploie même son expertise en effets spéciaux non pour fabriquer de la fiction, mais pour supprimer toute preuve de l’existence d’une menace extra-terrestre sur des films et des photographies réalisés par deux pilotes d’essai.

Le SHADO opère dans l’espace, sur la lune, sur terre, dans les airs et sous les mers. Chaque section a sa propre base d’opérations, son personnel, son fonctionnement, et même son esthétique. Sur la lune, par exemple, les femmes portent toutes des ensembles argentés, des perruques violettes et un maquillage à la truelle qui leur donne l’air d’être des poupées.

Les scénarios de UFO ne sont pas formidables, on peut les comparer à ceux de Thunderbirds : une alerte est déclenchée, il faut détruire les extra-terrestres, les forces du SHADO se mettent en branle, chaque corps d’armée tente quelque chose, ça rate, mais heureusement, in extremis, le dernier arrivé parvient à envoyer le bon missile au bon moment. Boum ! Certaines intrigues sont complètement invraisemblables et tirées par les cheveux. De nombreux thèmes perturbants (lavage de cerveau, contrôle mental, prélèvement d’organes,…) sont évoqués, mais le spectateur ne se sent jamais vraiment inquiet, nous sommes loin des sentiments paranoïaques suscités trois ans plus tôt par Les Envahisseurs ou Le Prisonnier.

Comme dans leurs autres séries, les Anderson ne se gênent pas pour réemployer les mêmes séquences : décollage d’un engin, arrivé en voiture dans le studio, départ des pilotes, etc. Je me rappelle que, enfant, je prenais un certain plaisir à identifier les séquences redondantes dans Cosmos 1999 ou les Thunderbirds. Cette cinématographie économique est tout de même un peu lassante à la longue et donne l’impression d’une série extrêmement répétitive.

Ce qui frappe, par contre, c’est l’ambiance visuelle de la série. Manifestement inspirés par 2001 : L’Odyssée de l’espace, les producteurs mélangent les véhicules-jouets et les uniformes de Thunderbirds à du design sixties-seventies futuriste où les meubles sont faits de plastique moulé oranges et où les costumes (tous dus à Sylvia Anderson) sont très variés. L’aspect général, tout en la préfigurant, est assez éloignée de la forme plutôt pure de Cosmos 1999. Entre autres détails, on remarque de nombreuses œuvres d’art qui rappellent l’art cinétique ou cybernétique — derrière le bureau de Straker on voit par exemple un tableau animé qui rappelle le Mur lumière ou le Lumino de Nicolas Schöffer.

Le monde de 1980, vu par Gerry et Sylvia Anderson, est un monde plus ou moins pacifié , où, comme dans Star Trek, les questions de conflits raciaux appartiennent à l’histoire ancienne et où les femmes sont prises au sérieux (comme militaires ou comme scientifiques, par exemple) tout en ayant le droit de s’apprêter avec soin et de montrer leurs jambes — possibilité qui s’avère fortement exploitée par le scénario. On notera entre autres, dans le premier épisode, une séquence pendant laquelle la charmante Gay Ellis s’habille derrière un miroir sans tain, tandis qu’un de ses collègues — qui ne peut la voir, mais nous ne le comprenons pas instantanément — lui parle.
Certains éléments de prospective technologique sont assez pertinents et s’intègrent avec un grand naturel dans l’univers de la série : la visio-conférence, les téléphones sans fil ou encore les téléphones portatifs (téléphone montre, par exemple).

Parmi les choses finalement bien vues dans UFO, il y a l’omniprésence des ordinateurs. Il s’agit pour l’essentiel de mini-ordinateurs équipés de lecteurs de bandes magnétiques et de boutons clignotant dans tous les sens, selon une esthétique installée depuis le milieu des années 1950 . On voit aussi de nombreux postes d’observation-radar semblables à ceux du projet Whirlwind de l’armée de l’air américaine. Des écrans affichent des messages en gros caractères, mais servent aussi à montrer des animations abstraites semblables à celles de John Whitney pour Westworld (1973). On les distingue mal mais cette utilisation décorative de l’affichage informatique, qui nous évoque anachroniquement les économiseurs d’écran inventés bien plus tard et qui s’inspire des osciloscopes, est d’une grande nouveauté pour l’époque.

Dans UFO, on trouve aussi un ordinateur autonome, SID (Space Intruder Detector), un satellite artificiel vide de toute présence humaine qui passe son temps à guetter l’arrivée de nouveaux objets volants extra-terrestres et à signaler leur activité. L’intérieur du satellite est composé de murs colorés. Lorsque l’ordinateur envoie un message, c’est avec une voix humaine dénuée d’affect.

Cet ordinateur, qu’on ne peut pas vraiment qualifier d’intelligence artificielle (ses messages obéissent à un protocole assez strict), est sans aucun doute inspiré par HAL 9000 (voix neutre, panneaux colorés qui rappellent la pièce où se trouvent les mémoires de HAL dans 2001), mais il semble « psycho-robotiquement » plus solide.

Dans UFO, l’ordinateur n’est pas utilisé que pour des raisons de tactique militaire, il sert aussi à analyser la personnalité humaine afin de vérifier l’état psychologique de chacun des quatre cent employés du SHADO. Dans l’épisode Computer Affair, par exemple, les tests réalisés par le psychologue sont analysés par un ordinateur qui conclut que le lieutenant Gay Ellis et le pilote Mark Bradley peinent à travailler efficacement ensemble car ils sont, sans se l’être avoué, mutuellement amoureux.

On notera qu’Ellis est « blanche » et que Bradley est « noir », ce qui rend leur Idylle plutôt inhabituelle pour la télévision de l’époque.

Même si quatre cent personnes sont censées travailler pour le SHADO, la distribution tourne avec un nombre de personnages redondants assez réduit : Le commandant Straker (Ed Bishop), chef autoritaire qui ne jure que par la logique et n’a pas peur de faire des sacrifices ; le robuste colonel Alec Freeman, ami et conseiller du précédent, qui est en quelque sorte la part d’humanité de Straker et est capable d’envolées lyriques telles que « je me moque de ce qu’en dit l’ordinateur » ; le colonel Paul Foster (Michael Billington), homme d’action recruté au second épisode ; le lieutenant Ellis (Gabrielle Drake), qui dirige la base lunaire ; le capitaine Peter Carlin (Peter Gordeno), qui commande le sous-marin Skydiver et pilote son avion — pour la petite histoire, l’acteur est à présent musicien et accompagne les tournées du groupe Depeche Mode. Parmi les autres acteurs de la série, on note Vladek Sheybal, qui apparaît dans une dizaine d’épisodes dans le rôle du psychiatre Jackson et dont la physionomie slave a connu un certain succès dans le cinéma d’espionnage puisqu’il a joué dans Bons baisers de Russie, Casino Royale, Billion Dollar Brain ou encore dans des séries telles que Le Saint ou Destination: danger.

À ce jour je n’ai pas eu le courage de regarder l’intégralité des vingt-six épisodes de la série, qui n’a ni l’ambiance cérébrale et désespérée ni les excellents acteurs de Cosmos 1999, série qui concrétise avec une certaine rigueur certaines pistes engagées dans UFO. Même la musique, composée par Barry Gray, semble être une ébauche de celle de Cosmos 1999.

UFO synthétise un certain air du temps mais conserve la naïveté des productions pour enfants que Gerry et Sylvia Anderson ont réalisé pendant la décennie précédente. On comprend que la série n’ait eu qu’une saison, mais il n’en est pas moins distrayant d’en visionner un épisode de temps en temps.


Article publié initialement sur Le dernier blog

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Mort de Ben Laden: nous avons déjà vu le film http://owni.fr/2011/05/11/mort-de-ben-laden-nous-avons-deja-vu-le-film/ http://owni.fr/2011/05/11/mort-de-ben-laden-nous-avons-deja-vu-le-film/#comments Wed, 11 May 2011 06:30:46 +0000 Jean-Noël Lafargue http://owni.fr/?p=62021

Wernher von Braun.

Des militaires d’élite américains ont exécuté Oussama Ben Laden dans sa propriété d’Abbottabad, au Pakistan, sans s’être donné la peine d’avertir les autorités de ce pays. Une telle action n’a pas de réciproque possible. On n’imagine pas, par exemple, les services secrets britanniques venir sur le sol américain venger leurs morts en assassinant Wernher von Braun, inventeur des missiles V2 dont plusieurs milliers ont été lancés sur Londres pendant la Seconde Guerre mondiale et dont la fabrication a causé la mort de milliers de déportés employés à leur fabrication. Non, Wernher von Braun est mort dans son lit aux États-Unis, où il a eu le temps de participer au succès de deux grands mythes modernes de son pays d’adoption, la Nasa, qu’il a contribuée à créer, et la société Disney, avec qui il a réalisé des films éducatifs et prospectifs.

Ce destin n’a rien de comparable avec celui d’Oussama Ben Laden bien entendu : von Braun n’était qu’un ingénieur ayant mis ses recherches au service du Reich, de gré ou de force, tandis que Ben Laden est un chef de guerre et un chef religieux a priori totalement responsable de ses actes. Si je fais ce parallèle malgré tout, c’est parce que le mélange de recherche scientifique, de responsabilité militaire, de propagande politique et d’entertainment qui font la carrière de Wernher von Braun et qui constitue un mélange a priori farfelu est en fait une illustration typique du lien qui existe aux États-Unis entre science, armée, politique, propagande et industrie culturelle.

Captain America démolit le portrait d'Adolf Hitler en 1941 puis s'occupe de l'empereur Hiro Hito dès l'année suivante. Superman ou Tarzan en ont fait de même, comme tous les héros costumés, jusqu'à l'ombrageux dieu Namor qui a accepté de quitter son humeur misanthrope pour démolir des sous-marins nazis. Même l'entreprenante petite orpheline Annie, fille adoptive d'un marchand d'armes, a mis sur pied les "Junior Commandos", une troupe d'enfants affectés à alerter les adultes si des soldats allemands ou japonais avaient été repérés dans leur voisinage. Le cinéma ou le dessin animé ont été touchés par le même mouvement patriotique qui, bien que spontané et œuvrant à la libération de l'Europe et de l'Asie, relève pourtant bel et bien de la propagande.

En effet, s’il semble naturel pour les Américains d’avoir exécuté un Saoudien sur le sol pakistanais, si cela nous semble logique à tous, ce n’est pas par respect pour la première puissance financière et militaire du monde ni par assentiment envers une justice expéditive des plus suspectes, c’est que nous avons déjà vu le film.
Nous l’avons vu sous différentes formes plus ou moins fantaisistes, par exemple dans The West Wing, où le président Bartlet commande à distance des opérations militaires de récupération d’otages, dans une mise en scène proche de celle de la désormais célèbre photographie du président Obama et de son équipe :

Presque un épisode de la série "The West Wing".

Nous l’avons aussi vu dans 24 heures Chrono ou dans Alias, séries dont même le climat de suspicion (qui manipule qui exactement, qui ment, quelle est la vérité ?) semble avoir inspiré la communication erratique de l’équipe gouvernementale américaine, plusieurs fois reconstruite : pourquoi n’y a-t-il pas de photo ? Pas de corps ? Comment Ben Laden a-t-il été surpris, était-il armé, a-t-il résisté, comment est-il mort ?…
On se rappellera de la première version qui avait été donnée lors d’une conférence de presse : se servant d’une femme comme bouclier humain, Ben Laden aurait été abattu d’une balle en pleine tête.
Dans l’émission Place de la Toile du 8/05, le philosophe des sciences Mathieu Triclot faisait remarquer que ce scénario était similaire à un épisode du jeu Call of Duty: Black Ops, édité il y a six mois par la société Activision et où le joueur, qui incarne un agent de la CIA, se retrouve à tuer Fidel Castro d’une balle en pleine tête alors qu’el commandante (qui s’avérera être un sosie) tente lâchement de s’abriter derrière une femme.

Call of Duty: Black Ops (fin 2010).

Dans les fictions qu’ils produisent, par exemple Mission: Impossible, les Américains sont habitués à trouver tout naturel d’entrer et de sortir de pays étrangers comme s’ils étaient chez eux ou de pratiquer leur justice sans s’embarrasser de droit international.
Le cinéma venait tout juste de naître quand le studio Vitagraph a produit son premier film de propagande, en reconstituant et en mettant en scène un épisode guerrier censé justifier la guerre hispano-américaine (1898) ; en 1933, le justicier Doc Savage explique à des Sud-Américains que son pays n’hésitera pas à les envahir s’ils ont la mauvaise idée d’attenter à ses intérêts en nationalisant leurs mines d’or ; les exemples de justification d’ingérence sont innombrables.

Après une période de remise en cause importante (Civil Wars, série publiée en 2006-2007 pendant laquelle Captain America s'élevait contre la restriction des libertés des super-héros par le gouvernement américain - allusion à peine voilée au Patriot Act), le héros à la bannière étoilée choisit son camp et empêche de nuire un activiste qui s'est attribué son costume (qui est en quelque sorte son double et affirme partager ses valeurs) pour diffuser des informations secrètes qui, bien que vraies, peuvent mettre des vies en danger. On lira ici une réponse à Julian Assange, Bradley Manning et Wikileaks : "vous avez peut-être raison, vous êtes peut-être de bonne foi, mais on ne va pas vous laisser faire pour autant." (Secret Avengers #12.1).

En revanche — et ce n’est pas un hasard —, les fictions américaines sont chargées de méfiance envers tout ce qui vient d’ailleurs. On peut trouver ça paradoxal concernant un pays qui s’est précisément construit et qui continue de se construire par l’accueil régulier d’étrangers, mais c’est plutôt rusé : en ne donnant à l’étranger que le choix entre un patriotisme exalté d’une part et, d’autre part, le soupçon d’être un saboteur, un poseur de bombes ou un assassin potentiel du président, il n’y a pas vraiment de marge de manœuvre.
Pas besoin de rappeler ici le nombre de fictions qui s’intéressent aux extra-terrestres, qualifiés d‘aliens (mot qui, on finira par l’oublier, signifie juste « étranger »), de visiteurs ou d’envahisseurs. Ce qui vient d’ailleurs est suspect et l’hyper-vigilance américaine a abouti à ce que ce pays ne soit, malgré des dizaines de guerres en un siècle, jamais véritablement attaqué sur son sol par d’autres pays

Mars Attack (1996) est, malgré ses clins d'œil parodiques au cinéma des années 1950, le film le plus politique de Tim Burton. Il s'ouvre par une séquence où un redneck raciste demande à son voisin philippin si c'est le nouvel an dans son pays car il sent une odeur épouvantable de viande brûlée. Après une guerre sans merci contre des extraterrestres particulièrement fourbes, l'Amérique sauvera le monde grâce à la chanson "indian love call" de Slim Whitman et pourra se reconstruire en partant de Las Vegas, la cité du divertissement. Jack Nicholson incarne ici un des rares présidents américains du cinéma qui soit à la fois bête et couard.

Outre les pays étrangers qui sont vus comme un terrain de jeu et l’étranger dont on se méfie, les fictions populaires américaines diffusent assez insidieusement plusieurs autres clichés, comme la figure du président des États-Unis — parfois trompé par ses conseillers mais foncièrement honnête et courageux, parfois même homme d’action, par exemple dans Air Force One ou Independance Day —, le goût pour la victoire et le refus systématique de la défaite militaire (qui ne saurait être que provisoire), comme le montre de manière éloquente le livre Diplopie, de Clément Chéroux, où l’on voit que la presse américaine a spontanément remplacé les images catastrophiques du World Trade Center attaqué par des clichés de pompiers érigeant le drapeau américain sur les ruines de Ground Zero dans une parodie d’une célèbre photographie de victoire lors de la bataille d’Iwo Jima.

La photo "Raising the Flag on Iwo Jima" (image de gauche), par Joe Rosenthal a été reprise et pastichée très souvent dans des fictions, sur des couvertures de comic-books ou même dans le "monde réel".

En conclusion, je dirais une fois de plus que la frontière qui sépare la fiction de la réalité me semble bien fine, l’une servant souvent à justifier l’autre, et réciproquement.

Billet initialement publié sur Le dernier blog sous le titre “Opérations extérieures”.

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Quand la fin du monde rattrape le Japon http://owni.fr/2011/03/19/quand-la-fin-du-monde-rattrape-le-japon/ http://owni.fr/2011/03/19/quand-la-fin-du-monde-rattrape-le-japon/#comments Sat, 19 Mar 2011 09:30:46 +0000 Jean-Noël Lafargue http://owni.fr/?p=52220 Ce qui me fascine en voyant défiler les tristes images du Japon dévasté par une catastrophe naturelle et menacé par un accident nucléaire, c’est à quel point elles me semblent familières. Malgré leur envergure exceptionnelle et leur brutalité, ces évènements, j’y avais déjà assisté, et les Japonais, plus encore que moi, tant les fictions qu’ils consomment regorgent de catastrophes de ce genre.

Katsuhiro Ōtomo, "Akira" (1982). La destruction de Neo-Tōkyō.

Nos journaux télévisés montrent à quel point les écoliers japonais sont entraînés à s’abriter sous leurs tables de classe dès qu’une secousse s’annonce. Ils évoquent aussi l’excellence des constructions anti-sismiques, en nous disant que les japonais sont toujours prêts à l’éventualité d’un tremblement de terre majeur ou d’un monstrueux tsunami. Mais cela va plus loin à mon avis. Par des récits de science-fiction surtout, les Japonais se sont aussi préparés psychologiquement. Et cette préparation par l’imaginaire fantastique n’a pas de destination pragmatique, elle ne dit pas comment se comporter pendant une catastrophe, elle établit la fatalité de la catastrophe.

"Godzilla vs Megalon" (1973), film de Jun Fukuda. Dans les films de la série Godzilla, le lézard géant et ses homologues Kaijūs (Gamera, Mothra, Rodan, Guidorah, Ebirah, Yonggary,...) incarnent souvent la vengeance de la nature malmenée par l'homme.

Bien entendu, pour produire des catastrophes crédibles, des récits “habités”, il faut aussi que l’idée de l’éventualité d’une fin du monde soit bien ancrée dans l’esprit des auteurs de ces récits, ils faut qu’ils y croient eux-mêmes pour y faire croire.

Tous les états de la peur

Marshall McLuhan disait que la bande dessinée est un média “froid”, c’est à dire un média qui réclame un effort conscient à son public et implique, en contrepartie, une certaine distanciation. Et ce n’est pas faux. J’ai pourtant connu un authentique sentiment d’effroi à la lecture de deux bandes dessinées, Dragon Head, par Minetarō Mochizuki et Ardeur (1980), par Alex et Daniel Varenne. Or ces deux séries sont des récits de fin du monde. Ardeur est un effrayant voyage dans une Europe ravagée par l’hiver nucléaire, écrit en plein “réchauffement” de la guerre froide. Je reparlerai peut-être un jour de cette série que je tiens pour un chef d’œuvre, du moins pour ses premiers tomes.

Minetarō Mochizuki, "Dragon Head" (1995)

Dans Dragon Head, un train se retrouve prisonnier d’un tunnel à la suite d’un séisme. Trois collégiens — deux garçons et une fille — survivent et essaient de quitter l’endroit et de comprendre ce qui est arrivé au Japon, apparemment victime d’une catastrophe majeure. Les divers protagonistes rencontrés au cours du récit connaissent tous les états de la peur : les uns se montrent pragmatiques, les autres basculent dans la folie complète. Personne ne sait rien, le pays entier est plongé dans les ténèbres, isolé du reste du monde.

"Ponyo sur la Falaise" (Hayao Miyazaki, 2009)

Même Ponyo sur la falaise (2009), de Hayao Miyazaki, qui a les apparences d’un conte pour enfants inspiré de la petite sirène d’Andersen, et qui est souvent présenté comme un des films les plus légers de son auteur, constitue à mon avis une lugubre évocation de l’absence, de la mort, du désastre, et de la violence du rapport de l’homme à la nature. L’héroïne qui donne son titre au film est la cause d’un tsunami qui noie une petite ville côtière. Si le spectateur choisira de croire que les pensionnaires d’une maison de retraite immergée sont sauvés de la noyade par un abri sous-marin plus ou moins magique, il n’est pas interdit de ne voir dans cette intervention qu’une fantaisie consolatrice.

Et nous?

Je trouve intéressante l’image qui suit, enregistrée sur une chaîne d’informations en continu il y a quelques heures. Confronté à l’impensable, le témoin des effets du désastre se sent projeté dans la fiction :

"Est-ce que c'est un rêve ? J'ai l'impression d'être dans un film ou quelque chose comme ça. Quand je suis seul je dois me pincer la joue pour vérifier si c'est bien réel" (un habitant de la ville de Rikuzentakata).

On pourrait bien sûr parler aussi de la manière dont les Américains, autres familiers des catastrophes (tornades, séismes, inondations), ont toute une production cinématographique notamment, autour de ce thème. Ce qui ne concerne pas que les désastres naturels, d’ailleurs : l’accident de la centrale de Three Miles Island avait été décrit par avance dans le film Le Syndrome Chinois, et on aurait du mal à dénombrer toutes les images prémonitoires des attentats du 11 Septembre 2001 qui ont été inventées pour des fictions.

Et ici, en France, au fait ? À quoi nous préparons-nous ?
À quoi ne nous préparons-nous pas ?

(article que je dédie à Julien, Claude et Hajime)

Billet initialement publié sur Le dernier blog

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Crédits photo: Flickr CC DVIDSHUB

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Jacob et les Jacobins http://owni.fr/2011/02/16/christian-jacob-et-les-jacobins/ http://owni.fr/2011/02/16/christian-jacob-et-les-jacobins/#comments Wed, 16 Feb 2011 15:09:54 +0000 Jean-Noël Lafargue http://owni.fr/?p=46981 Les faits : sur Radio J (une radio communautaires juive à Paris), le président du groupe parlementaire UMP à l’Assemblée nationale, Christian Jacob, a déclaré à propos de la candidature de Dominique Strauss-Kahn :

Ce n’est pas l’image de la France, l’image de la France rurale, l’image de la France des terroirs et des territoires, celle qu’on aime bien, celle à laquelle je suis attaché.

Un certain nombre de représentants socialistes sont alors tombés sur le râble du député, considérant que cette phrase cachait des arrières-pensées antisémites.

L’historien Serge Klarsfeld, pourtant généralement assez prudent dans les comparaisons historiques, s’est autorisé à rapprocher la phrase de Christian Jacob d’une réflexion faite par Xavier Vallat, futur commissaire général aux questions juives sous le gouvernement de Vichy, qui avait dit à Léon Blum en 1936 : « Votre arrivée au pouvoir marque incontestablement une date historique. Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain va être gouverné par un juif. » Christophe Cambadélis s’est permis la même comparaison et Pierre Moscovici a rappelé la devise pétainiste : « La terre ne ment pas. »
En l’absence de contexte particulier (on ne sait pas ce que Christian Jacob a dit avant ou après et, pour ma part, j’ignore si ce monsieur a un passif particulier dans le registre), il est difficile de comprendre comment tant de gens sont parvenus à imaginer que Christian Jacob ait pu sciemment chercher à faire de l’œil aux électeurs antisémites, ce qui serait infiniment plus coûteux que rémunérateur, politiquement parlant.

Dominique Strauss-Kahn, un haut-fonctionnaire international

Il me semble évident que, si Christian Jacob n’aime pas Dominique Strauss-Kahn, c’est surtout parce que ce dernier appartient au parti concurrent et qu’il est jugé crédible dans le domaine de l’économie, ce qui est rare pour les personnalités réputées de gauche. Il est bien possible que Christian Jacob voie surtout Dominique Strauss-Kahn comme un haut fonctionnaire international, ce qu’il est, et un Parisien, ce qu’il est aussi (tandis que Christian Jacob est un authentique paysan, enfin il l’a été), mais s’il n’aime pas DSK et qu’il ressent le besoin de le dire, c’est évidemment parce qu’il appartient à la concurrence. Du reste, rappeler que Strauss-Kahn est, de par ses fonctions, bien loin de la France, est la ligne actuelle de ses détracteurs et, notamment, de l’UMP.

L’importance de la réaction contre Christian Jacob fait émerger des questions de civilisation intéressantes. La culture juive de France (mais pas celle de nombreux pays de l’Est ou d’Israël) est essentiellement urbaine, et inversement, les campagnes sont réputées chrétiennes et conservatrices. Je trouve amusant que le député pris à partie s’appelle Christian Jacob, puisque « Christian » est un prénom dérivé du christianisme, et que Jacob est le nom d’un patriarche de la Torah – Hugues Serraf, en commentaire à un article de Slate sur le sujet, parie d’ailleurs que beaucoup de gens pensent que Christian Jacob est juif.

Même si l’histoire justifie, et pour longtemps, une hyper-vigilance vis-à-vis des indices d’antisémitisme, je trouve la polémique ridicule, et pourtant, Zeus sait que je ne me sens pas particulièrement d’atomes crochus avec les personnalités haut-placées à l’UMP comme ce monsieur Jacob.

Ce qui m’intéresse, et que je trouve triste finalement, c’est la détestation des paysans qui transparait dans cette affaire. Serge Klarsfeld, par exemple, a dit ceci :

Dans une France qui n’est plus rurale, ni antisémite, nombreux sont les noms et les personnalités qui ne s’identifient pas à la France de Jean Giono et de Philippe Pétain, à commencer par le président de la République et le secrétaire général de l’UMP.

Je ne suis pas sûr de ce que veut dire Klarsfeld à propos de Sarkozy et Copé, mais l’association entre « rural » et « antisémite », présentée comme allant de soi, est plutôt désagréable à lire, surtout de la part de quelqu’un de valeur. Quand à prétendre que la France n’est « plus rurale » ? C’est curieux, c’est dérangeant, c’est faux, mais il est bien possible que des millions de Français urbains soient persuadés que la campagne est une affaire classée.

La France rurale : simplette, idiote, bigote, et donc antisémite…

J'aime pas les juifs.

Dans un article au second degré écrit sur Slate, Laurent Sagalovitsch affirme que Christian Jacob n’est pas antisémite et que « La France, ça se mérite. La France, ça se respire. Ça se hume. Un Français devant le postérieur d’une vache, ça pleure toutes les larmes de son cul. Un Français devant une église robuste comme un trois quarts gascon ça s’agenouille et ça remercie Le Seigneur Tout-Puissant, à s’en faire péter les cordes vocales, de l’avoir fait naître dans cette contrée bénie des dieux. » C’est du « second degré », comme on dit, mais il trahit chez son auteur une vision assez terrible de la France rurale : simplette, idiote, bigote, et donc antisémite… Ailleurs il se moque des vaches ahuries et des lignes de chemin de fer mal entretenues.

Mais voilà, la France rurale, si maltraitée, si méprisée du pouvoir jacobin, si délaissée (il ne reste que trois ou quatre gares SNCF pour tout le bucolique – et socialiste ! – département du Gers, par exemple), elle existe bien toujours. Elle produit ce que nous mangeons, ce qui nous fait vivre, elle construit le paysage, elle a fait la gastronomie française, qu’il n’est pas exagéré de présenter comme une des plus riches au monde, et pourtant elle crève à petit feu empoisonnée par les ententes entre distributeurs, par la concurrence des serres d’Almeria, par les pesticides et par le désespoir.

L’agriculture n’est pas un mauvais souvenir que l’on doit chasser, un fantôme à exorciser, c’est un des sujets les plus importants du siècle qui commence, c’est un trésor menacé que l’on doit absolument protéger. La première chose à faire serait peut-être de ne pas insulter l’intelligence des paysans : on peut aimer ses champs sans être pour autant nostalgique du pétainisme.

Images CC Flickr Cmic Blog, Photos de Daniel et Pouspous

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Prison automate: l’exemple d’une gare http://owni.fr/2011/02/15/prison-automate-lexemple-dune-gare/ http://owni.fr/2011/02/15/prison-automate-lexemple-dune-gare/#comments Tue, 15 Feb 2011 13:28:35 +0000 Jean-Noël Lafargue http://owni.fr/?p=46652 Après de longs mois de travaux, la gare de mon modeste et bucolique village du Val-d’Oise a été complètement ré-agencée.

La comparaison entre « avant » et « après » me semble très instructive à faire en ce qu’elle témoigne des changements opérés dans les rapports entre la société des chemins de fer, ses usagers et ses employés.

Je ne suis pas certain que mes schémas seront très clairs et je sais qu’ils ne sont pas très exacts.

Le premier dessin (ci-dessous) montre la gare avant les travaux. Depuis la rue, on accédait librement aux voies, c’était à chacun de prendre la responsabilité du compostage du billet, comme sur les quais des grandes gares parisiennes. On pouvait aussi accéder à l’intérieur de la gare, dont le gros de la surface était occupé par le personnel de la SNCF, réparti en deux guichets et un bureau de réservation grandes lignes, bureau qui avait déjà été fermé plusieurs mois avant le début des travaux et qui avait été remplacé par un automate capricieux : « si vous voulez acheter un billet grandes lignes au guichet, il faut aller à Argenteuil [5km] ou à Paris [15km]. »

Après les travaux (ci-dessous), la gare a été vidée des agents, il ne reste qu’un unique guichet, fréquemment fermé. L’espace de services a été transformé en un simple hall, que l’on peut traverser. Le lieu est équipé d’automates d’achat de billets (banlieue et grandes lignes) et une zone a été réservée pour accueillir une boutique semble-t-il, mais elle est pour l’instant inoccupée. Ce hall n’est pas assez spacieux pour qu’on y ait disposé des bancs.

Pour accéder aux voies, depuis la gare ou depuis la rue, il faut à présent passer des portillons automatiques, c’est à dire être muni d’un ticket ou d’un passe RFID.

Il n’est plus question, par exemple, de se rendre sur le quai pour tenir compagnie à quelqu’un qui va prendre son train.

En fait, si l’on utilise des tickets, et non un passe, on se trouve prisonnier sur le quai dès lors que l’on a passé les portillons, car si on décide de sortir, on ne pourra plus revenir dans la gare. Le quai fonctionne alors un peu comme une nasse.

Sur une vue satellite, j’ai indiqué en jaune la zone à laquelle l’usager qui a passé les portillons est contraint.

Supposons qu’une annonce informe les voyageurs de la suppression d’un train. C’est très fréquent et cela signifie que le prochain train ne passera pas avant un quart d’heure. Autrefois, on patienter en sortant et la gare, typiquement pour profiter d’un des services qui se situent à proximité immédiate : bar-tabac, maison de presse, distributeur bancaire, boulangerie, épicerie, cabines téléphoniques, pharmacie. À présent, il est impossible de sortir, le voyageur doit rester sur le quai, abrité de la pluie par un préau mais pas du vent ni du froid, et ceci, donc, pendant un quart d’heure.
Il existe sur le quai un distributeur « Selecta » où l’on peut acheter une bouteille d’eau à près de deux euros ou des biscuits et autres aliments sucrés.

La raison d’être des portillons est, comme dans le métro  et le RER je suppose, de limiter la fraude des usagers (fréquente) et d’empêcher la circulation de personnes qui n’ont rien à faire sur le quai (rare). C’est légitime sans doute, mais en même temps assez autoritaire et contraignant. Ce système avantage par ailleurs fortement les voyageurs qui utilisent une carte de transport du type « Navigo » .

Ceux qui utilisent de simples tickets sont, comme on l’a vu, prisonniers sur le quai, quai auquel ils peuvent par ailleurs avoir des difficultés à accéder car seul un petit nombre de portillons (parfois en panne) sont équipés pour le passage des tickets.

La langue médiatique actuelle aime bien prétendre que les voyageurs sont « otages » des mouvements sociaux, eh bien ils peuvent aussi être « séquestrés », « piégés » par des portillons automatiques.

Pour les gens qui arrivent par la partie sud de la ville (la gare se trouve du côté nord), un distributeur de billets a été installé dans un couloir vide et crasseux, sous la surveillance d'une caméra. Une partie de la gare a été refaite, mais la partie non-refaite n'a même pas été nettoyée !

Les automates coûtent cher à fabriquer, à installer et à maintenir, notamment ceux qui sont en permanence disposés en extérieur. J’ignore s’ils coûtent à l’usage plus ou moins cher que les employés qu’ils remplacent. Je soupçonne dans l’emploi de l’automate une lâche manière de laisser la machine, réputée impartiale et implacable, faire des choses qu’un élément humain ne pourrait jamais faire. Si un employé de la SNCF nous cognait ou nous coinçait lorsque nous n’entrons ou ne sortons pas à la vitesse qu’il juge bonne, il aurait sans doute à s’expliquer ; et s’il laissait quelqu’un muni d’un titre de transport valide sortir de la gare mais plus y retourner, il semblerait de la même manière agir de façon hostile et injuste.

L'affichage mécanique a été remplacé par des écrans. La lisibilité est moins bonne car les écrans sont petits. Les noms de gares ou doivent souvent être abrégés. Lorsqu'il fait grand jour et que les écrans sont face au soleil, on ne voit pas grand chose non plus. Dans l'exemple ci-dessus, les écrans sont simplement éteints, ce qui arrive souvent. La nuit, en revanche, on les voit briller, y compris aux heures où la gare est fermée et où plus aucun train ne circule.

Il faut pourtant bien rappeler qu’un automate n’a rien d’impartial. Son activité est toujours le résultat d’un programme, c’est à dire que ses actions ont été prévues, pensées, voulues. Derrière chaque machine, se trouve un projet, une volonté.

En fait, les technologies grâce auxquelles fonctionnent les automates pourraient rendre toutes les opérations plus fluides et plus amicales si elles étaient voulues ainsi. Il pourrait par exemple être possible de souscrire à des abonnements faits « sur mesure » (deux jours par semaine par exemple) ou d’accepter qu’une personne munie d’un ticket valide puisse sortir et rentrer dans la gare librement. Le fait que cela ne soit pas fait ne montre sans doute rien d’autre que le mépris avec lequel les usagers sont considérés ou, au mieux, montre seulement que leur confort ou leur agrément ne sont pas particulièrement pris en compte.

L'affichage des horaires de train a récemment changé de fonctionnement. Puisque les écrans peuvent être mis à jour, ils s'adaptent au trafic réel au lieu d'indiquer les horaires de référence. Il ne faut pas croire que cela constitue un avantage, au contraire cela permet que des changements ne soient pas signalés clairement et même, ce qui n'arrivait jamais auparavant, cela permet que des trains passent deux ou trois minutes avant l'horaire prévu.

Il n’y a pas que du mépris, il y a aussi de la méfiance, ainsi que le démontre l’ahurissante inflation du nombre de caméras de surveillance nouvellement installées. Il y en a sur les quais, à chaque point de passage et à l’intérieur de la gare. Sans les avoir recensées précisément, je pense pouvoir en dénombrer plus d’une vingtaine, et ce pour une toute petite gare située dans une paisible commune bourgeoise et sans histoires. On peut supposer que le coût d’exploitation de ces caméras est plutôt important. J’ignore si toutes appartiennent à la SNCF ou si certaines sont la propriété de la commune ou de la police nationale.

Le réseau Transilien (les trains de banlieue dont le terminus est toujours une grande gare parisienne) appartient à la SNCF et à Réseaux ferrés de France mais son coût d’exploitation est en très grande partie financé par le syndicat des transports d’Île-de-France, c’est à dire par le secteur public. La SNCF, quand à elle, est un établissement public, mais ce statut est amené à changer, la commission européenne a récemment exigé que, comme la Poste, la société nationale des chemins de fer français devienne une société anonyme. Le motif officiel est l’ouverture loyale à la concurrence, mais des arrières-pensées peuvent être soupçonnées : après tout, la SNCF brasse des dizaines de milliards d’euros mais, en dehors de quelques partenaires, prestataires   ou sous-traitants, cela ne rapporte à personne, des actionnaires privés ne se distribuent pas de dividendes ou de coupons…

Une fois devenue une société comme les autres, la SNCF pourra rapporter des sommes importantes, à condition sans doute d’augmenter ses tarifs, d’augmenter le montant des subventions qu’elle perçoit des collectivités locales et de baisser le coût et la marge de manœuvre de ses usagers comme de sa main d’œuvre, c’est à dire les gens qui ont fait vivre directement ou indirectement cette société pendant près de trois-quarts de siècle.

Article publié initialement sur le Dernier Blog

Photo CC Flickr par Todd Anderson

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Wikipédia a 10 ans! http://owni.fr/2011/01/15/wikipedia-a-10-ans/ http://owni.fr/2011/01/15/wikipedia-a-10-ans/#comments Sat, 15 Jan 2011 10:34:41 +0000 Jean-Noël Lafargue http://owni.fr/?p=42062 La version anglophone de l’encyclopédie contributive Wikipédia a vu le jour le lundi 15 janvier 2001. Wikipédia a été créée comme alternative à une autre encyclopédie en ligne fondé un an plus tôt par la même équipe — Jimmy Wales et Larry Sanger —, Nupédia, dont le processus de travail un peu trop strict n’a permis de faire aboutir que vingt-quatre articles en trois ans. Avec Nupédia, chaque article était confié à une équipe hiérarchisée, puis soumis à un crible scientifique sérieux, et n’était présenté au public qu’une fois fin prêt. Avec Wikipédia, au contraire, le processus de validation est postérieur à la publication des articles, articles dont la rédaction et les corrections sont ouvertes à qui veut s’en charger, sans avoir à montrer patte blanche.

Aujourd’hui, Nupédia a disparu et Wikipédia contient des millions d’articles répartis en deux-cent-soixante-sept versions linguistiques d’importance variable : 3,5 millions d’articles anglophones, 1 million d’articles germanophones et autant d’articles francophones, quelques dizaines d’articles seulement en langues des Îles Fidji, en tahitien ou en néo-mélanésien. On doit à ce sujet saluer une première réussite de Wikipédia qui est d’avoir fourni un ouvrage de référence à des langues parfois en voie de disparition et qui, pour certaines, n’avaient jamais eu d’encyclopédie ou de dictionnaire.

Wikipédia a fini par donner corps à l’Internet qu’imaginaient les scénaristes de séries télévisées au milieu des années 1990 : une sorte d’oracle auquel on pourrait poser toutes les questions. Tout cela vient même de plus loin, d’ailleurs. Je me rappelle des serveurs BBS des années 1980, sur lesquels étaient déposés des documents informatifs divers, qui ont ensuite été diffusés sur cd-rom. L’ambition de faire circuler le savoir a toujours été consubstantielle de l’informatique personnelle, il suffit de penser au projet Gutenberg (né en 1971) ou de l’ABU (1993), par exemple, dont les buts sont continués par plusieurs projets associés à Wikipédia : Commons (dépôt de médias, notamment d’images), Wikilivres (livres pédagogiques) et Wikisource (textes).

Dans le futur proche que raconte l'excellent film Rollerball (1975), la connaissance n'intéresse plus personne, elle est reléguée dans les mémoires d'un unique ordinateur, nommé Zéro. Malheureusement, comme personne ne vient jamais le voir, cet ordinateur (tout comme son gardien) est devenu dépressif et ne fournit plus que des réponses incohérentes aux questions qui lui sont posées.

Wikipédia, une institution

Cet anniversaire, dix ans dans quelques jours, est un bon moment pour faire le bilan de ce projet hors-normes. Un bilan provisoire, car l’histoire est loin d’être finie. Wikipédia, qui est parvenue à un rythme de croisière, semble appelée à rester une référence pendant des années, des décennies, peut-être bien plus longtemps encore. Et c’est là, d’ailleurs, que les problèmes commencent car Wikipédia est désormais une institution, ce qui fait que ses défauts et ses qualités ont une très grande portée .

Comme beaucoup l’ont remarqué, parfois avec aigreur, Wikipédia arrive presque invariablement en tête des requêtes effectuées avec Google, gagnant de fait un statut de source quasi-officielle sur de nombreux sujets. N’ayant pas toujours une grande conscience de son mode de fonctionnement, certains utilisent sans précautions des articles de Wikipédia comme source pour des exposés scolaires ou des mémoires de Master.

Le caractère de source « officielle » est renforcé par le style littéraire qui a cours sur l’encyclopédie, style qui se veut distancié, neutre, universel, un ton de vérité révélée. Un ton impersonnel, assez insupportable, dans un certain sens. Il ne suffit pas de parler comme un dictionnaire pour pouvoir prétendre tout savoir, et une parole sans auteur identifiable peut sembler, de prime abord, un peu lâche, car une affirmation a forcément un émetteur et reflète un point de vue. Ce type de littérature cache parfois la partialité des propos exprimés ou les préjugés qui les sous-tendent — partialité et préjugés dont les émetteurs ne sont pas forcément conscients.

Les deux créateurs de Wikipédia : l'entrepreneur Jimmy Wales (gauche) et le philosophe Larry Sanger (droite).

Le problème est pourtant réglé en amont par un des principes fondateurs de Wikipédia, la neutralité de point de vue, qui stipule que Wikipédia ne doit pas être un lieu de révélation du savoir, mais plus modestement, un lieu d’exposition et de compilation de sources « notables ». Sur Wikipédia, on n’écrit pas « dieu existe » ou « dieu n’existe pas » mais « selon Diderot… selon Saint-Augustin… selon Richard Dawkins… selon Pascal… selon Nietszche… selon Jean-Paul II… », etc.

L’article idéal sur ce type de sujet polémique et nécessairement impossible à trancher fournira les éléments de la dispute, les principaux arguments avancés ainsi que les titres d’essais consacrés à la question qui ont eu une influence sur l’opinion.

Certains sujets ne posent pas tant de problèmes, par exemple les dates de naissance de personnages historiques récents ou les définitions admises par la totalité de la communauté scientifique spécialisée. En contribuant à Wikipédia, on découvre cependant que le nombre de sujets polémiques est bien plus important qu’il n’y paraît : comment doit-on nommer une endive ? Comment est mort Émile Zola ? Voltaire était-il un saint ou un hypocrite ? Ne parlons pas des sujets sensibles : religion, politique, écologie, etc.

D’ailleurs, lorsque le consensus se fait, n’est-ce pas juste le signe inquiétant que le sujet de l’article est particulièrement irréfléchi, impensé ?

Voir Wikipédia en train de se construire pose des questions de salubrité publique : comment se font les autres encyclopédies ? Quel type d’informations sélectionnées, de propagande ou de désinformation contiennent-elles ? Ici, au moins, nous pouvons savoir dans quelles conditions le corpus encyclopédique se constitue, alors que dans le cas d’une encyclopédie plus traditionnelle, nous ignorons tous les a-côtés d’un article. Nous connaissons son auteur mais, à moins d’être précisément spécialistes du sujet traité nous ne pouvons pas lire entre les lignes, nous ne pouvons pas deviner ce qui a motivé le choix de l’auteur, quelle école, quel courant d’idée il défend, quel rival académique il néglige de mentionner, etc.

Malgré la vigilance des contributeurs réguliers de Wikipédia — généralement bien intentionnés et soucieux d’élever le niveau de qualité de l’édifice — il n’est pas rare que des personnes aux motivations douteuses y contribuent pour de très mauvaises raisons : prosélytisme religieux, désinformation politique, publicité… On sait que de nombreuses sociétés commerciales surveillent de très près les articles qui sont consacrés à leurs marques et à leurs produits, il y a même des exemples scandaleux de propagande de la part, notamment, de grands groupes agro-alimentaires ou de laboratoires pharmaceutiques , qui n’ont pas hésité (et continuent sans aucun doute de le faire) à se servir de ce support apparemment impartial et extérieur pour servir leurs intérêts commerciaux ou peaufiner leur image publique. Des sectes, des personnalités politiques ou même des pays se servent aussi de Wikipédia pour les besoins de leur communication. Lorsqu’ils sont habiles, ça passe.

Au delà de la propagande, il n’est pas rare que des contributeurs de Wikipédia, y compris parmi les plus sérieux, se laissent aller à utiliser l’encyclopédie pour faire coïncider ses articles à leurs propres opinions, à leur réalité, comme s’il suffisait qu’une chose soit écrite publiquement pour qu’elle devienne, par miracle, une vérité. On a pu constater un tel phénomène de manière comique pendant le débat qui a opposé Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal le 2 mai 2007 : tandis que les deux candidats à l’élection présidentielle s’écharpaient pour savoir si le réacteur EPR était de 3e ou de 4e génération — détail sans intérêt pour qui ignore ce qui peut distinguer un réacteur nucléaire d’un autre —, des partisans de l’un et l’autre modifiaient Wikipédia pour rendre l’encyclopédie — entendre la vérité — compatible avec ce qu’ils auraient voulu qu’elle soit.

Je trouve ça passionnant et très éclairant, finalement, quand au statut que peut avoir la vérité chez chacun d’entre nous : on dit que l’on croit ce que l’on voit, mais souvent, on voit ce que l’on croit, la foi (religieuse, politique, ou autre) a sans doute moins de rapport avec l’expérience qu’avec l’envie de rendre les choses vraies, d’avoir le pouvoir de créer sa réalité. Croire, c’est peut-être d’abord tenter d’avoir de l’autorité sur les faits, car si on ne peut pas souvent transformer véritablement le monde, on peut ajuster sa perception et celle d’autrui à ses désirs. Et ce n’est pas spécifique à Wikipédia, c’est ce que font souvent les journalistes, à mon avis, ils racontent le monde tels qu’ils l’imaginent, et ce qu’ils disent devient vrai, parce que c’est dans le journal.

Convaincre les autres que le monde est ce que l'on voudrait qu'il soit, jusqu'à s'abuser soi-même ? Terry Gilliam, "Les aventures du baron de Munchausen" (1989).

Cette envie de créer le monde à l’image de ses croyances ou de ses préoccupations n’est d’ailleurs pas forcément illégitime ou stérile. En listant chaque créature Pokémon, chaque jeu vidéo, chaque disque rock, chaque courant musical improbable, chaque fait de la culture populaire, Wikipédia compile en un unique ouvrage un savoir totalement inédit sous cette forme et qui échappe aux confrontations et aux comparaisons en n’existant que dans les micro-sociétés où il a une importance.

Ce savoir, puisqu’il est le fruit de l’envie de transmettre des contributeurs, est tributaire des goûts de ces derniers. Il suffit qu’une personne passionnée d’un sujet y consacre son énergie pour que des sujets analogues semblent pauvrement traités. Sur une autre encyclopédie, un article consacré à une petite ville des Pyrénées n’a pas le droit d’être aussi important que celui qui traite d’une préfecture de la région parisienne. N’est-il pas sain qu’il existe un endroit où ce genre de hiérarchie puisse ne pas être infailliblement respectée ?  Où l’on puisse, en tout cas, débattre de leur pertinence ?

Wikipédia est de toute manière loin de dispenser un savoir véritablement original, fantaisiste, incongru, jamais-vu, car du fait même de son mode de fonctionnement, c’est, lorsque ses principes sont respectés, l’encyclopédie de la doxa, du savoir banal, admis, rebattu. J’en connais beaucoup que cela déçoit et qui critiquent le caractère sage et un peu conventionnel de ce support, qui se demandent si ce n’est pas faire un mauvais usage de sa liberté que d’imiter les gestes de ceux qui sont contraints à des formes ou à un ton précis, un peu comme on peut critiquer les blogueurs qui emploient le langage journalistique ou les vidéastes amateurs qui recourent aux tics hollywoodiens, alors même que les journalistes de la presse ou les réalisateurs hollywoodiens aimeraient parfois échapper aux lois commerciales qui leur imposent certains compromis littéraires, artistiques ou moraux . Wikipédia n’est pas non plus un lieu de recherche, un séminaire permanent, une académie. Wikipédia ne crée pas de la connaissance mais se contente d’en diffuser.

Ceux qui critiquent la sagesse de Wikipédia ou la modestie de ses ambitions peuvent bien monter leurs propres encyclopédies, après tout ! Les ouvrages ne s’annulent pas, ils s’additionnent, et si Wikipédia s’est imposée dans son domaine, ça ne signifie pas qu’il soit impossible de proposer autre chose.

L'assemblée générale de l'association Wikimedia France, en 2008. Sans autorité sur le contenu de l'Encyclopédie et distincte de la fondation mère, l'association française effectue un travail à mon avis remarquable de soutien aux différents projets de la fondation Wikimédia mais aussi aux valeurs qui les sous-tendent, notamment en faisant la promotion de la "liberation" des documents appartenant à des collections publiques.

Le pire et le meilleur de Wikipédia, je les ai trouvés pour ma part dans l’arrière-boutique de l’encyclopédie en ligne, c’est à dire du côté de ceux qui y contribuent. J’ai commencé à y participer en 2004 et je me suis aussitôt passionné pour cette cathédrale de savoir . J’y ai effectué des milliers d’éditions (des modifications, pouvant aller de l’ajout d’une virgule ou d’un accent à la création d’articles complets), réalisé des illustrations ou publié des photographies. Je suis aussi devenu un des administrateurs de Wikipédia, et je le suis resté quatre ans, avant de démissionner par manque de temps. Administrateur de Wikipédia n’est pas un titre honorifique (quoique cela valide une grande implication dans l’Encyclopédie) ni un mandat conférant une forme d’autorité ou de supériorité sur les autres contributeurs (mais tous, y compris parmi les admins, ne le comprend pas bien). C’est une charge assez technique, qui consiste, sur injonction de la communauté, à effectuer des opérations de maintenance (suppression d’articles) ou de maintien de l’ordre (éviction de vandales).

Paris 8, pendant la saison des assemblages de chaises : ce n'est pas une barricade pour défendre l'université mais une barrière pour empêcher les étudiants d'entrer. Le message n'est pas clair pour tout le monde, mais au moins le mobilier prend l'air, ça ne peut pas faire de mal.

Wikipédia à l’école

À l’Université Paris 8, j’ai monté un atelier qui a consisté à pousser les étudiants à contribuer à Wikipédia. Le but était double : d’une part il s’agissait pour les étudiants d’apprendre le fonctionnement de Wikipédia et de comprendre les limites de la confiance que l’on pouvait porter à cette source comme à d’autres. D’autre part, j’avais constaté en me prenant comme cobaye quel degré de rigueur le « moule » Wikipédien impose à ceux qui veulent y participer : savoir se documenter, croiser ses sources, apprendre à faire la part entre faits et opinions, écrire de manière claire et pédagogique… Bien sûr, le manque d’articles consacrés à mes sujets (art contemporain, et notamment arts numériques) sur Wikipédia constituait une bonne raison et un bon prétexte à organiser ce cours. En tant que projet, l’Atelier Encyclopédique a connu un certain succès, m’a valu quelques interviews (RFI, Philosophie Mag, Libé,…) et a été imité par plusieurs universités dans le monde. Dans la réalisation, le résultat a été un peu moins intéressant : beaucoup d’étudiants ne se sont pas franchement intéressés aux enjeux, ont été surpris d’être mal notés après avoir collé sur Wikipédia des paragraphes entiers « empruntés » sur d’autres sites web, et les contributeurs réguliers de Wikipédia ont, souvent, agi de manière tout à fait différente de leurs habitudes, en s’en remettant à moi pour ce qui était de corriger ou de réprimander mes étudiants plutôt que de s’en charger eux-mêmes.

Je ne considère pas l’expérience comme un échec, mais après cinq années, je l’ai interrompue, d’autant que le monde (enfin le web) avait bien changé entre temps : Wikipédia commençait à disposer d’un corpus conséquent et le public a quand à lui une idée plus claire de son fonctionnement : la première année, tout semblait nouveau pour les étudiants — qui n’avaient même pas tous entendu parler de Wikipédia — alors que la dernière année de l’atelier, j’avais l’impression de leur parler d’un vieux truc, comme un prof de musique qui tiendrait absolument à faire chanter des collégiens sur les chansons de sa propre jeunesse.

En 2005, on me disait : « et si ça devient une société privée ? », « et si le site s’arrêtait un jour ? » ou « est-ce qu’on sait vraiment qui est derrière tout ça ? ». Ces questions, je pense, ne sont plus posées par personne.

Un des moments embarrassants de ma vie : devoir faire l'idiot sur le Pont des arts (haut à droite) par une température inférieure à zéro et avec un globe terrestre dans la main, parce que le photographe un peu fou de Philosophie Mag avait décidé que ça serait pertinent. Une fois dans le journal ça passe presque, enfin ça nous donne quand même l'air bien bêtes.

Wikipédia, une communauté oligarchique ?

L’aspect parfois déplaisant de Wikipédia naît de ce que cette encyclopédie est aussi un réseau social, ou plutôt une communauté, chose positive en soi, mais qui conduit naturellement à la constitution d’une sorte d’oligarchie des contributeurs récurrents — pas nécessairement administrateurs, car si tous les administrateurs sont ou ont été des contributeurs très réguliers, tous les contributeurs réguliers ne sont pas administrateurs, loin de là. Et ces contributeurs récurrents ont parfois une petite tendance à considérer que Wikipédia est leur chose, leur domaine, ce qui les pousse à rejeter parfois méchamment les nouveaux contributeurs. Je constate ça régulièrement lorsque, par simple paresse de saisir mon mot de passe, je modifie un article sans prendre la peine de m’identifier. D’un seul coup, mes ajouts se voient supprimés avec des commentaires méprisants et soupçonneux tels que « à l’avenir, citez vos sources », y compris lorsque l’inspecteur des travaux finis auteur de la suppression aurait pu vérifier l’exactitude des affirmations en trois clics. S’il est normal que les contributeurs non identifiés soient surveillés plus que d’autres (c’est souvent par eux qu’arrivent les vandalismes les plus grossiers), il n’est pas pour autant admissible de se comporter avec mépris avec eux ou de se prendre pour un chien de garde du temple de la connaissance.

De nombreuses personnes au départ pleines de bonnes intentions se sont enfuies de Wikipédia parce qu’on les y a maltraitées ou que l’on a sanctionné leurs erreurs de débutants de manière impatiente, hautaine ou agressive.

"L'ange bleu" (1930). Le très sérieux professeur Immanuel Rath est sans cesse raillé par ses élèves qui ne sont pas dupes de son autorité...

Lorsque je m’identifie dûment pour contribuer, je ne rencontre pas ce genre de problèmes : les veilleurs les plus acharnés, qui parfois ne contribuent pas du tout aux articles et se contentent de se donner une mission disciplinaire (il en faut, j’imagine), ne surveillent pas énormément les éditions d’auteurs identifiables et encore moins celles de contributeurs de longue date. Malgré les statuts mêmes de Wikipédia, malgré les recommandations que la communauté s’adresse à elle-même en la matière, il existe bien plusieurs classes de contributeurs, tous égaux, mais certains plus égaux que d’autres. Ces catégories sont heureusement mouvantes : on peut finir par se faire une place, sans aucun doute, en tenant bon, en supportant les premiers contacts à la limite du bizutage, mais il peut y avoir de quoi se sentir rebuté et, me semble-t-il, cela empire avec l’augmentation du nombre de contributeurs.

Ainsi, en refusant la hiérarchie académique qui a cours dans le monde intellectuel, Wikipédia tend naturellement à forger une autre forme de hiérarchie… Je suppose que c’est la pente naturelle de toute organisation.

Imaginez en tout cas ce qui arrive lorsqu’un professeur d’université qui a passé sa carrière à étudier un sujet vient modifier un paragraphe de l’encyclopédie qui s’y rapporte et voit sa contribution censurée avec un commentaire laconique tel que « citez vos sources SVP » ou « Wikipédia n’est pas une poubelle, merci » (ce « merci » qui est presque un gros-mot), commentaire émis par un « morveux » qui connaît tout à Wikipédia et à ses rouages mais strictement rien au sujet de l’article sur lequel il intervient…

... son prestige académique n'empêche pas Rath de tomber amoureux de la danseuse légère Lola Lola qu'il épouse, à cause de qui il perdra son poste et qui fera de lui un clown de sa revue.

Le « morveux » peut avoir raison d’ailleurs. Je me souviens d’un historien célèbre dans son domaine qui était vexé que ses ajouts soient supprimés, mais dont la contribution était limitée à mentionner ses propres livres dans tous les articles qui se rapportaient de près ou de loin et parfois même de très loin à ses sujets d’étude : si prestigieux que soit son auteur, cette retape n’avait rien à faire là. Ne parlons pas des gens qui tiennent à maîtriser totalement le contenu des articles qui leur sont consacrés et qui sont sans doute le personnes les plus mal placées du monde pour le faire. Reste que s’il ne suffit pas d’être le spécialiste mondial d’un sujet pour prétendre pouvoir apporter quelque chose à Wikipédia, se voir malmener de cette manière provoque (plusieurs m’ont témoigné ce sentiment) l’impression d’un intellectuel de haut niveau victime du fascisme italien, de la révolution culturelle maoïste ou de la révolution islamiste iranienne, régimes où du jour au lendemain, les gens les plus incompétents, les plus frustes, ont obtenu une autorité, puis un droit de vie ou de mort, sur ceux qui leur étaient précédemment supérieurs de par leur éducation, leur naissance ou leur position sociale. Le parallèle ne saurait être poussé trop loin cependant, puisque les wikipédistes n’agissent pas sur tous les aspects de la vie d’autrui, leur empire est limité à un site Internet. Un site très populaire et très visité, mais un site et rien d’autre. Et puis chaque action est enregistrée, traçable, il est toujours possible de contester la décision d’un wikipédien.

"Vivre!" (1994), de Zhang Yimou. Pendant la révolution culturelle, les médecins, comme d'autres intellectuels, sont envoyés en camps de rééducation car ils sont des ennemis du peuple, des représentants de l'ordre académique réactionnaire. Ici, le médecin hébété et affamé ne pourra sauver la jeune Fengxia dont l'accouchement se passe mal et qui est soignée par des élèves et des infirmières, qui dirigent à présent l'hôpital.

Malgré tout le mal que je peux en dire, je considère que Wikipédia reste une extraordinaire réussite. Évidemment, on entendra toujours les défenseurs de l’internet « civilisé » se plaindre, car la liberté de faire et de dire, la prise en mains par le nombre de son propre destin et même de sa manière de s’informer et d’apprendre sont bien les choses qui inspirent le plus de méfiance. On trouvera toujours les gens qui disposent d’un pouvoir politique ou d’une autorité académique prêts à s’émouvoir du trop-plein de liberté de ceux qui leur semblent moins valeureux. Ceux-là préféreront la censure au désordre, n’admettront jamais la valeur pédagogique de l’erreur (jusqu’à refuser toujours de voir les leurs) ou de la mise en danger du savoir établi, et au fond, ne croient pas, n’ont jamais cru, que l’on pouvait apprendre et comprendre. Ils ne croient pas à l’éducation mais au dressage. C’est triste, mais même la démocratie passe son temps à porter au pouvoir des gens qui ont une peur panique de la liberté du peuple.

Le fait que Wikipédia reste inaccessible dans de nombreux pays totalitaires ou autoritaires doit être vu, pour ces raisons, comme un très bel hommage .

Le dîner des philosophes - Jean Huber

Umberto Eco expliquait qu’il était bien content de l’existence de Wikipédia car son arthrose l’empêche de se lever constamment pour vérifier une date de naissance ou un fait dans sa lourde encyclopédie Trecanni. Pour lui, peu importe que Wikipédia comporte des erreurs, le chercheur se devant de toute façon de multiplier et de croiser ses sources, ce qui fait de Wikipédia une porte d’entrée pour la connaissance parmi d’autres. Le fait que le contenu de Wikipédia soit actualisé en permanence est aussi une donnée précieuse.

Et pour ceux qui ne sont pas chercheurs ? Dans certains domaines, la qualité pédagogique de Wikipédia n’est pas contestée : on peut apprendre, et plutôt bien, de nombreuses notions mathématiques, comprendre des technologies, apprendre divers faits en biologie ou en zoologie… Les sciences dites « dures », qui savent régulièrement arrêter des consensus sur certains sujets, sont plutôt bien traitées, mais l’intérêt de Wikipédia ne s’y limite pas.

Aujourd’hui, un collégien qui réside dans une de ces cités de banlieue où, selon le journal télévisé de la première chaîne, « la police n’ose plus entrer », peut trouver les informations pour son exposé sur Victor Hugo aussi bien qu’un habitant des « beaux quartiers », car si ses parents n’ont pas investi dans une encyclopédie en vingt-cinq tomes, il accède malgré tout à Wikipédia grâce à son ordinateur ou à son téléphone portable. Ça ne règle pas tous les problèmes, mais ça en règle au moins un.
Et ceux qui font la moue en disant que, tout de même, il peut y avoir des erreurs dans une encyclopédie de ce genre, devraient s’interroger sur ce qu’ils défendent véritablement.

Pour finir, un extrait de l’article Encyclopédie, par Denis Diderot pour l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers :

[..] il y a des têtes étroites, des âmes mal nées, indifférentes sur le sort du genre humain, & tellement concentrées dans leur petite société, qu’elles ne voyent rien au-delà de son intérêt. Ces hommes veulent qu’on les appelle bons citoyens ; & j’y consens, pourvû qu’ils me permettent de les appeller méchans hommes. On diroit, à les entendre, qu’une Encyclopédie bien faite, qu’une histoire générale des Arts ne devroit être qu’un grand manuscrit soigneusement renfermé dans la bibliothèque du monarque, & inaccessible à d’autres yeux que les siens ; un livre de l’Etat, & non du peuple. A quoi bon divulguer les connoissances de la nation, ses transactions secrètes, ses inventions, son industrie, ses ressources, ses mystères, sa lumiere, ses arts & toute sa sagesse ! ne sont-ce pas là les choses auxquelles elle doit une partie de sa supériorité sur les nations rivales & circonvoisines ? Voilà ce qu’ils disent ; & voici ce qu’ils pourroient encore ajoûter. Ne seroit-il pas à souhaiter qu’au lieu d’éclairer l’étranger, nous pussions répandre sur lui des ténèbres, & plonger dans la barbarie le reste de la terre, afin de le dominer plus sûrement ? Ils ne font pas attention qu’ils n’occupent qu’un point sur ce globe, & qu’ils n’y dureront qu’un moment ; que c’est à ce point & à cet instant qu’ils sacrifient le bonheur des siècles à venir & de l’espèce entière.

Tout bien pesé, je souhaite longue vie à Wikipédia et à tous les projets de ce genre qui naîtront à l’avenir.

Retrouvez nos articles autour des 10 ans de Wikipédia:

Wikipédia a 10 ans, par Jean-Noël Laffargue

Notre infographie: la Galaxie Wikimédia (par Loguy) [PDF]

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Article initialement publié sur Le dernier blog

>> photos flickr CC Gimi Wu

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Esthétique du programme interrompu http://owni.fr/2010/12/27/esthetique-du-programme-interrompu/ http://owni.fr/2010/12/27/esthetique-du-programme-interrompu/#comments Mon, 27 Dec 2010 11:45:33 +0000 Jean-Noël Lafargue http://owni.fr/?p=40178 L’émission Saturday Night Live a diffusé la semaine dernièreun court sketch assez intéressant. On y voit le « nerd » Mark Zuckerberg (du moins un acteur qui l’imite) remercier avec une niaiserie certaine le demi-milliards d’utilisateurs de FaceBook qui lui ont permis d’être sacré « personnalité de l’année » par Time Magazine. Subitement, son image est brouillée par une neige télévisuelle… Apparaît alors un homme en costume dans un intérieur chaleureux, un verre de cognac à la main, qui dit d’une voix grave et posée : « Hello again. It’s me, Julian Assange ».

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Le sketch est plutôt drôle. Bill Hader, qui interprète Assange, se moque : « Time magazine, toujours sur la brèche, découvre Facebook quelques semaines seulement après votre grand-mère » ; Il résume sa situation : « Je dévoile gratuitement les données confidentielles de grosses organisations et je suis le villain. Zuckerberg vend vos données confidentielles à de grosses organisations, et il est l’homme de l’année » ; « la démocratie est morte. Bonnes vacances ! ». Les phrases sont ponctuées d’un rire gutural et sonore qui semble trahir, derrière le vernis du self-control, une excitation cynique aux limites de la folie.

Cela fait plusieurs semaines déjà que le Saturday night live show fait intervenir de cette manière le personnage de Julian Assange : l’image se brouille, interrompt une émission, et le « hacktivist » australien apparaît, y compris depuis une cellule de prison britannique, par exemple : « Vous vous demandez comment j’arrive à communiquer avec vous depuis une prison ? Vous avez sans doute mal écouté : je suis Julian Assange ! ».
Une sorte de super-héros de l’information, quoi.

Il finit ses interventions par la même déclaration : « quoiqu’on vous dise, si je meurs c’est que j’aurais été assassiné ».

Avec ce running-gag, le Saturday Night Live parvient à évoquer par l’image la divulgation sur Internet d’une gigantesque base de données confidentielles et secrètes, fait extrêmement abstrait et plutôt ingrat à figurer. De manière très naturelle, la représentation qui est convoquée ici n’a strictement aucun rapport avec Wikileaks mais s’inscrit dans une tradition bien plus ancienne, antérieure même à l’existence de la télévision, celle de l’émission piratée.

On trouvait déjà le même artifice dans Hackers (1995), où le jeune pirate informatique Cereal Killer prend le contrôle du réseau de télévision et interrompt l’émission en cours pour dénouer l’intrigue, révéler les noms et les crimes de celui qui devrait être en prison à la place de ses amis. Comme dans le sketch de Saturday Night Live, le pirate est annoncé par un bruit gaussien.

On se rappellera que le film Hackers commence par une bagarre entre deux pirates (Zero Cool et Acid Burn) qui s’arrachent le contrôle des magnétoscopes d’une chaîne du câble. Le film tentait par plusieurs biais (la 3D, notamment) de montrer ce qu’est une intrusion dans un système informatique, mais la preuve définitive, l’exploit qui parle instantanément, c’est donc d’agir sur la télévision, d’en perturber les programmes .

Plus proche du cas de Julian Assange et de Wikileaks, on se rappellera de Eyes Only (jeu de mot entre les documents top secret et le fait que le personnage ne montre que ses yeux), dans la série Dark Angel (2000), un « hacktiviste » qui révèle aux populations de l’Amérique post-catastrophe de 2019 des faits ignorés : corruption, mauvais gouvernement, délinquance en col-blanc, etc.

Avant toute émission, une voix explique « ce message ne peut pas être arrêté et ne peut pas être tracé, c’est la seule voix libre d’Amérique ».

Il est intéressant que Eyes Only se décrive comme une « voix » (et pas comme une « image » par exemple), mais ce n’est pas étonnant car l’émission télévisée pirate n’est que le descendant naturel de l’émission de radio pirate ou en tout cas de la guerre des ondes, qui ont eu une importance politique réelle dans l’histoire — pensons à Radio Londres, par exemple, ou à Voice of America — et dont je retrouve une trace précoce en fiction avec le film américain Freedom Radio (Anthony Asquith, 1941), où un allemand au cœur pur découvre avec horreur que le parti Nazi est en fait méchant, ce qui le pousse à résister par les ondes .

Même si tous les états du monde ont fait leur possible pour contrôler la radiodiffusion sur leurs territoires respectifs, les émissions pirates ont toujours attiré une grande sympathie de la part du grand public, parce qu’elles symbolisent la reprise en main du pouvoir de communiquer, d’informer, et même de distraire, à destination des masses par des gens qui n’ont pas attendu qu’une autorité politique ou financière leur en donne le droit.

Toujours dans le registre « Robin des bois », on peut citer « Riders of the storm » (1986), où The Captain (Dennis Hopper) et sa bande de vétérans du Viet-nam survolent les États-Unis dans un bombardier B-29 reconverti en studio de télévision pirate mobile. La présidente des États-Unis tente de les faire cesser d’émettre à coup de missiles nucléaires… Mais ils parviennent à révéler ses secrets malgré tout, et notamment le fait qu’elle est un homme travesti.

Dans l’excellent They Live (1988), des scientifiques émettent à leurs risques et périls pour avertir leurs compatriotes qu’ils sont victimes d’une invasion extraterrestre et que le monde dans lequel ils pensent vivre n’est qu’une illusion.

Le public ne comprend pas ces images et les trouve désagréables et peu rassurantes, d’autant qu’elles sont accompagnées d’un brouillage qui provoque des migraines : les émissions de pur divertissement sont alors un soulagement pour les spectateurs.

Dans Robocop 3, Nikko, une petite hackeuse surdouée d’une dizaine d’années, parvient à remplacer les émissions télévisées d’une chaîne locale de Détroit par un message qui explique aux spectateurs que la société privée embauchée pour « réhabiliter » les quartiers pauvres est en réalité venue expulser tous leurs habitants et va se rendre coupable d’un véritable bain de sang.

Dans le monde réel, le piratage d’émissions télévisuelles est un fait rarissime car il réclame des moyens importants et est surveillé avec une grande attention.

Le 27 avril 1986, un pirate nommé « Captain midnight » a interrompu la diffusion d’un film sur HBO pour diffuser un message de protestation contre le cryptage de la chaîne, devenue payante. L’auteur du message était un ingénieur en télécommunications. L’incident a eu des répercussions juridiques et techniques, puisque la peine pour ce genre de délit a été sensiblement durcie et que les émissions transmises via les satellites ont dû être « signées » pour que seuls les programmes légitimes puissent être diffusés. Arrêté, « Captain Midnight » a bénéficié d’un très important soutien populaire.

Le 22 novembre 1987 a eu lieu une autre action spectaculaire. Cette fois, le pirate a diffusé à deux reprises des images d’une personne portant un masque de Max Headroom. On n’a jamais su qui était l’auteur de cette action.
Il faut dire que la série Max Headroom est particulièrement intéressante. Max Headroom est une intelligence artificielle qui vit dans le réseau télévisé et qui prend régulièrement le contrôle des écrans. Mais ce n’est pas tout. Son modèle, Edison Carter, employé d’une grande chaîne, est lui aussi fréquemment amené à diffuser des images contre la volonté de ses employeurs, en profitant de la puissance du direct. Enfin, Max Headroom et Edison Carter sont régulièrement en contact avec Big Time TV, une chaîne de télévision pirate.

Il semble qu’aucun piratage de ce genre n’ait été motivé par le besoin de transmettre un message politique — un des rares exemples que je connaisse dans le registre est celui de la secte Falung Gong, qui a émis illégalement en Chine en 2002.
En revanche il est souvent arrivé qu’un plateau de télévision soit subitement envahi par un groupe d’activistes. C’est ce que fait l’énigmatique « V » dans le comic-book (et le film) V pour Vendetta. Menaçant de faire exploser le bâtiment, le terroriste équipé du masque de Guy Fawke , « V » diffuse un message séditieux par lequel il invite ses compatriotes britanniques à se révolter, un an plus tard, contre un pouvoir brutal et corrompu.

Même s’il ne pirate pas un signal radio, « V » provoque un brouillage gaussien sur les écrans de contrôle du bâtiment lorsqu’il y entre.

Le groupe informel Anonymous, dont on a beaucoup parlé récemment pour sa défense de Julian Assange, utilise souvent le masque de Guy Fawke comme symbole. Dans une de leurs vidéos (diffusées sur Youtube),  les Anonymous mélangement même Max Headroom (fond, montage haché) et Guy Fawke. Cette vidéo est destinée (comme beaucoup d’actions des Anonymous) à dénoncer le fonctionnement et les buts de l’Église de Scientologie.

(Remerciements à Moez, qui m’a permis de me procurer certaines images dans une qualité acceptable)

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WikiLeaks Reloaded: Les suites de la fuite http://owni.fr/2010/12/06/wikileaks-reloaded-les-suites-de-la-fuite/ http://owni.fr/2010/12/06/wikileaks-reloaded-les-suites-de-la-fuite/#comments Mon, 06 Dec 2010 10:24:14 +0000 Jean-Noël Lafargue http://owni.fr/?p=38122 Voilà, c’est fait, WikiLeaks a effectivement entamé la diffusion des centaines de télégrammes diplomatiques qui lui ont été transmis et, comme prévu, on s’affole un peu partout.

Les journaux qui ont accompagné l’opération se confondent en explications déontologiques ; la diplomatie mondiale est embarrassée mais s’affirme solidaire ; de nombreuses personnalités de la politique mondiale proposent la mise hors-la-loi de WikiLeaks et de ses responsables ; Élisabeth Roudinesco affirme:

[…] Il faudra trouver une parade à la sottise infantile des nouveaux dictateurs de la transparence.

Le politologue conservateur Thomas Flanagan, proche du premier ministre canadien Steven Harper, a carrément appelé au meurtre de Julian Assange sur CBC News; Bernard-Henri Lévy trouve “dégueulasse” le principe d’une transparence généralisée ; le gouvernement chinois a demandé à tous les journalistes du pays d’ignorer les nouvelles concernant WikiLeaks ou, a fortiori, émanant de WikiLeaks.

Les israéliens notent avec fierté que leur discours officiel et leur discours d’alcôves diplomatiques sont les mêmes — ce qui est tout à leur honneur mais explique peut-être, s’ils sont effectivement seuls à ignorer la règle du jeu diplomatique, qu’ils s’entendent si mal avec nombre de leurs voisins immédiats ; sans forcément mettre en cause les intentions de départ, Jean-Jacques Birgé se demande lui aussi à qui profitera in fine, le crime.

Les Guignols, sur Canal+, soupçonnent WikiLeaks de travailler pour la CIA en diffusant l’idée qu’il faut déclarer la guerre à l’Iran ; d’autres supposent que le but poursuivi est, plus modestement, d’obtenir une augmentation du budget de la CIA ou de la NSA ; d’autres au contraire ont l’impression que WikiLeaks fait une fixation morbide sur les États-Unis et se demandent pourquoi aucun document secret chinois, russe ou nord-coréen n’est publié par WikiLeaks (peut-être parce que c’est un tout petit peu plus difficile à obtenir ?).

Sur Twitter, Ron Paul, élu texan (républicain, tendance "paléo-libertarienne") à la Chambre des Représentants soutient WikiLeaks : "Dans une société libre, nous sommes censés connaître la vérité. Dans une société où la vérité devient une trahison, nous avons un gros problème."

Le problème n’est pas la transparence, mais la manipulation

Il faut dire que l’écueil sur lequel bute nécessairement WikiLeaks, ce n’est pas la question du trop-plein de transparence — puisque c’est sa raison d’être — mais celui de la manipulation : qui leur fournit des documents, et dans quel but exact ? Plus le site aura de succès et plus la tentation de l’instrumentaliser et d’en faire un outil de propagande sera grande.

Reste que personne, y compris parmi ceux qui en condamnent vigoureusement la divulgation, n’a contesté la validité des milliers de télégrammes échangés entre les États-Unis et leurs diplomates. Sur des forums divers, j’ai lu l’opinion de simples citoyens qui jugeaient scandaleuses les révélations opérées par Wikileaks : si un secret est secret, c’est qu’il y a une bonne raison à ça.

Avoir de l’empathie envers les diplomates et les barbouzes, exiger qu’on ne nous raconte pas ce qu’ils ne veulent pas nous dire, qu’on nous empêche de savoir ce qu’on nous cache, c’est un peu comme souhaiter que les milliardaires paient moins d’impôts alors que soi-même on ne gagne pas grand chose.

Je pense moi aussi que la raison d’État a toujours existé et existera toujours, et c’est précisément pour cela qu’elle n’a aucun besoin de notre soutien. Nos Etats doivent savoir que nous les surveillons, eux qui nous disent — rappelons-nous les débats qui ont entouré en France la loi Hadopi ou les questions de surveillance vidéo, de dépistage ADN et de fichage policier — que l’honnête homme n’a rien à cacher.

Je suppose que nos gouvernants n’ont rien appris, qu’il n’y a ici qu’une collection d’opinions de diplomates (Berlusconi se couche trop tard ; Nicolas Sarkozy est autoritaire ; Angela Merkel est pragmatique et peu fantaisiste ; …) et de secrets de polichinelle divers. Mais pour nous, public, il y a des enseignements à tirer, nous voyons peut-être un peu plus explicitement comment fonctionnent les choses : pendant leurs réceptions, les ambassadeurs américains essaient de piquer des cheveux à leurs invités afin de compléter les bases de données génétiques (et d’en apprendre sur la santé des personnes en question) ; la Chine est lasse d’être l’alliée de la dynastie Kim de Corée du Nord (ce que je trouve pour ma part rassurant) ; les Etats se refilent les anciens détenus de Guantanamo en négociant âprement le sort de ces pestiférés ; notre actuel président avait annoncé sa candidature aux États-Unis plus d’un an avant de l’annoncer aux français et de nombreux candidats aux gouvernements de pays comme la France ou la Grande-Bretagne défilent devant les ambassadeurs pour leur promettre qu’ils aligneront leur politique sur celle de l’oncle Sam.

Plus banal, on apprend que les employés des ambassades ont des rapports psychologiques sur les personnalités politiques qu’ils rencontrent : untel est naïf, tel autre est malade, tel autre réagit affectivement, etc.

Des maîtres du monde bien plus faibles que prévu

C’est Umberto Eco qui me semble avoir le mieux formulé le danger effectif que constitue WikiLeaks : en montrant que les diplomates américains ne sont pas mieux renseignés que la presse, les télégrammes révèlent surtout que les “maîtres du monde” sont bien plus faibles que prévu.

Certains en tireront comme conclusion qu’il doit exister des secrets encore plus secrets, ou que le “cablegate” est une manipulation. D’autres se demanderont quelle est la légitimité des maîtres du jeu géopolitique s’ils ne sont pas plus informés que les gens qui, tous les jours, lisent la presse gratuite dans le métro.

L’un dans l’autre, ce que tout cela renforce, c’est peut-être le climat de méfiance généralisée.

Nos parents ou nos grands parents croyaient à la bienveillance de leur banquier, de l’EDF, de la SNCF, du postier et de l’administration. Ils supposaient aussi que l’État se chargeait, par des moyens parfois douteux peut-être, mais nécessaires, de faire en sorte que l’on puisse dormir en paix : en secret, on infiltre les terroristes, on négocie des paix pour des guerres dont personne n’a entendu parler, on sauve l’économie des espions industriels, maintient l’économie à flot, etc. — vision des choses qui est largement véhiculée, amplifiée, fantasmagoriée par les fictions d’espionnage diverses et variées.

Pour beaucoup, la déception née de cette vague de révélations a été grande: le roi est nu; WikiLeaks suggère, en publiant les communications internes du pays le plus puissant et le plus influent qui soit, que ceux qui le gouvernent sont aussi dépassés que vous ou moi par le monde dans lequel nous vivons tous. Et cela ne ridiculise pas les seuls États-Unis, puisque nous comprenons facilement qu’il n’y a aucune raison que les autres pays soient mieux lotis. Or s’il est révoltant d’être gouvernés par le mensonge, il est insoutenable de constater que les mensonges dont on est victime sont dénués d’intérêt.

Le plus terrible secret, c’est qu’il n’y a pas de secret… L’autorité des Etats repose sur une collection de mythes (histoire, légitimité démocratique, principes philosophiques, puissance militaire, etc.). Si l’on ridiculise ces mythes, que reste-t-il ? Les réceptions de l’ambassadeur – publicité des années 1990.

Certains amis de WikiLeaks prennent leurs distances, soit par souci d’indépendance, soit parce qu’ils sont inquiets du changement de politique du site : documents publiés au compte-goutte, partenariats privilégiés et peut-être même, crises d’autorité — on murmure par exemple que le New York Times, puni d’avoir émis des critiques à l’égard de WikiLeaks, n’a reçu aucun document directement de la part de l’organisation et a dû se les faire fournir par un journal confrère.

Julian Assange, énigme au cœur des attentions

Le second péril qui guette Wikileaks, c’est la gestion de sa propre importance et la médiatisation de son porte-parole principal et fondateur (quoiqu’il se défende de l’être), Julian Assange. Finira-t-il par céder à de compréhensibles tendances paranoïaques ?

Il faut dire que l’étau se resserre un peu sur lui : sans domicile fixe depuis des années, il réside chez des amis ou des sympathisants de tous les continents, mais malgré le soutien officiel de l’Islande et de l’Équateur, la liste des pays qui peuvent l’accueillir semble appelée à se restreindre de jour en jour puisque la Suède a lancé un mandat d’arrêt contre lui pour viol — notion qui s’étend là-bas à certains rapports sexuels consentants —, mandat relayé par Interpol puis annulé provisoirement pour vice de forme.

Sa vie est un roman : né de parents acteurs itinérants (“in the movie business” dit-il), il a ensuite vécu avec un beau-père membre d’une secte new-age (Santiniketan Park Association) que sa mère a finalement fui avec lui et son demi-frère.

Julian Assange a eu une jeunesse anti-conformiste à tout point de vue, peut-être partiellement dramatique (la secte à laquelle appartenait son beau-père est connue pour sa maltraitance extrême des enfants). Il a fréquenté, dit-il, trente-sept établissements scolaires et six universités. Il est finalement devenu un membre respecté de la communauté des hackers en Australie, son pays natal, au sein du groupe International Subversives. On sait qu’il a été inquiété par la justice pour avoir piraté de nombreux serveurs — jusqu’à ceux de la Nasa — mais qu’il s’en est tiré avec une simple amende.

Son histoire est racontée dans le livre Underground: Tales of hacking, madness, and obsession on the electronic frontier, par Suelette Dreyfus (aidée par Assange lui-même pour la documentation), où il est représenté par un personnage nommé Mendax, adolescent d’une intelligence hors-norme tyrannisé par un beau-père demi-fou vivant sous plusieurs fausses identités…

Assange dit avoir été consultant en informatique à une certaine époque, aidant notamment la police de son pays à traquer les pédophiles. On n’est sûr ni de son âge exact (il est pudique à ce sujet mais on suppose qu’il est né en 1971) ni de son lieu de naissance (qui serait, selon lui, l’île Magnetic Island).

Certains croient savoir qu’il a les cheveux blancs depuis la dépression dans laquelle l’a plongé son divorce. D’autres se rappellent que dans la secte Santiniketan Park Association les enfants étaient tous teints en blond. Lui, prétend avoir été victime, à quinze ans, d’une mauvaise manipulation d’un appareillage électronique de sa fabrication.

En consultant son blog, toujours disponible sur archive.org, qui contient des bribes de réflexion sur mille et un sujets, on apprend qu’il s’intéresse à l’histoire (notamment l’histoire européenne et l’histoire des conflits), à la géopolitique et à l’espionnage, à la perception, à la programmation, aux sciences, peut-être à la science-fiction (il mentionne Kurt Vonnegut et évoque Philip K. Dick), aux religions et enfin, aux hommes qui ont lutté pour leurs convictions (il cite Zola et à plusieurs reprises Galilée et Voltaire).

PayPal a suspendu le compte de WikiLeaks en arguant que son règlement lui interdit de s'associer à des services hors-la-loi. Mais de quelle loi, de quel jugement est-il question ? Mystère !

Martyr de la liberté d’informer ?

Prêt à devenir un martyr de la liberté d’informer ? Pour l’instant, Julian Assange reste à de nombreux égards une énigme, mais il est bien parti pour devenir le plus célèbre “hacktiviste” qui ait jamais été.

On le dit peu, mais WikiLeaks est régulièrement victime de tracasseries techniques ou judiciaires : suspension du compte PayPal qui permettait de financer le projet, disparition des registres DNS (ce qui relie le nom wikileaks.org au serveur).

WikiLeaks est évidemment inaccessible dans de nombreux pays, tels que la Chine, le Vietnam, le Zimbabwe, la Thaïlande et la Russie.
Cette semaine, enfin, WikiLeaks a été victime d’une violente attaque DDOS (attaque par « déni de service distribué ») qui l’a forcé à migrer vers les serveurs virtuels d’Amazon — le géant de la vente sur Internet est aussi un acteur très important de l’hébergement « cloud » d’applications et de données — solution qui n’a pas duré longtemps puisqu’Amazon a patriotiquement rompu le contrat. L’hébergeur français OVH a pris le relais, mais vérifie la légalité du site sur le territoire, d’autant que le ministre Éric Besson appelle à ce que WikiLeaks soit non grata chez les hébergeurs français.

C’est, au passage, un beau test pour la démocratie française : nous allons enfin savoir si la Loi pour la Confiance dans l’Economie Numérique (LCEN) est, comme beaucoup l’avaient redouté, un dispositif pervers de censure et de déni de la liberté d’opinion et d’information sur Internet, ou le contraire.

Une oligarchie qui se méfie de nous mais refuse que nous nous méfions d’elle

Assange, qui dit ne pas vouloir qu’on le pense obsédé par les États-Unis, a annoncé le programme pour la suite : les prochaines révélations devraient concerner les dirigeants des grandes banques, mais on parle aussi de documents concernant les milieux d’affaires russes. Sans doute faudra-t-il prévoir un gilet pare-balles, cette fois.

On peut juger que les dernières révélations de WikiLeaks sont décevantes, mais il n’en faut pas moins soutenir ce site, non seulement parce qu’il a des états de service très honorables (sans WikiLeaks aurait-on entendu parler du traité secret ACTA avant qu’il soit signé ? Aurait-on su que les journalistes de Reuters morts en Irak avaient été exécutés par l’armée américaine ?), mais aussi parce que nous jouons en ce moment même une partie très importante au terme de laquelle nous saurons si nous sommes toujours des citoyens, ou si au contraire nous ne sommes plus que les sujets passifs d’une oligarchie financière et politique qui se méfie de nous mais refuse que nous nous méfions d’elle, qui nous gouverne et refuse que nous la maîtrisions.

Article initialement publié sur Hyperbate.com

Illustrations: CC: armigeressR_SH

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